Angela Davis : Les 99%, une communauté de résistance

Par Ange­la Davis

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The Guar­dian & joli­mai


Tra­duit de l’anglais par Farid Belkhatir

Une uni­té qui peut créer une majo­ri­té à par­tir des anciennes minorités

Quand le mou­ve­ment Occu­py Wall Street écla­ta le 17 Sep­tembre 2011, il se trouve que je réflé­chis­sais pro­fon­dé­ment aux remarques que j’allais faire à la pro­chaine confé­rence de l’International Her­bert Mar­cuse Socie­ty. Lorsque la confé­rence débu­ta le 27 Octobre à l’Université de Penn­syl­va­nie, les cam­pe­ments de Zuc­cot­ti Park étaient déjà bien éta­blis et des cam­pe­ments simi­laires étaient appa­rus dans des cen­taines de com­mu­nau­tés à tra­vers le monde. Le jour d’ouverture de la confé­rence Mar­cuse, il y avait plus de 300 tentes sur la place devant la mai­rie de Philadelphie.

Le thème de la confé­rence –« Refus cri­tiques »- était à l’origine des­ti­né à nous encou­ra­ger à réflé­chir sur les façons dont les théo­ries phi­lo­so­phiques de Mar­cuse nous poussent vers une pra­tique poli­tique cri­tique située en dehors du domaine propre à la phi­lo­so­phie. Néan­moins, cette pra­tique poli­tique est aus­si ancrée dans la phi­lo­so­phie que dans la volon­té de trans­for­mer la société.

insi, alors que nous étions évi­dem­ment pré­pa­rés à consi­dé­rer la connexion entre les idées phi­lo­so­phiques de Mar­cuse et son asso­cia­tion aux mou­ve­ments des années 60, nous fûmes frap­pés par la proxi­mi­té heu­reuse du thème du jeune mou­ve­ment Occu­py. Alors que les confé­ren­ciers arri­vaient à Phi­la­del­phie, nous expri­mâmes plu­sieurs fois notre enthou­siasme envers la conver­gence des occu­pa­tions de Phi­la­del­phie et de Wall Street et le thème de la confé­rence. Cette même conver­gence nous sem­bla incar­ner puis­sam­ment la per­ti­nence au XXIème siècle du tra­vail d’Herbert Marcuse.

J’ignore si tout le monde avait devi­né que, le deuxième jour de la confé­rence, la ses­sion plé­nière ‑de plus de 1000 per­sonnes- aurait été tel­le­ment cap­ti­vée par cette coïn­ci­dence his­to­rique que presque tous rejoi­gnirent spon­ta­né­ment une marche de nuit. Celle-ci mar­cha dans les rues de Phi­la­del­phie jusqu’aux tentes près de la mai­rie. Sur place, je m’exprimai à haute voix –grâce à des micros humains- sur les dif­fé­rences entre les mou­ve­ments sociaux qui nous sont deve­nus fami­liers ces der­nières décen­nies et cette nou­velle com­mu­nau­té de résistance.

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Dans le pas­sé, la plu­part des mou­ve­ments visaient des com­mu­nau­tés pré­cises –ouvriers, étu­diants, Noirs, Lati­nos, femmes, LGBT, peuples indi­gènes- ou alors ils se cris­tal­li­saient autour de ques­tions spé­ci­fiques comme la guerre, l’environnement, la nour­ri­ture, la Pales­tine, le com­plexe péni­ten­tiaire-indus­triel. Afin de ras­sem­bler des gens asso­ciés à ces com­mu­nau­tés et mou­ve­ments, nous avons dû enta­mer un dif­fi­cile pro­ces­sus de coa­li­tion, en négo­ciant la recon­nais­sance que ces com­mu­nau­tés et ques­tions recherchent inévitablement.

Dans un contexte extrê­me­ment dif­fé­rent, ce nou­veau mou­ve­ment Occu­py se voit depuis le début comme la plus large com­mu­nau­té de résis­tance pos­sible –les 99%, donc contre les 1%. C’est un mou­ve­ment tour­né depuis sa genèse contre les couches les plus riches de la socié­té –grosses banques et ins­ti­tu­tions finan­cières, cadres d’entreprises, dont le salaire est scan­da­leu­se­ment dis­pro­por­tion­né par rap­port aux reve­nus des 99%. Il me semble qu’une ques­tion telle que le com­plexe péni­ten­tiaire-indus­triel est déjà impli­ci­te­ment incluse dans ce ras­sem­ble­ment des 99%.

Sans aucun doute, on peut argu­men­ter de manière convain­cante que les 99% devraient faire un effort pour amé­lio­rer les condi­tions de ceux qui consti­tuent la couche la plus basse de cette com­mu­nau­té de résis­tance poten­tielle –ce qui signi­fie­rait tra­vailler pour ceux qui ont le plus souf­fert de la tyran­nie des 1%. Il y a une connexion directe entre l’effet pau­pé­ri­sant du capi­ta­lisme mon­dial et les taux alar­mants d’incarcération aux Etats-Unis. La libé­ra­tion des pri­son­niers et l’abolition finale de l’emprisonnement en tant que mode prin­ci­pal de puni­tion peuvent nous aider à revi­ta­li­ser nos com­mu­nau­tés et à sou­te­nir l’éducation, la san­té, le loge­ment, l’espoir, la jus­tice, la créa­ti­vi­té et la liberté.

Les mili­tants d’Occupy et les gens qui les sou­tiennent nous ont ras­sem­blé en tant que 99%. Ils lancent un appel à la majo­ri­té afin de résis­ter à la mino­ri­té. Les anciennes mino­ri­tés, dans les faits, sont la nou­velle majo­ri­té. Il y a des res­pon­sa­bi­li­tés énormes atta­chées à cette déci­sion de créer une si grande com­mu­nau­té de résis­tance. Nous disons” non” à Wall Street, aux grosses banques, aux cadres d’entreprises qui gagnent des mil­lions de dol­lars par an. Nous disons “non” à l’endettement des étu­diants. Nous appre­nons à dire non éga­le­ment au capi­ta­lisme mon­dial et au com­plexe péni­ten­tiaire-indus­triel. Et alors que la police à Port­land, Oak­land et désor­mais New York pro­cède à l’expulsion des mili­tants de leurs cam­pe­ments, nous disons “non” aux expul­sions et à la vio­lence policière.

Les mili­tants d’Occupy réflé­chissent beau­coup à com­ment inclure dans la résis­tance des 99% la lutte contre le racisme, contre l’exploitation de classe, contre l’homophobie, la xéno­pho­bie et la dis­cri­mi­na­tion contre les han­di­ca­pés ; contre la vio­lence faite à l’environnement et la trans­pho­bie. Bien sûr, nous devons être pré­pa­rés à lut­ter contre l’occupation mili­taire et la guerre. Et si nous nous iden­ti­fions avec les 99%, nous devrons éga­le­ment apprendre à ima­gi­ner un nou­veau monde, un monde où la paix n’est pas que l’absence de guerre, mais plu­tôt un remo­de­lage créa­tif des rela­tions sociales mondiales.

En conclu­sion, la ques­tion la plus pres­sante à laquelle font face les mili­tants d’Occupy est : com­ment bâtir une uni­té qui res­pecte et célèbre les immenses dif­fé­rences au sein des 99% ? Com­ment pou­vons-nous apprendre à vivre ensemble ? C’est quelque chose que les 99% vivant sur les sites d’Occupy peuvent nous ensei­gner à tous. Com­ment pou­vons-nous nous réunir en une uni­té qui ne serait pas sim­pliste et oppres­sante, mais com­plexe et éman­ci­pa­trice, et recon­naître, selon les mots de June Jor­dan, que « nous sommes ceux que nous espérions ».

11 juin, 2012

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