Pédagogies de la cruauté

EN LIEN :

Le texte est tiré de l’ou­vrage de Rita Sega­to, “Contra-peda­gogías de la cruel­dad”, Pro­me­teo Libros, Ciu­dad Autó­no­ma de Bue­nos Aires, 2018, p. 11 – 14 et 44 – 47. Le livre est une trans­crip­tion édi­tée de trois cours don­nés par Sega­to à la Facul­tad Libre de Rosa­rio les 25, 26 et 27 août 2016. Il est repro­duit avec autorisation.

Illus­tra­tions : Ana Sego­via avec l’ai­mable auto­ri­sa­tion de la gale­rie Karen Huber et de l’artiste.

Le man­dat de la mas­cu­li­ni­té (frag­ments)

J’ap­pelle péda­go­gies de la cruau­té tous les actes et pra­tiques qui enseignent, habi­tuent et pro­gramment des sujets pour trans­mu­ter le vivant et sa vita­li­té en choses. En ce sens, ces péda­go­gies enseignent quelque chose qui va bien au-delà de la tue­rie, elles enseignent à tuer avec une mort dé-ritua­li­sée, une mort qui ne laisse que des rési­dus à la place du défunt. La traite et l’ex­ploi­ta­tion sexuelle pra­ti­quées de nos jours sont les exemples les plus par­faits et, en même temps, les allé­go­ries de ce que j’en­tends par péda­go­gie de la cruau­té. Il est pos­sible que cela explique le fait que chaque entre­prise extrac­tive qui s’é­ta­blit dans les cam­pagnes et les petites villes d’A­mé­rique latine pour pro­duire des mar­chan­dises des­ti­nées au mar­ché mon­dial apporte avec elle, ou est même pré­cé­dée par, des bor­dels et les corps-objets des femmes qui y sont proposés.

L’a­gres­sion et l’ex­ploi­ta­tion sexuelles des femmes sont aujourd’­hui des actes de rapa­ci­té et de consom­ma­tion du corps qui consti­tuent le lan­gage le plus pré­cis avec lequel s’ex­prime la cho­si­fi­ca­tion de la vie. Leurs restes ne vont pas dans les cime­tières, ils vont dans les décharges.
La répé­ti­tion de la vio­lence pro­duit un effet de nor­ma­li­sa­tion d’un pay­sage de cruau­té et, avec cela, favo­rise chez les gens les seuils bas d’empathie indis­pen­sables à l’en­tre­prise pré­da­trice. La cruau­té habi­tuelle est direc­te­ment pro­por­tion­nelle aux formes de plai­sir nar­cis­sique et consu­mé­riste, et à l’i­so­le­ment des citoyens par leur désen­si­bi­li­sa­tion à la souf­france d’autrui.

[…]

Natu­rel­le­ment, les rela­tions entre les sexes et le patriar­cat jouent un rôle per­ti­nent en tant que scène pro­to­ty­pique de cette époque. La mas­cu­li­ni­té est plus dis­po­nible pour la cruau­té car la socia­li­sa­tion et la for­ma­tion à la vie du sujet qui devra por­ter le far­deau de la mas­cu­li­ni­té l’o­blige à déve­lop­per une affi­ni­té signi­fi­ca­tive — sur une échelle de temps d’une grande pro­fon­deur his­to­rique — entre la mas­cu­li­ni­té et la guerre, entre la mas­cu­li­ni­té et la cruau­té, entre la mas­cu­li­ni­té et la dis­tan­cia­tion, entre la mas­cu­li­ni­té et la faible empa­thie. Les femmes sont pous­sées dans le rôle d’ob­jet, dis­po­nible et jetable, car l’or­ga­ni­sa­tion cor­po­ra­tive de la mas­cu­li­ni­té conduit les hommes à l’o­béis­sance incon­di­tion­nelle à leurs pairs — et aus­si aux oppres­seurs —, et trouve en eux les vic­times à por­tée de main pour céder la place à la chaîne de com­man­de­ment exem­plaire et à l’expropriation.

Ana Sego­via, Retra­to de Juan Allan, 2019.

En ce sens, il est très impor­tant de ne pas “ghet­toï­ser” la ques­tion du genre. C’est-à-dire ne jamais la consi­dé­rer en dehors de son contexte plus large, ne jamais la consi­dé­rer exclu­si­ve­ment comme une ques­tion de rela­tions entre hommes et femmes, mais comme la manière dont ces rela­tions sont pro­duites dans le contexte de leurs cir­cons­tances his­to­riques. Ne pas ghet­toï­ser la vio­lence de genre signi­fie éga­le­ment que son carac­tère énig­ma­tique dis­pa­raît et que la vio­lence cesse d’être un mys­tère lors­qu’elle est éclai­rée par l’ac­tua­li­té du monde dans lequel nous vivons.

L’homme pay­san-indi­gène tout au long de l’his­toire colo­niale de notre conti­nent, ain­si que celle des masses urbaines de tra­vailleurs pré­caires, sont émas­cu­lés en rai­son de leur subor­di­na­tion à la domi­na­tion de l’homme blanc, le pre­mier, et du patron, le second — patron blanc ou blan­chi —. Tous deux sont rache­tés de cette émas­cu­la­tion, de cette vio­la­tion de leur condi­tion sociale et de tra­vail, incom­pa­tible avec les exi­gences de leur sexe, par la vio­lence. Avant l’a­van­cée de la péda­go­gie des choses, comme on pour­rait aus­si appe­ler la péda­go­gie de la cruau­té, l’homme indi­gène se trans­forme en colo­ni­sa­teur à l’in­té­rieur du foyer, et l’homme de la masse urbaine devient le patron à l’in­té­rieur du foyer. En d’autres termes, l’homme du ménage indi­gène-pay­san devient le repré­sen­tant de la pres­sion colo­ni­sa­trice et dépos­sé­dante à l’in­té­rieur, et l’homme des masses labo­rieuses et des emplois pré­caires devient l’agent de la pres­sion pro­duc­ti­viste, com­pé­ti­tive et dépos­sé­dante à l’in­té­rieur de la maison.

À cela s’a­joute l’ex­pan­sion des scé­na­rios des nou­velles formes de guerre en Amé­rique latine, avec la pro­li­fé­ra­tion du contrôle mafieux de l’é­co­no­mie, de la poli­tique et de larges sec­teurs de la socié­té. Le règne violent des gangs, maras, sicaires et de tous les types de cor­po­ra­tions armées qui agissent dans une sphère de contrôle de la vie que j’ai qua­li­fiée de paraé­ta­tique, tra­verse et inter­vient dans la sphère des liens entre les sexes, intro­duit l’ordre violent envi­ron­nant au sein du foyer. Il est impos­sible aujourd’­hui d’a­bor­der le pro­blème de la vio­lence de genre et de la léta­li­té crois­sante des femmes comme s’il s’a­gis­sait d’une ques­tion dis­tincte de la situa­tion de la vie au grand jour, avec la sus­pen­sion des règle­ments qui donnent une pré­vi­si­bi­li­té et une pro­tec­tion aux per­sonnes dans une gram­maire commune.
[…]

La structure élémentaire de la violence

Le thème cen­tral des [Struc­tures élé­men­taires de la vio­lence] est donc l’in­ser­tion de l’a­gres­seur au car­re­four de deux axes d’in­ter­lo­cu­tion. Dans l’une d’elles, il dia­logue, par le biais de son énon­cia­tion vio­lente, avec sa vic­time, qu’il punit, dis­ci­pline et conduit à la posi­tion sub­ju­guée, la fémi­ni­sant. Ici, l’ar­chaïsme auquel j’ai fait allu­sion il y a un ins­tant est ravi­vé, revi­si­té. Comme je le sou­tiens dans ce livre, les témoi­gnages recueillis en pri­son sug­gèrent que le vio­leur est un sujet mora­liste et puri­tain, qui voit dans sa vic­time la dévia­tion morale qui l’in­ter­pelle. Son acte par rap­port à la vic­time est donc une mesure de rétor­sion. L’homme qui répond et obéit au man­dat de la mas­cu­li­ni­té est ins­tal­lé sur le pié­des­tal de la loi et s’at­tri­bue le droit de punir la femme à laquelle il attri­bue le mépris ou la dévia­tion morale. C’est pour­quoi j’af­firme que le vio­leur est un moralisateur.

Par l’ac­tion du même geste, l’a­gres­seur exige de ce corps subor­don­né un tri­but qui coule vers lui et qui construit sa mas­cu­li­ni­té, car il prouve sa puis­sance dans sa capa­ci­té à extor­quer et à usur­per l’au­to­no­mie du corps sou­mis. Le sta­tut mas­cu­lin dépend de la capa­ci­té à mon­trer cette puis­sance, où mas­cu­li­ni­té et puis­sance sont syno­nymes. Entre­mê­lés, inter­chan­geables, se conta­mi­nant mutuel­le­ment, il y a six types de pou­voir que j’ai réus­si à iden­ti­fier : sexuel, guer­rier, poli­tique, éco­no­mique, intel­lec­tuel et moral — ce der­nier, celui du juge, celui du légis­la­teur et aus­si celui du vio­leur —. Ces pou­voirs doivent être construits, prou­vés et expo­sés, spec­ta­cu­laires, et ils sont aus­si ali­men­tés par un hom­mage, une exac­tion, une taxe qui est pré­le­vée sur la posi­tion fémi­nine, dont l’i­cône est le corps fémi­nin, sous la forme de la peur fémi­nine, de l’o­béis­sance fémi­nine, du ser­vice fémi­nin, et de la séduc­tion que le pou­voir exerce sur la sub­jec­ti­vi­té féminine.

Il y a là une éco­no­mie sym­bo­lique qui se repro­duit et qui peut être obser­vée, tant dans l’his­toire de l’es­pèce que dans la vie quo­ti­dienne. Sur ce point, ma thèse dif­fère de celle de María Lugones, qui affirme, avec d’autres auteurs, que le patriar­cat est une inven­tion colo­niale. Je crois, d’autre part, sur­tout en rai­son de l’u­ni­ver­sa­li­té — au sens de la dis­tri­bu­tion pla­né­taire éten­due — du mythe ada­mique et du mythe psy­cha­na­ly­tique, que le patriar­cat s’est cris­tal­li­sé dans l’es­pèce bien avant et au fil du temps ; mais je crois aus­si qu’il est his­to­rique parce qu’il a besoin de l’his­toire mythique, du récit, pour se jus­ti­fier et se légi­ti­mer. Si le patriar­cat était d’un ordre natu­rel, il n’au­rait pas besoin de racon­ter ses fondements.

Ana Sego­via, Jorge Negrete’s Cock, 2017

Nous pou­vons donc éta­blir que le viol tourne autour de deux axes qui se réper­cutent l’un sur l’autre. L’un d’eux, que j’ai repré­sen­té comme l’axe ver­ti­cal de la rela­tion de l’a­gres­seur avec sa vic­time, est l’axe le long duquel s’é­coule le tri­but. L’ac­tion le long de cet axe ver­ti­cal spec­ta­cu­laire la puis­sance et la capa­ci­té de cruau­té de l’a­gres­seur. L’autre axe est celui que j’ai appe­lé hori­zon­tal, car il répond à la rela­tion entre les couples, membres de la fra­ter­ni­té mas­cu­line, et à la néces­si­té de rendre compte à l’autre, à la fra­ter­ni­té, au com­plice, que l’on est puis­sant pour trou­ver dans le regard de cet autre la recon­nais­sance d’a­voir rem­pli les exi­gences du man­dat de la mas­cu­li­ni­té : être capable d’un acte de domi­na­tion, de van­da­lisme, de “empo­cher une gon­zesse”, de dire que l’on a défié un dan­ger ; bref, ces petits crimes qui consti­tuent la for­ma­tion d’un homme, sur la base de la doc­trine du man­dat de la mas­cu­li­ni­té. Cette “for­ma­tion” de l’homme, qui conduit à une struc­ture de per­son­na­li­té psy­cho­pathe — au sens d’ins­tal­ler une capa­ci­té de liai­son très limi­tée — est for­te­ment asso­ciée et faci­le­ment trans­po­sable à la for­ma­tion mili­taire : mon­trer et démon­trer que l’on a une “peau épaisse”, cal­leuse, désen­si­bi­li­sée, que l’on a pu abo­lir en soi-même la vul­né­ra­bi­li­té que nous appe­lons com­pas­sion et, donc, que l’on est capable de com­mettre des actes cruels avec très peu de sen­si­bi­li­té à leurs effets. Tout cela fait par­tie de l’his­toire de la mas­cu­li­ni­té, qui est aus­si l’his­toire vivante du soldat.

Le groupe de pairs ou confra­ter­ni­té consti­tue, en termes socio­lo­giques, une cor­po­ra­tion. Les deux traits idio­syn­cra­siques du groupe d’as­so­ciés qui consti­tuent une socié­té sont les sui­vants : 1. La loyau­té envers la cor­po­ra­tion et ses membres est, dans un sens axio­lo­gique, sa valeur cen­trale, inat­ta­quable et domi­nante sur toutes les autres valeurs, c’est-à-dire qu’elle annule toute loyau­té ou obéis­sance à toute autre valeur qui entre en conflit avec son égide et les inté­rêts asso­cia­tifs qu’elle pro­tège (c’est pour­quoi j’ai ten­dance à ne pas uti­li­ser l’ex­pres­sion soro­ri­té pour les liens entre femmes. Je résiste au trait de carac­tère cor­po­ra­tif que la notion de soro­ri­té pour­rait impo­ser dans la manière dont nous nous enten­dons les uns avec les autres) ; et 2. la cor­po­ra­tion est hié­rar­chique en interne. Ces deux carac­té­ris­tiques m’a­mènent à affir­mer que les pre­mières vic­times du man­dat de la mas­cu­li­ni­té sont les hommes eux-mêmes, qu’il existe une vio­lence de genre intra­genre — on parle aujourd’­hui de bul­lying (har­cè­le­ment) — et que la vio­lence à l’é­gard des femmes découle de la vio­lence entre hommes, des formes de coer­ci­tion qu’ils subissent pour ne pas se déro­ber — au risque de perdre leur titre de par­ti­ci­pa­tion au sta­tut mas­cu­lin, ata­vi­que­ment confon­dues avec leur propre par­ti­ci­pa­tion au sta­tut de l’hu­ma­ni­té — de la loyau­té à l’en­tre­prise, à son man­dat, à sa struc­ture hié­rar­chique, à son réper­toire de reven­di­ca­tions et d’exi­gences, et à l’é­mu­la­tion d’un mode­lage du mas­cu­lin incar­né par ses membres para­dig­ma­tiques. Cela nous amène à pen­ser que les hommes doivent s’en­ga­ger dans les luttes contre le patriar­cat, mais qu’ils doivent le faire non pas pour nous et pour nous pro­té­ger des souf­frances que la vio­lence de genre nous inflige, mais pour eux-mêmes, pour se libé­rer du man­dat de la mas­cu­li­ni­té, qui les conduit à une mort pré­ma­tu­rée dans de nom­breux cas et à une dou­lou­reuse séquence de pro­ba­tions à vie.

Ana Sego­via, Idle, 2019

C’est à Bue­na­ven­tu­ra, sur la côte Paci­fique colom­bienne, où des bandes para­mi­li­taires au ser­vice du capi­tal immo­bi­lier, char­gées de net­toyer le ter­ri­toire habi­té depuis plus d’un siècle par des popu­la­tions d’o­ri­gine afri­caine, ont mas­sa­cré des com­mu­nau­tés et trai­té les corps de leurs femmes avec une cruau­té incon­ce­vable et exem­plaire, que j’ai reçu la ques­tion sui­vante : Com­ment mettre fin à cette guerre ? — Une guerre qui ne peut être arrê­tée par des accords de paix —. Je n’y avais jamais pen­sé. Où est la racine d’une guerre comme celle-ci, sans forme défi­nie, sans règles, sans trai­tés huma­ni­taires : la guerre du capi­tal dés­équi­li­bré, n’o­béis­sant qu’à l’empire de la concen­tra­tion de la pro­prié­té. J’ai pen­sé, très sur­pris, à ce que je pou­vais répondre. Et seule une idée qui me sti­mule et m’ex­cite encore aujourd’­hui m’est venue en aide : le déman­tè­le­ment du man­dat de la mas­cu­li­ni­té. Plus tard, il m’est appa­ru, et j’y pense encore, que déman­te­ler le man­dat de la mas­cu­li­ni­té n’est rien d’autre que déman­te­ler le man­dat de la propriété.