La Bolivie autorise la culture de 12 000 hectares de feuilles de coca pour un usage traditionnel. Evo Morales veut augmenter cette limite afin de favoriser son industrialisation, mais le projet se heurte à l’existence des plantations illégales utilisées pour fabriquer la cocaïne. Comment défendre la feuille verte sacrée des Indiens tout en empêchant qu’elle se transforme en poudre blanche ?
Une centaine de délégués latino-américains sont réunis dans le hall de la vice-présidence de l’Etat plurinational de Bolivie, à La Paz. L’hôte des lieux, Alvaro García Linera, et le ministre des Affaires étrangères, David Choquehuanca, sont aussi présents. Le 4e sommet continental sur le « vivir bien » va pouvoir commencer.
Mais pas avant que les offrandes, des fleurs et des feuilles de coca principalement, ne se soient entièrement consumées sur le petit fourneau posé au milieu des participants ! Les charbons rougeoient, et la fumée envahit le majestueux hall central, elle s’en va demander à la Pachamama et aux autres divinités de placer l’événement sous leur protection.
C’est un yatiri qui est chargé du rituel. Sur l’Altiplano, ses pouvoirs sont respectés. Dans les communautés, il est le sage, le guide spirituel, celui qui transmet la tradition orale. Il est le guérisseur, et celui qui a la faculté de lire l’avenir dans ces mêmes feuilles de coca sacrées.
La coca au quotidien
La feuille sacrée depuis plusieurs millénaires est l’élément central des rites andins et de la médecine traditionnelle, mais aussi de la vie quotidienne des Boliviens. Dans les mines, la mastication de la feuille enlève la faim et la fatigue aux travailleurs des profondeurs depuis les temps de la colonie.
Sur les Hauts Plateaux, l’infusion des feuilles est recommandée pour lutter contre les effets de l’altitude. Et partout, des ministères gouvernementaux de La Paz aux populations guaranies des Basses Terres, on la mastique, on l’offre aux participants d’une réunion, aux visiteurs d’une communauté, on la partage avec son voisin.
« La coca no es droga », lit-on sur les t‑shirts vendus aux touristes au centre de La Paz. Mais ce n’est pas qu’une façade : l’article 384 de la nouvelle Constitution adoptée en 2009 prévoit que l’Etat protège la coca ancestrale comme patrimoine culturel et comme facteur de cohésion sociale. Il rappelle aussi qu’en son état naturel la feuille de coca n’est pas un stupéfiant.
Son plus grand défenseur n’est autre qu’Evo Morales, lui-même ancien planteur de feuilles de coca. Le président, ancien leader du syndicat des cocaleros du Chaparé, et toujours président des six fédérations du Tropique de Cochabamba, lui doit même sa foudroyante ascension politique : la lutte contre l’éradication de la feuille, exigée par Washington, s’est peu à peu transformée en une lutte contre l’impérialisme et en une bannière de la souveraineté nationale.
En mars 2009, le président mastiquait même la feuille sacrée à la tribune de l’ONU à Vienne : « La coca n’est pas la cocaïne. Il est inconcevable qu’elle se trouve sur la liste des stupéfiants de l’ONU. »
Depuis 1961, la feuille de coca se trouve en effet sur la liste des produits interdits par la Convention sur les stupéfiants de l’ONU. Sa production et sa consommation sont donc bannies. Avec une « cocasse » exception introduite par l’article 27, qui stipule que « les Parties peuvent permettre l’utilisation de feuilles de coca pour la préparation d’un produit aromatique ». Lisez Coca Cola !
Si la convention fait une fleur aux Etats-Unis, elle se montre impitoyable avec les Boliviens, interdisant jusqu’à la mastication traditionnelle de la feuille, l’acullico. Pis : en 1961, elle donnait à la Bolivie un délai de vingt-cinq ans pour éradiquer complètement cette pratique. Le délai a expiré, mais les Boliviens continuent de mastiquer la feuille !
La plupart des pays reconnaissent « l’erreur historique » d’avoir pénalisé la feuille de coca. Mais les Etats-Unis et la Suède ont, cette année, opposé leur veto à tout changement de la Convention, invoquant « le mauvais signal que représenterait une dépénalisation pour la lutte contre le narcotrafic ».
L’exemple du Coca Colla
Une remarque qui a le don de faire sortir Evo Morales de ses gonds : « Ce ne sont pas les Boliviens qui ont inventé la cocaïne et qui la consomment ! » Du coup, le président est bien décidé à augmenter la production légale de coca en Bolivie, pour l’heure plafonnée à 12 000 hectares par une loi adoptée en 1988. Le nouveau projet devrait avaliser la nouvelle limite : 20 000 hectares, répartis entre les Yungas, la zone traditionnelle de cultures (13 000 hectares) et le Chaparé, la zone dont est issu Evo Morales (7000 hectares).
Mais pourquoi augmenter des surfaces qui répondent aujourd’hui au besoin de consommation interne ? Pour industrialiser la feuille ! Les projets de produits dérivés fourmillent en Bolivie, de la fabrication de médicaments à la conception de produits énergétiques. Un projet pilote d’engrais naturels pour l’agriculture a même été lancé cette année.
Deux boissons énergisantes ont aussi fait leur apparition, encore très discrète, sur le marché : la Coca Colla (un colla est un habitant des Hauts Plateaux andins), et le Brynco Cola, qu’Evo Morales a récemment proposé aux journalistes en conférence de presse.
Pourtant une réalité reste incontournable : la Bolivie est aujourd’hui le troisième producteur mondial de cocaïne, derrière le Pérou et la Colombie. L’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime estime que les plantations de coca dépassent aujourd’hui en Bolivie les 30 000 hectares, soit près de 20 000 hectares illégaux. Au Chaparé, 94% de la production de feuilles de coca serait destinée au marché illégal.
L’Etat bolivien ne reste pas les bras croisés, et a annoncé avoir éradiqué en 2011 10 000 hectares de plantations illégales. Evo Morales a même confirmé en décembre l’achat pour près de 60 millions de francs de six avions K8 chinois, qui seront affectés à la lutte contre le narcotrafic. Le président espère l’adoption d’une loi permettant d’abattre les avions suspectés de transporter de la cocaïne et qui refuseraient d’atterrir…
Institutions infiltrées
Mais ces efforts ont été ternis par « l’affaire » du général René Sanabria, le patron antidrogue bolivien, nommé personnellement par Evo Morales et qui jouissait d’une image d’incorruptible. Il a été arrêté en février 2011 au Panama pour le trafic de 5 tonnes de cocaïne, et extradé aux Etats-Unis, qui l’a condamné à purger quatorze ans d’emprisonnement. Une démonstration de la puissance des groupes de narcotrafiquants, qui peuvent infiltrer les autorités jusqu’au plus haut niveau de l’Etat.
Et c’est d’ailleurs la faiblesse des institutions boliviennes qui ouvre désormais les portes du pays aux cartels colombiens et mexicains. La ministre colombienne des Affaires étrangères, María Angela Holguín, a alerté les autorités boliviennes début décembre, annonçant lors de sa visite à La Paz que « les cartels colombiens tentent de s’infiltrer en Bolivie et qu’ils ont des moyens économiques démesurés ».
Laboratoires dans la jungle
Un mégalaboratoire de drogue a été démantelé en août par la police, près de Santa Rosa, en pleine jungle. Un générateur, des immenses frigos, l’air conditionné et des zones résidentielles : il était conçu pour le travail de trente personnes et la production de 500 kilos de cocaïne par jour ! Selon la police, la haute technologie utilisée dans ce laboratoire, dont le coût est estimé à plus de 1 million de dollars, indiquerait une piste colombienne.
Rebelote en octobre. Dans le Parc national Isiboro Securé, dont près d’un cinquième du territoire a été envahi par les cocaleros, une patrouille de la police est tombée sur une gigantesque installation de fabrication de pâte de base de la cocaïne et sur une réserve d’armes, dont des gros calibres M‑16. Le camp était bien gardé : lors de l’opération, qui a permis l’arrestation d’un trafiquant colombien, le caporal Steven Medrano a reçu une balle en pleine tête d’un sniper.
« La politique de prohibition a échoué »
Propos recceuillis par Bernard Perrin
Roberto Laserna est spécialiste du narcotrafic. Ancien professeur à l’université de Princeton, cet économiste bolivien enseigne actuellement à l’université San Simon de Cochabamba. Il est notamment l’auteur de El fracaso del prohibicionismo (L’Echec du prohibitionnisme). Souvent critique avec le gouvernement d’Evo Morales, il est davantage mesuré en matière de politique de la coca.
Quel est votre bilan de l’action d’Evo Morales en matière de lutte antidrogue ?
Roberto Laserna : La Bolivie compte déjà de nombreuses années de lutte antidrogue et répète les mêmes erreurs que partout dans le monde. Ses petits succès ne peuvent empêcher l’échec global retentissant de la lutte contre la consommation et la production de drogue. Dans le cas de la Bolivie, le grand problème est sa relation au circuit de la cocaïne au travers de la production de la matière première et de la présence de plus en plus marquée de producteurs de cocaïne dans le pays. Et si la politique d’Evo Morales comporte quelques différences par rapport à celle de ses prédécesseurs, elle ne modifie pas de manière substantielle l’option prohibitionniste ni l’appareil répressif.
Pour vous, l’échec majeur, c’est donc la politique de prohibition…
Oui ! Cette politique met dans l’illégalité une grande partie des producteurs et consommateurs de ces produits dans le monde, et c’est ce qui stimule la présence de groupes mafieux et violents dans la production et la commercialisation de la cocaïne notamment. C’est le nœud du problème. Cette politique se maintient, elle est faite de petits succès, de saisies, de destruction de laboratoires, d’arrestations de quelques chefs mafieux, mais dans le fond, les Etats sont de plus en plus vulnérables, ils ont perdu une partie du contrôle sur la société et sur le territoire et ils consacrent une partie toujours plus importante du budget national à un problème qui ne cesse d’empirer.
La Bolivie aurait-elle pu mener seule le combat de la légalisation ?
La politique de prohibition est un échec. Elle a clairement renforcé politiquement les planteurs de coca, les cocaleros, et elle a permis l’accession d’Evo Morales à la présidence. Mais aujourd’hui celui-ci est pris au piège de cette même politique, et en six ans il n’a même pas pu modifier la Loi 1008, sur le régime de la coca et des substances contrôlées, qui a une approche répressive et punitive, avec la prétention de diminuer ou d’éliminer le narcotrafic.
Maintenant, il est très difficile à la Bolivie de faire cavalier seul. Le fait qu’Evo Morales provienne des rangs des cocaleros a aussi limité son action. Même si je suis convaincu que ce passé lui aurait donné une force morale pour défendre une légalisation.
Finalement, il a choisi d’adhérer à la politique mondiale dominante de la prohibition, avec une dure répression du narcotrafic, avec le slogan « zéro cocaïne mais pas zéro coca », en étant d’autre part très tolérant avec les producteurs de feuilles de coca. Au niveau international, cela a été ressenti comme une hypocrisie, comme une manière d’agir ambiguë.
L’opposition parle régulièrement de narcogouvernement…
C’est excessif, car cela donne l’idée que les postes les plus élevés de l’Etat seraient impliqués dans la production de drogue, et franchement je ne crois pas que ce soit le cas. Certaines personnes sont impliquées, et les documents publiés par WikiLeaks ont montré que des policiers et même des fonctionnaires du Ministère de l’intérieur ont protégé les activités de narcotrafiquants. Mais il n’y a pas une politique gouvernementale délibérée dans ce sens.
Par contre, oui, on assiste à une « narcotisation » de l’économie. Le boom du narcotrafic fait partie en réalité du boom général de l’économie. Il y a de plus en plus de cultures de coca, et une présence de plus en plus importante de narcotrafiquants. La quantité de drogue fabriquée est en hausse et cela injecte une grosse quantité d’argent sur le marché.
Quelle est la responsabilité du gouvernement ?
Cette situation provient d’une omission de la part du gouvernement, qui ne prête pas assez attention à l’affaiblissement des institutions, à la préservation de l’Etat de droit et au respect des lois. Cela crée des conditions favorables au développement des groupes mafieux, que ce soit dans la contrebande ou dans le narcotrafic.
Craignez-vous que ce boom du narcotrafic débouche sur une hausse de la violence, ou pire, sur une situation comme le vit le Mexique, avec une perte de contrôle sur une partie du territoire ?
Les situations du Mexique et de la Bolivie ne sont pas comparables. Mais sans aucun doute, il y a un risque. D’une part, la Bolivie a des frontières peu contrôlées, dans des régions où l’Etat a une capacité extrêmement réduite de maîtriser son territoire, et des institutions très faibles. C’est donc un environnement favorable aux mafias et à la présence de délinquance.
D’autre part, depuis dix ans, les conflits sociaux sont en hausse en Bolivie. Et l’Etat est de moins en moins capable de les résoudre, il laisse les protagonistes les régler entre eux. Nous avons des conflits limitrophes entre départements, entre communes, des affrontements entre chauffeurs et usagers, entre commerçants et acheteurs. Ces tensions sociales croissantes légitiment peu à peu l’usage de la violence, l’usage de la force pour résoudre les problèmes. On voit de plus en plus de gens s’armer, tenter de résoudre les problèmes sans recourir à l’Etat. De plus en plus de petits vols se terminent en assassinats. Ce sont des indicateurs préoccupants. Cela tient à la présence de mafias, bien sûr, mais c’est aussi profondément le problème de l’affaiblissement des institutions et de l’Etat de droit.
Source LE COURRIER