Le poids des mots, le choc des idéaux

par Marie-Eve Mer­ckx / par l’A­te­lier Graphoui

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Alte­re­chos

Docu­men­taire de créa­tion poly­pho­nique, Charges dérai­son­nables tisse avec ingé­nio­si­té une réflexion riche et salu­taire sur le lan­gage comme rap­port de force et outil de pouvoir.

Un docu­men­taire de créa­tion radio­pho­nique de Nico­las Bru­wier et Cyril Mos­sé — 55mn / 2018 / fran­çais — dif­fu­sé sur Radio Panik

« Gou­ver­nance », « Aus­té­ri­té », « Modé­ra­tion sala­riale », « Acti­va­tion », « Charge dérai­son­nable »… Ces concepts flous et creux s’immiscent dans notre quo­ti­dien à grand coup de matra­quage média­tique. Pour­quoi ces mots ? Que veulent-ils dire ? Quel est leur poids dans notre quo­ti­dien ? A qui pro­fite le crime ? Pour décryp­ter ce dis­cours de la Rai­son, Cyril Mos­sé et Nico­las Bru­wier, accom­pa­gnés de leurs aco­lytes, sont allés tendre le micro pour cap­ter les réso­nances et recons­truire du sens autour des mots qui peuvent aus­si être nos alliés.
Docu­men­taire de créa­tion poly­pho­nique, Charges dérai­son­nables tisse avec ingé­nio­si­té une réflexion riche et salu­taire sur le lan­gage comme rap­port de force et outil de pouvoir.

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« Au com­men­ce­ment était la Parole…»
Un article de Marie-Eve Mer­ckx Alte­re­chos

Ces mots, pro­non­cés par « Dieu » [[Au même titre que Pierre Bour­dieu, War­ren Buf­fet ou Guillaume Meu­rice entre autres, Dieu inter­vient dans le docu­men­taire.]] en per­sonne, ouvrent le docu­men­taire de Nico­las Bru­wier et Cyril Mos­sé. S’ensuivent 55 minutes de voyage sonore arti­cu­lant des pro­pos de pro­ve­nances diverses : lin­guiste, socio­logues, auteurs, acteurs sociaux, extraits de films, de dis­cours, d’interventions média­tiques, micros-trot­toirs, témoi­gnages recueillis en ate­lier. Le fil conduc­teur de cette créa­tion : les mots, leur (non-)sens, le lien entre les mots et la pen­sée et, par­tant, les concepts qui se cachent der­rière ces mots. Vaste champ de bataille que celui de la mani­pu­la­tion des foules par l’utilisation de concepts tels que « bonne gou­ver­nance », « acti­va­tion » et autre « modé­ra­tion salariale ».

À l’origine du pro­jet, une ren­contre for­tuite entre les deux réa­li­sa­teurs et une dis­cus­sion sur les actua­li­tés poli­tiques du moment autour d’une bière. À l’époque, en appli­quant une direc­tive euro­péenne, Mag­gie De Block fai­sait décou­vrir au grand public l’appellation « charge dérai­son­nable », non sans pro­vo­quer des vagues d’indignation. Pour rap­pel, les charges dérai­son­nables sont des citoyens de l’UE qui se voient noti­fier leur expul­sion du ter­ri­toire belge pour des rai­sons éco­no­miques, étant consi­dé­rés comme des « charges dérai­son­nables » pour le sys­tème d’assistance sociale. La vio­lence qu’induit l’assimilation de ces per­sonnes à un poids pour la socié­té choque d’autant plus qu’il s’agit de rési­dents euro­péens, appar­te­nant à l’espace Schen­gen. Cyril Mos­sé et Nico­las Bru­wier décident de creu­ser la réflexion… Ils partent dans un pre­mier temps à la ren­contre d’un lin­guiste, Jean-Marie Klin­ken­berg, par ailleurs pré­sident du Conseil supé­rieur de la langue fran­çaise et de la poli­tique lin­guis­tique. Déclic : ce mon­sieur et sa façon très abor­dable, ima­gée et savou­reuse – accent lié­geois à l’appui –, de racon­ter le lan­gage, consti­tue­ra la trame de leur récit. D’autres entre­tiens avec des socio­logues sui­vront. À par­tir de là, les deux réa­li­sa­teurs effec­tuent une sélec­tion d’extraits inté­res­sants et ouvrent leur créa­tion à d’autres voix : celles de par­ti­ci­pants à un ate­lier sonore qu’ils lancent pour enra­ci­ner le pro­pos. Le pro­ces­sus du tra­vail en ate­lier s’étend sur six mois, à rai­son d’un ate­lier par semaine. Pour for­mer un groupe tota­le­ment hété­ro­clite, Cyril et Nico­las dis­tri­buent des tracts dans le quar­tier Bocks­tael, font appel à leur réseau. Sur le tract : une pho­to de Mag­gie De Block et une phrase d’accroche inter­pel­lante : « Êtes-vous une charge dérai­son­nable ? » Au final, six per­sonnes très dif­fé­rentes répondent à l’appel et se mettent au tra­vail : réflexion sur les médias, sur la com­mu­ni­ca­tion, appro­pria­tion de l’outil sonore et de tech­niques telles que l’entretien, la prise de son docu­men­taire, le micro-trot­toir. Une par­tie de leurs pro­duc­tions sera inté­grée dans le docu­men­taire, d’autres créa­tions sonores hors sujet voient éga­le­ment le jour.
« Le lan­gage des chiffres a ceci de com­mun avec le lan­gage des fleurs : on lui fait dire ce que l’on veut»[[Extrait du film Le Pré­sident, de Hen­ri Ver­neuil, inté­gré dans le documentaire.]]

Didier Dema­zière, cher­cheur en socio­lo­gie au CNRS, nous l’affirme : « On vit dans une socié­té où les inéga­li­tés sociales, les inéga­li­tés de situa­tion vont crois­sant. Une inéga­li­té majeure est d’avoir un emploi ou d’en être pri­vé, c’est une inéga­li­té fon­da­men­tale. Et com­ment est-ce qu’on peut rendre compte de cela en main­te­nant la cohé­sion sociale ? Il faut un récit pour ça. Et le bon récit en fait, c’est de dire que ceux qui ont un emploi, c’est les méri­tants. En tous cas, ceux qui n’en ont pas, c’est qu’ils ne font pas les efforts suf­fi­sants.»

Charges dérai­son­nables met le doigt, ou plu­tôt l’oreille, sur des concepts flous, inven­tés pour brouiller les pistes, qui caté­go­risent les gens pour mieux les oppo­ser. Le côté macro, à savoir l’immersion dans les mots au ser­vice d’une idéo­lo­gie domi­nante, l’idéologie libé­rale, appa­raît au fil des inter­ven­tions des acteurs de ter­rain et des récits des socio­logues ren­con­trés par les deux réa­li­sa­teurs. Ce côté macro s’imbrique dans des pers­pec­tives plus micro, lorsque les témoi­gnages récol­tés en ate­lier font émer­ger des cas concrets, une maté­ria­li­sa­tion de ce rap­port de force à l’échelle d’une vie : une par­ti­ci­pante évoque la souf­france vécue sur son lieu de tra­vail dou­blée d’une vio­lence ins­ti­tu­tion­nelle lors d’un contrôle médi­cal qui lui est impo­sé par l’INAMI à la suite de son inca­pa­ci­té de travail.

À l’écoute de Charges dérai­son­nables, nous (ré)apprenons des tac­tiques élé­men­taires et insi­dieuses à l’œuvre dans le lan­gage, en poli­tique ou dans les médias. En l’occurrence, le pre­mier res­sort de l’usage du lan­gage dans le néo­li­bé­ra­lisme : l’euphémisme. Par exemple, sous cou­vert de bonne gou­ver­nance, nous serions tous des par­te­naires dans le dia­logue social, à bord du même bateau voguant tran­quille­ment dans la même direc­tion. Une deuxième arme : l’hyperbole. Jeter le dis­cré­dit sur son inter­lo­cu­teur lorsque celui-ci sort du cadre éta­bli par l’utilisation de termes comme « popu­liste » ou « bol­ché­vique ». Charles Michel en sait quelque chose.

Selon Cyril Mos­sé, l’utilisation des mots comme arme de divi­sion est mon­naie cou­rante. « On classe les gens et ça per­met de les exclure. Ces logiques-là ont des noms : ce sont les poli­tiques néo­li­bé­rales qui appliquent des plans d’austérité. Dans le mot ‘charge’, il y a le poids. Nous sommes tous poten­tiel­le­ment des charges dérai­son­nables.» Der­rière ces logiques, c’est la déshu­ma­ni­sa­tion qui pointe son nez. « C’est la réduc­tion de la vision du monde à un prisme de chiffres qui pousse l’humanité vers sa mort. Il s’agit de mas­quer les rap­ports de force pour évi­ter que les gens aient une lec­ture claire des choses. On peut tous se réap­pro­prier des mots, c’est un ter­rain de lutte. Il faut com­men­cer par là parce que les mots créent des réa­li­tés. Soit on retourne les mots, soit on en crée de nou­veaux.»

Charges dérai­son­nables nous invite de manière ludique à repen­ser le monde et à res­ter vigi­lants dans notre écoute de son récit.

Marie-Eve Mer­ckx
Alte­re­chos

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Une pro­duc­tion de l’Atelier Graphoui
Réa­li­sa­tion, Mon­tage et Ani­ma­tion d’ateliers : Nico­las Bru­wier & Cyril Mossé
Créa­tion sonore : Cyril Mossé
Mixage : Bao-Anh Dinh
Illus­tra­tion : Caro­line Nugues-Bourchat
Pro­duc­tion : Ellen Mei­re­sonne & Rosa Spaliviero
Avec le sou­tien du Fonds d’Aide à la Créa­tion Radio­pho­nique de la Fédé­ra­tion Wallonie-Bruxelles