Pour Pascal Boniface, directeur de l’Iris, le journal a définitivement abandonné sa tradition libertaire au profit d’une ligne “beauf-raciste”.
Par Pascal Boniface
Directeur de l’IRIS
Source : Le plus, Nouvelobs
Le principe de liberté fondamentale de caricature ne se discute pas, il faut l’affirmer clairement. Le nouveau numéro de “Charlie Hebdo” offre néanmoins l’occasion de s’interroger sur (au moins) deux dimensions dans les choix de sa rédaction.
1- Le moment choisi : de l’opportunisme
Dans le contexte actuel – des manifestations dans le monde musulman contre un film anti-islam, une ambassade américaine incendiée et des diplomates tués –, “Charlie Hebdo” fait de la pure provocation. Il joue à la fois sur la peur des Français non musulmans et sur celle des musulmans, qui craignent la stigmatisation et la prise à partie.
Il est important de préciser que les récentes manifestations violentes ne concernent que quelques centaines d’individus et sont condamnées par les gouvernements, y compris ceux issus des Frères musulmans. Elles sont le fruit d’une minorité d’excités, qui ne représentent en rien l’ensemble des musulmans. Il faut se garder de tout amalgame entre cette image minoritaire et déformée de l’islam et la réalité. Or le numéro de “Charlie Hebdo” de cette semaine fait tout l’inverse et participe à l’amalgame.
Le moment me semble donc particulièrement mal choisi, “Charlie Hebdo” aurait pu faire ce type de numéro dans une période plus calme. Tout ça ne va pas faciliter la tâche de nos diplomates à l’étranger et il faut souhaiter que nos ambassades ne soient pas prises à partie.
Si le moment est mal choisi, il est bien sûr très opportun pour l’intérêt commercial de “Charlie Hebdo”. Ce journal sait que quand on tape sur l’islam, on vend du papier. L’intérêt est donc bien plus commercial qu’une recherche de liberté.
2- Absence de courage et fin de la tradition libertaire
Il est très différent de se moquer de la mort de De Gaulle dans une France gaulliste, où l’opposition était faible et la liberté de la presse pas aussi conséquente qu’aujourd’hui, et se moquer de nos jours des musulmans, qui ne sont pas en position de pouvoir en France, n’ont pas d’appuis dans la presse, sont montrés du doigt et connaissent des difficultés d’intégration. Autrement dit, ce n’est pas la même chose de taper sur le fort ou sur le faible. Le premier cas de figure relève du courage, pas le second.
Les vrais dissidents ne tapent pas sur les faibles, mais sur les puissants. Là est le courage.
De plus, si “Charlie Hebdo” a des soucis à la suite de ce numéro, la rédaction est certaine de bénéficier de la solidarité des autres médias. Si l’on mesure les risques et avantages, la balance est vite faite.
Notons au passage que c’est en tapant sur l’islam qu’il a obtenu une reconnaissance institutionnelle dans les médias traditionnels et au sein de la classe politique. De journal un peu dégoutant et méprisé par ces catégories, il a acquis respect et bienveillance par ce biais-là.
La tradition libertaire de “Charlie Hebdo” appartient depuis plusieurs années déjà au passé du journal, qui joue maintenant à fond la carte “beauf-raciste”. Il ratisse ainsi un nouveau type de lectorat, bien éloigné à mon avis des libertaires du début.
Quelle critique ?
“Charlie Hedbo” est multi-récidiviste contre les musulmans. En 2006, il avait publié les caricatures danoises de Mahomet. En 2011, sorti un numéro spécial “Charia Hebdo”, suivi d’un attentat contre leurs locaux (voir à ce sujet mon billet “Charlie Hebdo, pas islamophobe, simplement opportuniste et faux-cul”[[mardi, 08 novembre 2011
Charlie Hebdo, pas islamophobe, simplement opportuniste et faux-cul
L’attentat contre les locaux de Charlie Hebdo a suscité une vive émotion, un vaste mouvement de solidarité mais également des raisonnements manichéens et des dérapages en tous genres. Le temps de la réflexion pourrait utilement être venu.
1. Cet attentat — car c’en est un — doit être condamné. Ceux qui l’ont commis sont aussi criminels qu’imbéciles.
2. On ne peut admettre l’argument « Charlie l’a bien cherché ». Rien ne justifie la violence dans une démocratie.
3. Si le Coran interdit la représentation du Prophète, Charlie Hebdo a parfaitement le droit de ne pas respecter cette règle. Il doit respecter les lois de la république pas celles de l’islam.
4. La liberté d’expression n’est pas totale en France, elle est encadrée par de nombreuses lois, notamment sur le racisme et par le droit et la jurisprudence sur la diffamation. Si quelqu’un estime que ces règles sont outrepassées, il peut faire un procès à Charlie. On notera que pour « l’affaire des caricatures » en 2006, le procès entamé par des représentants du monde musulman avait été à tort considéré comme une atteinte à la liberté expression, alors que ce n’était que l’exercice d’un droit. Les plaignants ont par ailleurs été déboutés.
5. La condamnation de l’attentat, l’affirmation du principe de liberté, n’impliquent pas une obligation de trouver judicieux cette publication. On doit pouvoir avoir le droit de critiquer Charlie sans être accusé d’être complice ou complaisant avec les auteurs de l’attentat. Charlie, qui revendique le droit à la critique, doit admettre de pouvoir être critiqué, comme certains de ses défenseurs. On a le droit de ne pas trouver drôle Charlie Hebdo. Condamner l’attentat n’oblige pas à approuver la ligne de Charlie Hebdo, le terrorisme intellectuel est également condamnable.
6. Les soutiens inconditionnels de Charlie estiment que ce dernier critique toutes les religions et qu’on ne peut lui faire le reproche de viser spécifiquement les musulmans. Le directeur de la rédaction de Charlie, « Charb », a cependant déclaré le contraire sur France 5, ce 2 novembre dans une interview à Patrick Cohen affirmant que Charlie ne s’en prend pas aux juifs « parce qu’on attend que les juifs fassent des conneries à la hauteur des catholiques intégristes et des musulmans intégristes. » Pourtant dans la période récente, à de nombreuses occasions la Ligue de défense juive a procédé à des actions musclées contre des librairies, dans une mairie et même au tribunal de Paris. Il peut, par ailleurs, paraître curieux de penser qu’une religion (ou un peuple) serait, contrairement aux autres, immunisée contre la connerie ou le fanatisme de quelques-uns. La réalité c’est qu’il est très difficile de surmonter professionnellement, médiatiquement et politiquement l’accusation d’antisémitisme, contrairement à celle d’islamophobie.
7. Le principe de liberté est exercé par Charlie à géométrie variable, chacun ayant en mémoire l’affaire Siné.
8. Charlie prétend ne pas faire d’amalgame. Ses responsables, après l’attentat, ont dit à de nombreuses reprises qu’il ne fallait pas confondre les musulmans et les deux extrémistes qui avaient commis l’attentat (dont on ne connaît toujours pas l’identité). Le problème est que leur numéro « Charia hebdo » était justement basé sur le principe de l’amalgame, mettant dans le même sac l’évocation du rétablissement de la charia en Libye et la victoire d’un parti musulman en Tunisie, qui ne réclame pas le rétablissement de la charia. De même, lorsque leur avocat, Richard Malka, dit de moi que « j’aime la charia », que je « défends la charia » ou que j’ai une orientation pro-charia, ne pratique-t-il pas un amalgame malhonnête ?
9. L’émotion manifestée à l’occasion de l’attentat contre Charlie Hebdo est bien supérieure à celle ressentie lorsqu’il y a des attentats contre des mosquées ou plus récemment contre un camp de Roms qui pourtant a fait un mort.
10. L’argument selon lequel il devient dangereux ou interdit de critiquer l’islam, ne résiste pas à l’examen du débat public et de la tonalité ambiante des médias. La peur de l’islam, aussi bien sur le plan national qu’international, est largement entretenue et par ailleurs très vendeuse. 48 heures avant sa publication, il y avait eu une campagne de promotion médiatique sur la Une de Charlie sans aucune comparaison avec les couvertures précédentes. Aucun de ceux qui, d’une façon ou d’une autre, ont critiqué les musulmans n’a eu à subir de sanctions professionnelles, médiatiques ou politiques.
11. Charlie a parfaitement le droit de participer à l’ambiance générale de la peur de l’islam. Mais il ne peut pas refuser le débat sur cette ligne politique, vouloir incarner un courageux combat pour les libertés alors qu’il suit le vent dominant. Il nourrit ce climat général qui profite à l’extrême droite qu’il dit vouloir combattre. Vis à vis de l’extrême droite qui se nourrit de la peur de l’islam, il fournit à la fois le poison et le contre-poison.
12. Le résultat de cette affaire est que l’islam fait un peu plus peur qu’avant, que les musulmans se sentent un peu plus rejetés. Bref, l’extrême droite et le communautarisme ont progressé, le vouloir vivre ensemble a reculé. Certes Charlie Hebdo n’a pas d’obligation particulière à le défendre, mais il ne peut d’un côté le revendiquer comme valeur et de l’autre, le piétiner.
J’admets bien volontiers que les dirigeants de Charlie ne sont pas islamophobes. Mais ce ne sont pas non plus de preux chevaliers de la liberté. Ce sont tout simplement des faux-culs opportunistes, qui ont voulu faire un coup et doper leurs ventes en jouant sur la peur (vas‑y coco la menace islamiste c’est vendeur), au moment où le journal était en difficulté (Déficit 2009 : 1 381 672 euros sur un C.A net de 5 149 082 euros ; comptes 2010 non publiés pour le moment. 6 aout 2010 : Assemblée mixte : continuation de l’activité malgré la perte de moitié du capital), sans tenir compte du coût social de leur coup médiatique.
]]). Cela leur avait permis de se faire inviter au Festival de Cannes et à l’Elysée, summum de la dissidence.
Si “Charlie Hebdo” est à nouveau pris à partie, il pourra se délecter de dire : “On vous avait prévenu que c’était des fous”. C’est un cercle vicieux qu’il ne faut surtout pas entretenir.
Le pire service à rendre à ce journal serait qu’un acte violent soit commis contre lui. Il faut donc opter pour la critique politique.
Il faut faire tomber les masques et dire que “Charlie Hebdo” est devenu journal populiste et non plus libertaire. Il n’y a rien de courageux à taper sur les musulmans en France à notre époque.
L’argument mis en avant par rédaction est celui de la liberté d’expression, l’objectif réel est de relancer les ventes en baisse du journal, en faisant des coups réguliers contre les musulmans.