Par Patrick Peccatte — 18 septembre 2012
Source : culture visuelle
À la suite de la diffusion sur youtube d’extraits de l’Innocence des Musulmans, certains commentateurs ont lié le caractère islamophobe de cette initiative au fait que la religion visée réprouve la représentation figurative du prophète Muhammad. Ils expliquent ensuite qu’un récit cinématographique des origines de l’islam, respectueux à la fois du message spirituel et des contraintes de non-figuration, demeure tout à fait possible, et ils citent le film Le Message comme une antithèse du navet actuel (lire par exemple 1, 2, 3, 4).
Le Message a été réalisé en 1976 par le producteur et réalisateur américain d’origine syrienne Moustapha Akkad, connu pour avoir produit la série Halloween. Il s’agit d’une fresque à grand spectacle qui retrace les origines de l’islam. Le film existe en deux versions, en anglais et en arabe, tournées avec différents acteurs. La version en anglais, avec Anthony Quinn et Irène Papas, est évidemment la plus connue, même dans le monde arabe. Moustapha Akkad a aussi réalisé en 1981 Le lion du désert également avec Anthony Quinn. Le réalisateur a été tué avec sa fille en 2005 à Amman dans un attentat suicide attribué à Al-Qaïda.
La sortie du film a donné lieu en 1977 à quelques controverses et difficultés de production. Le gouvernement saoudien s’était alors opposé au tournage. La première aux États-Unis a également provoqué une prise d’otage mortelle. Depuis lors cependant, Le Message est devenu un classique qui demeure apprécié dans le monde musulman si l’on en croit un rapide sondage sur différents forums. Il est en particulier très connu au Moyen Orient où il est régulièrement diffusé par des chaînes nationales ou satellitaires, bien qu’il ait été interdit en Égypte jusqu’en 2007 et qu’il le demeure actuellement en Arabie Saoudite. Certaines de ses scènes appartiennent désormais à la culture visuelle de nombreux musulmans même s’il apparaît désormais un peu vieillot et relativement moins connu des jeunes générations.
Ce billet n’est pas une “critique” de film. Je n’évoquerai donc pas les qualités ou défauts du Message mais uniquement les moyens utilisés par le réalisateur pour se conformer aux interdits de représentations figuratives [[En quelques mots tout de même, le film est très “religieusement correct” en insistant sur quelques principes comme la condamnation de l’esclavage et du racisme, l’affirmation de l’égalité entre hommes et femmes, entre riches et pauvres, le respect de l’adversaire, la proximité de l’islam avec le judaïsme et le christianisme, etc.]].
Le film est disponible en anglais sur archive.org et youtube, en français sur dailymotion.
Moustapha Akkad a pris de grandes précautions pour que son film soit accepté. Le Message s’ouvre ainsi sur deux avertissements successifs ; le premier explique que le film a reçu l’approbation de différentes instances religieuses dont la prestigieuse Université al-Azhar du Caire, le second précise que selon la tradition islamique, Muhammad n’est pas représenté dans le film[[Premier panneau : The scholars and historians of Islam, the University of Al-Azhar in Cairo, the High Islamic Congress of the Shiat in Lebanon have approved the accuracy and fidelity of this film. Second panneau : The makers of this film honour the Islamic tradition which holds that the impersonation of the Prophet offends against the spirituality of his message. Therefore, the person of Mohammad will not be shown.]].
L’aniconisme dans l’islam est un sujet très complexe dont je ne prétends pas être spécialiste[Pour une première approche de ce sujet, on pourra consulter cet [article de Cuab Said, celui-ci de Terry Allen, et les articles de Yves Gonzalez-Quijano sur Culture et politique arabes [1, 2, 3].]]. Pour aller à l’essentiel, la représentation en image du prophète n’a pas toujours été prohibée dans l’islam sunnite et plusieurs interprétations divergentes coexistent toujours actuellement. La version rigoriste, celle du wahhabisme saoudien tout particulièrement, interdit la représentation non seulement du prophète mais également de sa famille et des dix compagnons promis au paradis selon un célèbre hadith (parole attribuée au prophète). L’islam chiite par contre n’interdit pas bien au contraire ces figurations. Ali, le gendre et cousin du prophète, quatrième calife et premier imam pour les chiites, est représenté très fréquemment. Plusieurs personnages de premier plan dans l’histoire de l’islam et Muhammad lui-même figurent également sur des images fixes ou animées diverses.
Contrairement à ce qui est mentionné au début du film, il existe d’autres personnages que Muhammad qui ne sont pas visuellement figurés dans Le Message. Suivant en cela les recommandations les plus rigoristes, aucun des compagnons qui allaient ensuite devenir califes (Abou Bakr, Omar, Othman, Ali) n’apparaît dans le film. Le réalisateur s’inscrit donc ici dans une tradition sunnite assez rigide qui ne peut satisfaire les chiites puisqu’Ali n’est jamais figuré mais seulement évoqué et suggéré (voir ci-dessous). Cette extension de l’interdit iconique lui pose clairement un problème puisque ces personnages historiques ont joué un rôle très important dans les premiers temps de l’islam, y compris du vivant de Muhammad. De même, lors des batailles de Badr et Uhud, le commandement général des combattants musulmans était assuré par Muhammad et non par Hamza (Anthony Quinn) tel qu’il est raconté dans le film. Si d’ailleurs on décrète qu’Hamza figure sur la liste des “dix compagnons promis au paradis” comme dans certaines listes wahhabites, le film dans son ensemble n’est plus recevable (c’est l’une des raisons parfois invoquée pour justifier son interdiction en Arabie Saoudite). Non seulement les interdictions de représentations introduisent une distorsion majeure par rapport au récit islamique traditionnel et contraignent le réalisateur à des artifices, mais elles peuvent, par leur variabilité, rendre très difficile tout récit filmique qui risque d’être contesté par tel ou tel groupe interprétant différemment la tradition. À l’extrême, le projet devient totalement impossible si, comme des ultras ont pu le proposer, l’interdit s’étend à tous les sahaba, c’est-à-dire à tous les compagnons de Muhammad qui l’ont effectivement rencontré. D’emblée, on le voit, concevoir et réaliser un film sur les origines de l’islam est une entreprise à haut risque.
Quels sont les procédés cinématographiques qui ont permis à Moustapha Akkad de remplir un cahier des charges islamique fluctuant et contraignant tout en construisant un récit cohérent ? Ils concernent à la fois l’image et la parole.
Sur le plan visuel, les procédés utilisés peuvent être résumés en une simple phrase, une évidence inspirée (avec un peu d’audace je l’accorde) par une célèbre formule bien connue[[« Ce dont on ne peut parler, il faut le taire. » Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, 1921.]]: Ce que l’on ne peut montrer, il faut le cacher. Deux techniques sont utilisées et parfois combinées :
a) Le cadrage, laissant volontairement hors champ le personnage interdit de figuration. La présence se manifeste alors à l’écran par un élément matériel dans le champ et en continuité physique avec le personnage caché. La technique est utilisée plusieurs fois au long du film, par exemple en montrant la chamelle blanche et le bâton de Muhammad lors de l’entrée à Médine et l’épée à deux pointes d’Ali (Zulfikar) à la bataille de Badr[[Ce qui n’est pas très conforme à la tradition semble-t-il puisque l’épée a été donnée à Ali par Muhammad après cette bataille]].
Le procédé est curieusement un amalgame de cadrage-censure et de cadrage-édition inversé où l’élément retenu dans le champ contribue fortement à mettre en évidence le personnage écarté du champ[Sur ces deux aspects du cadrage, cf. mon billet [Éditer, censurer.]].
b) Le plan en caméra subjective, où la scène à l’écran correspond au point de vue de la personne non figurée, remplacée par la caméra. L’action représentée dans le champ doit alors être facilement interprétée par le spectateur comme étant vue par la personne non figurée. Dans Le Message, ces plans en caméra subjective correspondent toujours au point de vue de Muhammad, jamais à celui d’une autre personne frappée d’interdit d’image (Ali, par exemple). Il n’aurait pas été possible de toute manière d’exploiter le procédé pour un autre personnage sans risquer que le spectateur ne confonde celui-ci avec le prophète, ce qui aurait constitué une erreur narrative et doctrinale majeure. L’action est toujours lente, parfois presque contemplative, et le spectateur est guidé dans son interprétation par le regard et les attitudes des personnages filmés. Le procédé est en fait extrêmement ambiguë car dans la culture cinématographique habituelle, ce type de plan conduit en général à provoquer l’identification du spectateur au personnage absent, c’est-à-dire à confondre dans notre cas le spectateur et le prophète (ce qui n’est certainement pas très conforme à l’islam). En fait, comme nous allons le voir, chacune des séquences de ce type est accompagnée d’un “marqueur” sonore qui doit permettre au spectateur d’éviter cette fâcheuse méprise. Ce moyen permet d’introduire un effet de distance un peu analogue toute proportion gardée à celui que Mathieu Triclot relève à propos des jeux vidéos où la vue subjective est très largement utilisée.
c) Les deux procédés peuvent aussi être combinés, le personnage caché situé au point focal du plan subjectif laissant apparaître dans le champ des éléments en continuité physique avec lui. La longue séquence finale où Muhammad entre dans La Mecque sur sa chamelle, se dirige vers la Kaaba, entre dans le temple et fait chuter une idole à l’aide de son bâton, est filmée de cette manière.
On le voit, les techniques adoptées par le réalisateur sont très simples. Il est remarquable pourtant que celui-ci n’ait pas utilisé d’autres recettes bien connues et éprouvées. Muhammad n’apparaît pas de dos par exemple, comme le faisait quelques années auparavant Jésus donnant de l’eau à Ben-Hur… Il n’est pas non plus évoqué par une partie de son vêtement qui serait visible à l’écran. À la différence de certaines représentations anciennes où seul son visage est caché, c’est donc bien tout son être qui est visuellement absent du film ; et le vêtement qu’il porte appartient bien à cet individu interdit de représentation tandis que d’autres éléments en continuité physique avec lui, comme son bâton, demeurent autorisés. De la même manière, le réalisateur n’utilise pas l’ombre de Muhammad comme manifestation visible de sa présence. Selon la conception ici exprimée a contrario, le vêtement comme l’ombre sont inséparables de l’individu, ils ne peuvent en être dissociés pour apparaître dans le champ.
Si l’on se tourne maintenant sur l’utilisation du son dans ce film, on remarque tout d’abord que l’option de non figuration s’étend aussi à la parole du prophète. Muhammad ne parle jamais dans Le Message. La parole du prophète – la parole divine transmise par le prophète si l’on est croyant – est toujours prononcée par ses compagnons. Ce mutisme transposant l’interdit de représentation au verbe, au message, à ce qui constitue en bref la base de cette religion, impose au réalisateur que les scènes où la présence de Muhammad est évoquée soient relativement courtes lorsque les autres protagonistes parlent. Le caractère solennel et distant, la dimension quasiment surhumaine du prophète sont ainsi renforcés.
Le second procédé sonore est tout aussi facile à identifier. Dans le film, la présence proche de Muhammad est ponctuée par une petite musique douce, une courte mélodie aisément reconnaissable jouée par un orgue électronique[[La musique du film est signée Maurice Jarre.]]. Cette musique accompagne également les paroles du prophète rapportées par ses compagnons ; elle n’est donc pas seulement un “marqueur” aidant le spectateur à identifier les séquences où Muhammad est physiquement tout proche de l’action filmée, mais une sorte d’indicateur de transcendance qui s’applique à la fois au personnage et à ses propos.
L’ensemble de ces procédés visuels et sonores forme un véritable dispositif au service d’une narration contrainte par des règles religieuses (imposées donc en dehors de toute considération technique ou physique). En ce sens, c’est un véritable exercice de style cinématographique. Comment ce dispositif est-il perçu par le spectateur ?
On doit distinguer ici le spectateur musulman (ou celui qui connaît bien l’islam) et celui qui ignore tout ou presque de cette religion.
Chacune des scènes du film constitue un micro-récit bien connu du spectateur musulman qui pourra recevoir le film comme une illustration de ces multiples petites histoires héroïques et sacrées constitutives de sa culture.
Cependant, Moustapha Akkad a réalisé son film aussi et peut-être plus pour le spectateur occidental qui ne connaît pas la religion musulmane. Le choix de stars occidentales pour la version en anglais est en soi significative. Dans une interview donnée en 1976 et souvent rapportée, il a déclaré :
« J’ai réalisé ce film car il représente un enjeu personnel. En outre, sa
production est intéressante, il y une histoire, une intrigue, une force dramatique. En tant que musulman vivant en Occident, je considère que c’est mon devoir de dire la vérité sur l’islam. Cette religion compte 700 millions de fidèles, et cependant, on en sait si peu à son sujet que cela m’a surpris J’ai pensé que je pourrai raconter cette histoire afin de construire ce pont avec l’Occident. » (source Wikipedia)
Le film est d’ailleurs souvent utilisé dans un but pédagogique pour faire comprendre aux non musulmans d’où vient l’islam et quels sont ses principes fondamentaux. Or l’accumulation des procédés utilisés pour respecter les interdits de représentations figuratives peut donner l’impression au spectateur “néophyte en islam” que Muhammad est bien plus qu’un prophète. Il est visiblement l’objet d’un respect immense qui confine à la vénération. Et le spectateur familier des représentations de la Bible au cinéma pourrait être conduit à comprendre les procédés en question comme une manifestation du caractère divin de Muhammad – ce qui constituerait évidemment un échec majeur puisque le premier pilier de l’islam, la shahada, affirme avec force l’unicité de Dieu. Cette impression est encore confortée dans le film par la séquence du miracle de l’araignée de la grotte qu’un observateur non averti peut tout aussi bien attribuer à Muhammad lui-même.
Muhammad (en caméra subjective) est réfugié dans une grotte. Ses ennemis qui veulent le tuer observent l’entrée de la grotte. Remarquant une araignée qui a tissé sa toile dans l’ouverture et un nid de pigeons, ils estiment que Muhammad ne peut être à l’intérieur et n’entrent pas.
Il est très probable que Moustapha Akkad avait parfaitement conscience de ce risque de mésinterprétation concernant le fondateur de l’islam chez un public non musulman. Son film est en effet parsemé d’une dizaine d’affirmations de la nature humaine du prophète, prononcées par quelques-uns de ses compagnons à des occasions diverses. Certes il s’agit là d’une assertion importante de l’islam : le prophète est un homme, il ne possède aucune nature divine. Mais la répétition de cette thèse dans le film agit bien comme un garde-fou qui permet d’éviter les erreurs d’interprétation induites par le dispositif de représentation retenu par le réalisateur. Il ne fait guère de doute qu’un film sur les origines de l’islam non soumis à ces contraintes est plus “lisible” pour un non musulman.
En quelques mots tout de même, le film est très “religieusement correct” en insistant sur quelques principes comme la condamnation de l’esclavage et du racisme, l’affirmation de l’égalité entre hommes et femmes, entre riches et pauvres, le respect de l’adversaire, la proximité de l’islam avec le judaïsme et le christianisme, etc. [↩]
Premier panneau : The scholars and historians of Islam, the University of Al-Azhar in Cairo, the High Islamic Congress of the Shiat in Lebanon have approved the accuracy and fidelity of this film. Second panneau : The makers of this film honour the Islamic tradition which holds that the impersonation of the Prophet offends against the spirituality of his message. Therefore, the person of Mohammad will not be shown. [↩]
Pour une première approche de ce sujet, on pourra consulter cet article de Cuab Said, celui-ci de Terry Allen, et les articles de Yves Gonzalez-Quijano sur Culture et politique arabes [1, 2, 3]. [↩]
« Ce dont on ne peut parler, il faut le taire. » Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, 1921. [↩]
Ce qui n’est pas très conforme à la tradition semble-t-il puisque l’épée a été donnée à Ali par Muhammad après cette bataille. [↩]
Sur ces deux aspects du cadrage, cf. mon billet Éditer, censurer. [↩]
La musique du film est signée Maurice Jarre. [↩]