CHOMSKY : Trump, criminel de la planète Terre

Par Vijay Prashad

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CTXT


Tra­duit par ZIN TV

Vijay Pra­shad, est direc­teur exé­cu­tif du Tri­con­ti­nen­tal : Ins­ti­tute for Social Research

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Cette inter­view (en anglais) a été dif­fu­sée sur News Click. Tra­duc­tion en ESP par Álva­ro San José.

L’im­pact du néo­li­bé­ra­lisme et les pro­tes­ta­tions qui ont écla­té à tra­vers les États-Unis.

Vijay Pra­shad : Bon­jour et bien­ve­nue à News Click. Aujourd’­hui, nous avons la chance d’a­voir avec nous le légen­daire Noam Chom­sky. Noam, bien­ve­nue à News Click.

Noam Chom­sky : C’est un plai­sir d’être avec vous, même si ce n’est que de façon virtuelle.

Il y a 60 ou 70 ans, Aimé Césaire a écrit une phrase que je vou­drais vous lire : “Une civi­li­sa­tion qui ne peut pas résoudre les pro­blèmes qu’elle a créés est une civi­li­sa­tion en déclin.” À mon avis, c’est une phrase très juste. Noam, com­ment décri­riez-vous la civi­li­sa­tion actuelle, en par­ti­cu­lier dans les pays occidentaux ?

Il y a quinze ans, j’ai écrit un livre inti­tu­lé Fai­led States, qui por­tait prin­ci­pa­le­ment sur les États-Unis, mais qui se géné­ra­li­sait aux autres socié­tés occi­den­tales. Ce qu’ils ont fait bien avant d’a­voir beau­coup de pro­blèmes et c’est ce que l’Oc­ci­dent a fait au cours des 40 der­nières années, c’est de par­ti­ci­per à un pro­jet qui est très bien pour ceux qui l’ont conçu car ils vivent au para­dis mais qui est un désastre pour presque tout le reste du monde. C’est ce qu’on appelle le néo­li­bé­ra­lisme. Dans les années 1970, ce pro­jet a vrai­ment pros­pé­ré avec Rea­gan et That­cher. La concep­tion était assez claire dès le début et nous pou­vons le voir avec les résul­tats actuels : la richesse s’est concen­trée à des niveaux extra­or­di­naires, tan­dis que la popu­la­tion géné­rale a stag­né voire s’est dégra­dée. Par exemple, les États-Unis, où actuel­le­ment 0,1 % de la popu­la­tion, non pas 1 %, mais 0,1 %, pos­sède 20 % de la richesse alors que la moi­tié de la popu­la­tion a une valeur nette néga­tive, c’est-à-dire plus de pas­sifs que d’ac­tifs, de sorte que près de  70 % des gens vivent au jour le jour, d’une paye à l’autre. S’il y a un impré­vu, c’est pas de chance et  les pres­ta­tions finissent par dimi­nuer aus­si considérablement.

Logi­que­ment, la concen­tra­tion des richesses se tra­duit direc­te­ment par un pou­voir de contrôle encore plus grand sur le sys­tème poli­tique. Cela a tou­jours exis­té, mais c’est deve­nu plus aigu aujourd’­hui. On le voit dans la légis­la­tion qui vise à détruire les syn­di­cats, à détruire les droits des tra­vailleurs, à créer un sys­tème mon­dial qui se révèle par la suite pré­ju­di­ciable aux mêmes res­pon­sables. Il s’a­git d’un sys­tème mon­dial fra­gile, conçu pour tirer le meilleur par­ti pos­sible de la mobi­li­té des capi­taux, même si, bien enten­du, il n’y a pas de mobi­li­té de la main-d’œuvre. Il s’a­git d’un sys­tème extrê­me­ment pro­tec­tion­niste. On parle beau­coup du mar­ché libre, mais c’est de la fou­taise, c’est un sys­tème très pro­tec­tion­niste, qui vise à garan­tir les droits des investisseurs.

Pre­nons l’exemple des médi­ca­ments, dont on parle beau­coup ces der­niers temps. Il existe un médi­ca­ment qui semble aider à sou­la­ger cer­tains symp­tômes. Ce médi­ca­ment appar­tient à une entre­prise phar­ma­ceu­tique, Gilead, une énorme entre­prise, qui a déve­lop­pé le médi­ca­ment, en par­tie, comme d’ha­bi­tude, grâce à l’aide gou­ver­ne­men­tale pour le déve­lop­pe­ment de la recherche. Mais ils conservent le brevet.

Selon les règles néo­li­bé­rales de l’Or­ga­ni­sa­tion Mon­diale du Com­merce, ces com­pa­gnies ont des droits de mono­pole pen­dant des décen­nies et  peuvent faire payer des sommes comme 20.000 dol­lars par dose, si elles le sou­haitent. Eh bien, il se trouve qu’il existe une loi aux États-Unis, la loi Bayh-Dole, que vous pou­vez consul­ter si vous le sou­hai­tez, qui oblige, n’au­to­rise pas mais oblige le gou­ver­ne­ment à s’as­su­rer qu’un médi­ca­ment déve­lop­pé avec l’aide du gou­ver­ne­ment soit dis­po­nible publi­que­ment à un prix rai­son­nable. Mais nous vivons dans un monde de gou­ver­ne­ments cri­mi­nels qui ne se sou­cient pas du tout du monde. Pas du tout ! C’é­tait bien clair avec Rea­gan et tous ceux qui sont venus après lui ont fait de même. Aucun d’eux ne fait appli­quer cette loi et les entre­prises  fixent les prix qu’elles veulent faire payer. Eh bien, main­te­nant la pres­sion sur ces gou­ver­ne­ment est telle qu’ils ne peuvent recu­ler et c’est ain­si que le sys­tème est conçu.

Nous vivons dans un monde de gou­ver­ne­ments cri­mi­nels qui ne se sou­cient pas du tout du monde. Pas du tout. C’é­tait bien clair avec Rea­gan et tous ceux qui sont venus après lui ont fait de même.

Les effets sont tan­gibles pour la plu­part des gens qui se retrouvent mar­gi­na­li­sés, en situa­tion très pré­caire, sans syn­di­cat, sans assis­tance. Comme l’a sou­li­gné That­cher, la socié­té n’existe pas. Rea­gan et That­cher ont frap­pé dans le mille. La pre­mière chose qu’ils ont faite a été d’es­sayer de détruire les syn­di­cats, la seule pro­tec­tion des tra­vailleurs contre le capi­ta­lisme pré­da­teur. Eh bien, Rea­gan a fait exprès de ne pas appli­quer le droit du tra­vail qui exige entre autres de ne pas enga­ger de bri­seurs de grève pour mettre fin aux à ces grèves, ce qui est illé­gal dans le monde entier et les entre­prises ont sui­vi son exemple et ont fait la même chose. Les gens sont donc lais­sés à eux-mêmes, ils sont ato­mi­sés, res­sentent une grande colère, du res­sen­ti­ment et de la haine envers les ins­ti­tu­tions. Et c’est un ter­rain fer­tile pour les déma­gogues qui viennent dire que c’est la faute de quel­qu’un d’autre, qui créent des boucs émis­saires comme les immi­grés, les clan­des­tins, les mères vivant de l’aide sociale, ce qui est extrê­me­ment raciste et qui rejette la res­pon­sa­bi­li­té des pro­blèmes sur les riches mères noires qui vont tou­cher l’aide sociale dans des limou­sines et voler ce qui est à toi. Ça se pas­sait comme cela déjà à l’é­poque de Rea­gan. Trump est aus­si un génie en la matière, il le fait tout le temps. C’est pour­quoi il parle tant de la construc­tion d’un mur à la fron­tière et de tout le reste.

Et cela se pro­duit aus­si dans de nom­breux autres pays, ter­rain facile pour les déma­gogues. C’est le monde auquel nous sommes confron­tés : un monde de capi­ta­lisme sau­vage et extrême qui a eu 40 ans pour tout détruire. En Europe, cette situa­tion est exa­cer­bée par la struc­ture même de l’U­nion euro­péenne, qui trans­fère depuis Bruxelles toutes les déci­sions impor­tantes à une troï­ka non élue  Les grandes banques veillent et vous pou­vez ima­gi­ner le résul­tat. C’est le monde d’au­jourd’­hui. Et je n’ai pas encore par­lé du pire.

Pre­nons l’exemple de l’Inde, qui dans 50 ans sera inha­bi­table, si la situa­tion actuelle per­siste. Si le cours des choses conti­nue comme il est main­te­nant, les ana­lyses les plus cré­dibles sug­gèrent que l’Inde sera tout sim­ple­ment inha­bi­table, toute l’A­sie du Sud sera inha­bi­table, à cause du réchauf­fe­ment cli­ma­tique. Et à qui cela pro­fite-t-il ? Les riches et les puis­sants : com­pa­gnies d’hy­dro­car­bures, grandes banques, usines pol­luantes, etc. Les États-Unis sont en tête en la matière et le pays nous pré­ci­pite vers la falaise à une cadence infer­nale. Le plan prin­ci­pal de Trump est de détruire les chances de vie humaine orga­ni­sée. Lit­té­ra­le­ment, c’est le pré­sident humain le plus cri­mi­nel qui ait jamais habi­té la pla­nète Terre. Hit­ler était un monstre qui vou­lait tuer tous les juifs, tous les tsi­ganes, 30 mil­lions de per­sonnes. Mais Hit­ler ne vou­lait pas anéan­tir la vie humaine orga­ni­sée sur la pla­nète Terre, Trump lui le fait ! Il sait exac­te­ment ce qu’il fait mais il s’en moque. Et les per­sonnes qui le sou­tiennent comme par exemple le PDG de JP Mor­gan Chase qui injecte de l’argent dans les com­bus­tibles fos­siles, le savent par­fai­te­ment. Mais elles s’en moquent.

En fait, si vous lisez les nou­veaux gou­rous libé­raux, vous ver­rez qu’ils vénèrent Mil­ton Fried­man… Celui-ci le dit clai­re­ment : la seule fonc­tion d’une entre­prise est de maxi­mi­ser le pro­fit des action­naires et des diri­geants. S’ils détruisent le monde, ce n’est pas leur pro­blème. Et la civi­li­sa­tion s’ef­fon­dre­ra si on n’at­teint pas cet objec­tif. C’est la doc­trine néo­li­bé­rale qui remonte aux années 20. Ce n’est pas nou­veau. En fait, tout cela, l’i­dée du néo­li­bé­ra­lisme, remonte aux années 20 en Autriche : Lud­wig von Mises, le grand gou­rou Frie­drich Hayek. Ils aiment l’au­to­ri­té, ils disent qu’ils n’aiment pas l’É­tat mais ils mentent ouver­te­ment. Ils aiment l’É­tat, ils aiment le pou­voir de l’É­tat. Lud­wig von Mises, dans les années 1920, arri­vait à peine à contrô­ler son eupho­rie de voir le régime fas­ciste autri­chien nais­sant écra­ser le mou­ve­ment ouvrier et anéan­tir la social-démo­cra­tie en uti­li­sant la vio­lence pour ce faire. C’é­tait mer­veilleux pour lui car cela sup­pri­mait les inter­fé­rences à la construc­tion d’une éco­no­mie solide. C’est pour­quoi il a fait l’é­loge du fas­cisme et du salut de la civilisation.

C’est une guerre de classe bru­tale qui se déroule sous nos yeux.

Lorsque Pino­chet a ins­tau­ré sa dic­ta­ture, ces idéo­logues n’ont pas tar­dé à la sou­te­nir et à y par­ti­ci­per car elle était l’ex­pé­rience par­faite pour leurs idéaux néo­li­bé­raux. Il ne pou­vait y avoir aucune objec­tion, les chambres de tor­ture s’en sont assu­rées. Puis l’argent a com­men­cé à affluer, des inves­tis­seurs inter­na­tio­naux, de la Banque mon­diale, des États-Unis. Pour­tant, ils ont été assez intel­li­gents pour sur­mon­ter leurs doc­trines et lais­ser en place la très effi­cace socié­té publique de cuivre Codel­co, qui four­nis­sait et four­nit tou­jours la plu­part des recettes publiques. L’ex­pé­rience par­faite. Mais que s’est-il pas­sé ? En cinq ans, ils avaient com­plè­te­ment détruit l’é­co­no­mie. L’É­tat a dû inter­ve­nir davan­tage qu’a­vec Allende. Cela a‑t-il chan­gé quelque chose ? Non, en fait, lorsque Hayek a visi­té le Chi­li sous la dic­ta­ture de Pino­chet, il a ren­con­tré  des per­sonnes qui consi­dé­raient qu’il n’y avait pas plus ou moins de liber­té avant ou avec Pino­chet, ce qui était pro­ba­ble­ment la véri­té de celles ou ceux qu’il a visi­té. Voi­là ce qu’est le néo­li­bé­ra­lisme : il leur semble par­fait de sor­tir de la crise actuelle avec un sys­tème très sem­blable à celui qu’ils ont mis en place pour leur propre béné­fice, mais plus dur, plus bru­tal, plus auto­ri­taire, avec plus de contrôle poli­cier. C’est nor­mal, car cela cor­res­pond par­fai­te­ment aux idéaux néo­li­bé­raux d’il y a un siècle. Nous ne devrions donc pas être sur­pris. Ils tra­vaillent 24 heures sur 24 alors qu’on ordonne à tous les autres de res­ter à la mai­son. Ils tra­vaillent très dur pour s’as­su­rer que demain res­sem­ble­ra beau­coup à cela. C’est une guerre de classe bru­tale qui se déroule sous nos yeux.

Au moment où nous par­lons, les rues des États-Unis brûlent, les gens ont déci­dé qu’ils n’ac­cep­te­raient plus cette situa­tion après le meurtre de George Floyd. Même les libé­raux semblent perdre patience. Par exemple, j’ai lu l’autre jour un article de George Packer inti­tu­lé “Nous vivons dans un État en faillite”. Il est très sur­pre­nant de voir un écrit libé­ral sur l’É­tat en faillite. Et c’est déchi­rant de voir un autre citoyen afro-amé­ri­cain se faire assas­si­ner mais aus­si de voir des gens des­cendre dans la rue. Cette réac­tion doit-elle nous don­ner de l’espoir ?

En fait, ce qu’il se passe sert à nour­rir l’es­poir. Tout d’a­bord, le meurtre de George Floyd n’est pas un évé­ne­ment inha­bi­tuel. Ce genre d’é­vé­ne­ments se pro­dui­sait autre­fois avec une cer­taine fré­quence mais per­sonne n’y prê­tait atten­tion. Ce qui est pro­met­teur et il est dif­fi­cile de le dire au milieu des émeutes, c’est qu’il y a une réac­tion et cela montre qu’il y a eu une sorte d’a­mé­lio­ra­tion du niveau de civi­li­sa­tion du pays. Tout comme cela pas­sait inaper­çu aupa­ra­vant,  même si beau­coup de gens étaient au cou­rant, ils n’y par­ti­ci­paient pas. Or main­te­nant c’est le cas. Mais per­met­tez-moi de faire une cri­tique à ce sujet, c’est-à-dire que je com­prends, je com­pa­tis, c’est très bien mais remar­quez com­ment l’at­ten­tion est por­tée aus­si sur les autres poli­ciers : l’un d’entre eux est un meur­trier, mais les trois autres sont res­tés sans rien faire. De nom­breuses plaintes sont dépo­sées contre les trois per­sonnes qui sont res­tées immobiles.

Il y a une réac­tion au meurtre de George Floyd, et cela montre qu’il y a eu une sorte d’a­mé­lio­ra­tion du niveau de civi­li­sa­tion du pays.

Mais il est utile de se regar­der dans le miroir de temps en temps. Pen­sez à quel­qu’un qui est res­té immo­bile pen­dant la plus grande par­tie de notre vie et bien avant, pen­dant que ce genre de choses se pro­dui­sait, il n’a rien fait. Des gens comme moi, par exemple et tous les autres, qu’a­vons-nous fait pour amé­lio­rer la situa­tion qui a don­né nais­sance à cette situa­tion ? Bien sûr, nous pou­vons blâ­mer la police qui est res­tée sans rien faire, mais il y a un pro­blème plus impor­tant, un pro­blème pro­fon­dé­ment enra­ci­né du côté des blancs, même les per­sonnes mili­tantes, nous sommes tous res­tées pra­ti­que­ment immo­biles face à la situa­tion. Les mani­fes­ta­tions d’au­jourd’­hui res­semblent beau­coup à celles qui ont eu lieu en 1992 après l’as­sas­si­nat de Roger Rod­ney King même s’il s’a­gis­sait de la police de Los Angeles. Lorsque les poli­ciers qui l’ont assas­si­né ont quit­té le pro­cès sans être punis, il y a eu une tem­pête de pro­tes­ta­tions. Dans la semaine des mani­fes­ta­tions, je pense, 60 per­sonnes ont été tuées, l’ar­mée a été appe­lée et la consé­quence, comme tou­jours, a été de détour­ner l’at­ten­tion des mani­fes­tants : nous avons besoin de plus d’ordre public, de plus de force. C’est la réac­tion typique aux mani­fes­ta­tions, mais main­te­nant les pro­tes­ta­tions sont plus nombreuses.

Et je dois sou­li­gner que cela sou­lève des ques­tions que les mili­tants devraient poser, qui devraient tou­jours être posées. Il faut faire la dis­tinc­tion entre les tac­tiques qui vous font vous sen­tir bien et les tac­tiques qui per­mettent réel­le­ment d’ob­te­nir quelque chose de bien. Ceux qui vous font vous sen­tir bien sont simples, comme cas­ser une vitrine et mon­trer à quel point je suis en colère, cela me fait du bien mais est-ce que cela fait du bien : non. C’est un cadeau pour le pré­sident Trump et pour la droite. Ils adorent ça. Il peut être dif­fi­cile de se rete­nir en période de res­sen­ti­ment ou de crise mais si vous vous deman­dez quel est mon objec­tif ? La ques­tion sur quoi faire devient en géné­ral évi­dente au fil du temps : il faut des pro­tes­ta­tions non vio­lentes qui sont dif­fi­ciles et exigent cou­rage et rete­nue. Ce sont elles qui ont réus­si à faire évo­luer l’o­pi­nion publique pour sou­te­nir la cause que nous défen­dons. La pro­tes­ta­tion vio­lente a tou­jours été un cadeau aux élé­ments les plus durs et les plus bru­taux de la socié­té. Et vous devez gar­der cela à l’es­prit si vous pre­nez la cause au sérieux. C’est dur, ce n’est pas facile. Il est facile de sym­pa­thi­ser, sur­tout avec les noirs qui ont été pié­ti­nés pen­dant 400 ans, et on ne peut pas cri­ti­quer une réac­tion mais les autres devraient réflé­chir sérieu­se­ment à ces choses.

Cette pen­sée est très forte car je pense que la ques­tion de la stra­té­gie et la ques­tion de la tac­tique doivent, bien sûr, être prises très au sérieux. Mais je vou­lais vous poser une ques­tion qui, je pense, ne se pose pas beau­coup. À l’Ins­ti­tut Tri­con­ti­nen­tal, nous réflé­chis­sons à l’im­pact du coro­na­vi­rus et nous sug­gé­rons que si les pays les plus capi­ta­listes tra­versent une période bien pire pen­dant cette pan­dé­mie, il est assez extra­or­di­naire que les pays socia­listes semblent mieux résis­ter. L’un des pre­miers livres que j’ai lu était The New Man­da­rins, qui trai­tait du Viet­nam. Cela m’a beau­coup tou­ché, Noam, parce que ses écrits sur le Viet­nam étaient très impor­tants pour ceux d’entre nous qui vou­lions se rap­pro­cher et en savoir plus sur la puis­sance des États-Unis. Le Viet­nam et son pre­mier ministre, Nguyễn, ont mon­tré une atti­tude com­plè­te­ment dif­fé­rente face à la pan­dé­mie mon­diale et, en fait, mal­gré le fait qu’il par­tage une fron­tière de 1.400 kilo­mètres avec la Chine, le Viet­nam n’a pas eu une seule vic­time. Ma ques­tion est de savoir si vous avez quelque chose à dire sur ce pays que les États-Unis ont bom­bar­dé si bru­ta­le­ment pen­dant une grande par­tie de leur his­toire au XXe siècle et qui non seule­ment n’a subi aucune vic­time durant cette pan­dé­mie mais a éga­le­ment fait don de 440.000 pièces d’é­qui­pe­ment de pro­tec­tion indi­vi­duelle aux États-Unis. Com­ment faut-il com­prendre cela, un pays qui a été si bru­ta­le­ment mal­trai­té et qui est main­te­nant si géné­reux en pleine pan­dé­mie mondiale ?

Eh bien, il est sur­pre­nant de regar­der les chiffres du Viet­nam, que je ne peux pas véri­fier mais que les scien­ti­fiques semblent accep­ter, et tout semble indi­quer que le nombre de décès a été plu­tôt faible, voire nul. En fait, si vous regar­dez quand la pan­dé­mie a com­men­cé, les États-Unis étaient par­ti­cu­liè­re­ment mal pré­pa­rés, et il y a de nom­breuses rai­sons à cela. La rai­son prin­ci­pale est qu’il s’a­git de la socié­té la plus diri­gée par les entre­prises. Et lorsque la socié­té est diri­gée par des entre­prises, elle va être orien­tée au pro­fit des riches. C’est presque une tau­to­lo­gie. Les hôpi­taux étaient donc gérés sur base de ce modèle éco­no­mique, presque comme une usine d’as­sem­blage. Pas de tré­sor de réserve, rien d’ex­tra car ce serait un gas­pillage d’argent. En temps nor­mal déjà, cela ne fonc­tionne pas très bien mais lors­qu’une catas­trophe ou même quelque chose de légè­re­ment grave se pro­duit, c’est une tragédie.

Les États-Unis étaient par­ti­cu­liè­re­ment mal pré­pa­rés pour la pan­dé­mie. Il s’a­git de la socié­té la plus diri­gée par les entreprises.

George H.W., le pre­mier de la famille Bush avait créé un conseil consul­ta­tif scien­ti­fique et quand Oba­ma est entré en fonc­tion, dès le début de son man­dat, il l’a acti­vé et leur a deman­dé d’é­la­bo­rer des pro­po­si­tions sur  com­ment faire face à une pan­dé­mie immi­nente. Tout le monde savait que cela allait arri­ver et il leur a donc deman­dé ce que nous devions faire ? Deux semaines plus tard, ils lui ont don­né un plan très détaillé et il a été mis en œuvre. Dès le début du man­dat de Trump, dans ses pre­miers jours, ce qu’il a fait, c’est de tout déman­te­ler parce qu’il n’y avait pas de pro­fit. Il s’a­git de néo­li­bé­ra­lisme extrême, au lieu de néo­li­bé­ra­lisme modé­ré ; de sau­va­ge­rie sau­vage au lieu de sau­va­ge­rie modé­rée. Dès le pre­mier jour de son man­dat, M. Trump a reti­ré le finan­ce­ment annuel du centre de contrôle de mala­dies ; il a éga­le­ment sup­pri­mé les pro­grammes per­met­tant aux scien­ti­fiques amé­ri­cains tra­vaillant en Chine avec des scien­ti­fiques chi­nois d’es­sayer d’i­den­ti­fier d’é­ven­tuels coro­na­vi­rus. Un tra­vail dur et dan­ge­reux, de fait cer­tains scien­ti­fiques chi­nois en sont morts, mais tout a été démantelé.

Et c’est l’ex­trême : les États-Unis se retrouvent sans aucune pré­pa­ra­tion. En quelques jours, la Chine, incroya­ble­ment rapide, a iden­ti­fié la séquence du virus, le génome, et l’a don­née à tout le monde. Tout le monde était au cou­rant. Les États-Unis n’ont rien fait. Les ser­vices de ren­sei­gne­ments savaient, les auto­ri­tés sani­taires savaient et ne vou­laient rien faire. C’est la pire des choses. L’Eu­rope est plus ou moins au milieu, cer­taines per­sonnes ont réagi et d’autres non ; au total, nous n’a­vons jamais accor­dé beau­coup d’at­ten­tion à ces asia­tiques. Le Viet­nam l’a fait d’une manière extra­or­di­naire, mais la Nou­velle-Zélande et l’Aus­tra­lie ont éga­le­ment réagi, et elles l’ont conte­nu. La Corée du Sud a été l’un des plus impor­tants en ce sens qu’elle a immé­dia­te­ment conte­nu une très grave épi­dé­mie. Presque tout a été tes­té, aucun confi­ne­ment. Ils n’en avaient pas besoin car ils uti­li­saient des tech­niques de contrôle et de sur­veillance, et ils le gar­daient aus­si pra­ti­que­ment sous contrôle. Il en va de même pour Taï­wan, Hong Kong et Sin­ga­pour. Sin­ga­pour a même des hôpi­taux qui ont été pré­pa­rés et main­te­nus vides en cas de pan­dé­mie. Cepen­dant l’Oc­ci­dent a agi de manière bien pire et les États-Unis ont été les pires de tous.

Et je pense que c’est direc­te­ment lié à la mesure dans laquelle un pays est diri­gé par des entre­prises, à la mesure dans laquelle le gou­ver­ne­ment se sou­cie de sa popu­la­tion. Ces deux choses sont inver­se­ment liées. Eh bien, pas tou­jours, il y a des dic­ta­tures qui ne se sou­cient pas de leurs habi­tants, mais dans les pays dont nous par­lons, ces deux concepts sont inver­se­ment liés, dans une large mesure. Cela est assez évident.

En fait, l’un des cas les plus sur­pre­nants, dont vous n’a­vez pas le droit de par­ler aux États-Unis, est celui de Cuba. Il existe une chose appe­lée l’U­nion euro­péenne. Par exemple un pays riche comme l’Al­le­magne a pu plus ou moins conte­nir le virus, parce qu’il dis­pose de moyens sup­plé­men­taires, de plus de capa­ci­té de diag­nos­tic, etc. Il a atteint un taux de mor­ta­li­té très faible, car c’est un pays très riche. Et puis il y a un autre pays au sud, pas très loin, qui a subi une ter­rible pan­dé­mie au nord : l’I­ta­lie. Avez-vous vu des méde­cins alle­mands dans le nord de l’I­ta­lie ? S’il y en a eu, ils ont gar­dé le secret.

Mais vous voyez des méde­cins cubains, le seul pays inter­na­tio­na­liste au monde, qui a une fois de plus envoyé des mil­liers de méde­cins dans les endroits les plus tou­chés et qui tra­vaillent dans les situa­tions les plus dif­fi­ciles, tout comme ils l’ont fait après le trem­ble­ment de terre dévas­ta­teur en Haï­ti et au Pakis­tan. C’est un pays, il va sans dire, que les États-Unis pié­tinent depuis 60 ans. Les États-Unis ont essayé de l’é­cra­ser par le ter­ro­risme, les guerres éco­no­miques, etc. Ils sont si rigou­reux que si une socié­té sué­doise veut envoyer du maté­riel médi­cal à Cuba, elle ne peut le faire car cela pour­rait sus­ci­ter la colère du sei­gneur de la mafia. Ils finissent donc par ne pas les envoyer. Et c’est Cuba, qui a le virus lar­ge­ment sous contrôle pour com­men­cer, qui envoie de l’aide à d’autres pays et l’i­ro­nie de tout cela dépasse toute des­crip­tion ima­gi­nable. Et c’est une autre chose que vous ne ver­rez pas dans les gros titres.

En fait, Cuba est accu­sée de tra­vail for­cé, d’a­voir impo­sé à ses méde­cins d’y aller, afin que l’É­tat puisse les voler. Eh bien, ceci, comme une grande par­tie de la pro­pa­gande qui existe, est basé sur une minus­cule véri­té, parce qu’une par­tie du finan­ce­ment que les méde­cins reçoivent est don­née par le gou­ver­ne­ment, qui l’al­loue aux ser­vices de san­té, à la for­ma­tion et à l’a­mé­lio­ra­tion des ser­vices de san­té. Cuba serait un État tota­li­taire, avec un tra­vail d’es­clave, donc la peine doit être aug­men­tée. Est-ce une façon de fabri­quer du consen­te­ment ? C’est un magni­fique exemple, à mon avis. Mais il y a l’U­nion euro­péenne d’un côté et, de l’autre, l’aide inter­na­tio­nale du seul pays inter­na­tio­na­liste au monde, celui qui souffre le plus du sei­gneur de la mafia. Et c’est le monde dans lequel nous vivons. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit.

Eh bien, Noam Chom­sky, ce fut un réel plai­sir de vous avoir sur News Click et sur­tout de finir de vous entendre par­ler avec tant de pas­sion de Cuba. Mer­ci beaucoup.

Ravi de vous avoir par­lé. A la pro­chaine fois.