Noam Chomsky, L’ère des drones

Dialogue entre le Professeur Noam Chomsky et Steven Garbas (Znet) à Cambridge en mai 2013. Ils parlent de cette nouvelle époque, l’ère des drones, et de la présidence Obama.

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Noam Chom­sky : En condui­sant ce matin j’écoutais les nou­velles sur la Natio­nal Public Radio (NPR). Ils ont com­men­cé l’émission en annon­çant, tout exci­tés, que l’industrie des drones connaît un tel boom que les ins­ti­tuts d’enseignement supé­rieur font tout pour ne pas rater le coche, ils ouvrent de nou­veaux cours dans les écoles d’ingénieurs… ce genre de choses. Pour­quoi l’enseignement de la tech­no­lo­gie des drones ? C’est ce que les étu­diants veulent. À la clé il y a un nombre fan­tas­tique de postes de travail.

C’est vrai. Si vous regar­dez les comptes ren­dus publics vous pou­vez ima­gi­ner ce que sont les comptes ren­dus secrets. On sait depuis quelques années, et on sait de mieux en mieux, que les drones, en effet, sont déjà uti­li­sés par cer­taines polices pour la sur­veillance. Et ils sont conçus pour toutes les uti­li­sa­tions ima­gi­nables. En théo­rie, et peut-être en pra­tique aus­si, vous pou­vez avoir un drone de la taille d’une mouche qui pour­rait bour­don­ner par là [il montre la fenêtre] et nous écou­ter par­ler. Je ne serais pas loin de pen­ser que ce sera une réa­li­té dans pas longtemps.

Et bien enten­du on les uti­lise aus­si pour com­mettre des assas­si­nats. Il y a une cam­pagne glo­bale d’assassinats en cours. C’est assez inté­res­sant si vous regar­dez la façon de pro­cé­der. J’imagine que tout le monde a vu la pre­mière page du New York Times où se trou­vait ce qui est en gros une fuite de la Mai­son blanche ; parce qu’ils sont appa­rem­ment fiers du dérou­le­ment de la cam­pagne glo­bale d’assassinats. En gros, le matin le pré­sident Oba­ma voit John Bren­nan, son conseiller pour la sécu­ri­té, aujourd’hui à la tête de la CIA. Appa­rem­ment Bren­nan est un ancien prêtre. Ils parlent de Saint Augus­tin et de sa théo­rie de la guerre juste, et ensuite ils décident qui va être tué aujourd’hui. Et les cri­tères sont assez inté­res­sants. Par exemple, si, disons, au Yémen, un drone détecte un groupe de mes­sieurs réunis autour d’un camion, il est pos­sible qu’ils soient en train de pla­ni­fier quelque chose qui pour­rait nous affec­ter. Pour­quoi ne pas assu­rer le coup, en les tuant ? Et il y a d’autres choses comme ça.

Des ques­tions sur­gissent quant au droit à un pro­cès juste et équi­table, prin­cipe fon­da­teur du droit états-unien – c’est un prin­cipe vieux de 800 ans, qui remonte en fait à la Grande Charte. Qu’est deve­nu ce prin­cipe de droit ? Le pro­cu­reur géné­ral Eric Hol­der dit qu’ils reçoivent un pro­cès juste et équi­table parce que « c’est dis­cu­té au niveau du pou­voir exé­cu­tif ». Le roi Jean sans Terre, au XIIIème siècle, qui a été contraint de signer la Grande Charte, aurait ado­ré cette réponse. C’est vers cela que nous allons. Les prin­cipes fon­da­teurs des droits civils sont pul­vé­ri­sés. Ce n’est pas le seul cas, mais c’est le plus illus­tra­tif. Et les réac­tions sont assez inté­res­santes, elles vous montrent bien la men­ta­li­té du pays. Il y avait une inter­view, je crois que c’était Joe Klein, un peu le libé­ral dans l’un de ces jour­naux, on l’interroge à pro­pos du cas où quatre fillettes ont été tuées par les tirs d’un drone. Et sa réponse en gros c’était « eh bien, il vaut mieux que ce soit leurs fillettes que les nôtres ». En d’autres termes, peut-être que ce bom­bar­de­ment a empê­ché une action pos­té­rieure qui aurait pu être néfaste pour nous.

Il y a une clause dans la Charte de l’ONU qui per­met l’emploi de la force sans l’autorisation du Conseil de sécu­ri­té, une petite excep­tion dans l’article 51. Mais elle fait pré­ci­sé­ment réfé­rence au cas d’une « attaque immi­nente », qui serait soit en cours soit immi­nente, de telle sorte qu’il n’y ait plus le temps de la réflexion. C’est un prin­cipe qui remonte à Daniel Webs­ter et à la Caro­line Doc­trine qui spé­ci­fie ces condi­tions. Cela a été réduit en miettes. Pas seule­ment pour le cas des attaques de drones, mais bien au-delà. Donc peu à peu les fon­de­ments de notre liber­té sont réduits en miettes, détruits. En fait Scott Shane, l’un des auteurs de l’article du New York Times, avait écrit une réponse aux dif­fé­rentes cri­tiques expri­mées. Sa conclu­sion était assez per­ti­nente, me semble-t-il. Il disait à peu près : « C’est mieux que Dresde ». N’est-ce pas ? Ouais, c’est mieux que Dresde. C’est donc la limite : nous ne vou­lons pas tout détruire. Sim­ple­ment nous allons les tuer parce que peut-être qu’un jour ils pour­raient nous cau­ser du tort. Peut-être. En atten­dant, bien enten­du, que faisons-nous ?

Je pense que c’est tout cela, et y com­pris les sys­tèmes de sur­veillance, qui va prendre un carac­tère et une dimen­sion dif­fi­ciles à ima­gi­ner. Et bien sûr main­te­nant les infor­ma­tions peuvent être col­lec­tées sans limite. En fait il paraît qu’Obama a un dis­po­si­tif de sto­ckage de don­nées qui est en train d’être construit dans l’Utah, un lieu où on fait entrer toutes sortes de don­nées. Qui sait quoi ? Pro­ba­ble­ment tous vos mails, toutes vos conver­sa­tions télé­pho­niques, un beau jour ce que vous dites à quelqu’un dans la rue, où vous étiez der­niè­re­ment, vous savez, à qui vous par­lez, pro­ba­ble­ment une tonne d’informations de ce genre se trou­ve­ra là-bas. Est-ce que cela veut dire quelque chose ? En fait pro­ba­ble­ment pas autant que tant de monde le craint. Je ne pense pas que ces don­nées soient effec­ti­ve­ment uti­li­sables. En fait, je pense, j’imagine, qu’elles ne sont uti­li­sables que dans un seul but : si le gou­ver­ne­ment pour une rai­son ou une autre recherche des infor­ma­tions pré­cises sur une per­sonne. Ils veulent savoir quelque chose sur ce gars, ok, là ils pour­ront trou­ver des infor­ma­tions à son sujet. Mais au-delà de ça l’histoire et l’expérience sug­gèrent que cela ne ser­vi­ra pas à grand-chose.

2013-05-23T201913Z_1_APAE94M1KG400_RTROPTP_2_OFRWR-USA-DRONES-OBAMA-20130523.jpg Y com­pris, il y a qua­rante ans, il y a cin­quante ans – en fait à cette époque j’étais aux pro­cès de la résis­tance contre la guerre eu Viet­nam. J’étais conspi­ra­teur non mis en accu­sa­tion [« unin­dic­ted co-conspi­ra­tor »] dans l’un des pro­cès ; d’autres pro­cès, dont le mien, devaient suivre. J’avais dû regar­der d’assez près sur quoi étaient basées les pour­suites. Il s’agissait des infor­ma­tions du FBI sur les gens. C’était comique. Écou­tez. Il y avait des cas où ils s’étaient trom­pés de per­sonne. Ils avaient arrê­té une per­sonne, mais ce n’était pas la per­sonne recher­chée. Dans l’un des pro­cès, ils me confon­daient avec un gars appe­lé Her­shel Comins­ky. Ils ne pou­vaient pas pro­non­cer les noms juifs cor­rec­te­ment. Incroyable. En fait lors du pro­cès [Ben­ja­min] Spock ils ont vrai­ment fait enra­ger deux per­sonnes : Mark Ras­kin, qui avait été accu­sé et qui ne vou­lait pas être accu­sé ; et Art Was­kow, qui vou­lait être accu­sé et qui n’avait pas été accu­sé. Il est pos­sible que Was­kow fût la per­sonne qu’ils vou­laient, mais ils ne pou­vaient pas faire la dif­fé­rence entre lui et Ras­kin. Et ils n’arrivaient pas à mon­ter leurs dos­siers. Le pro­cès Spock est un cas très inté­res­sant. Je l’avais sui­vi de près. C’est dans ce pro­cès que j’étais conspi­ra­teur non mis en accu­sa­tion [« unin­dic­ted co-conspi­ra­tor »], et j’étais donc assis avec les avo­cats de la défense ; je par­lais aux avo­cats, j’ai fait connais­sance avec tout le monde. Le pro­cu­reur, en fait le FBI, pré­sen­tait un dos­sier si faible que les avo­cats de la défense avaient sim­ple­ment déci­dé de se repo­ser. Ils n’ont pas orga­ni­sé de défense, consi­dé­rant qu’une défense aurait appor­té une logique là où il n’y en avait pas. C’était un pro­cès pour conspi­ra­tion. Tout ce qu’ils avaient à faire c’était de trou­ver les liens entre les choses. Et c’était trans­pa­rent parce que tout se pas­sait publi­que­ment. C’était le point prin­ci­pal. Et le FBI appa­rem­ment igno­rait tout sim­ple­ment tout ce qui était public, parce qu’ils n’y croyaient pas. Tout ce qu’ils fai­saient : ils recher­chaient des connexions secrètes avec Dieu sait qui – la Corée du Nord, ou quelque chose dans ce genre. Cela n’existait que dans leur tête.

Là ils ont un tas de don­nées sous les yeux, mais ils ne savent pas com­ment les uti­li­ser. Je pense qu’il y a beau­coup de choses de ce genre.

Ste­ven Gar­bas : Reve­nons à cet article du New York Times que vous men­tion­niez. Il aborde la ques­tion de la liste des per­sonnes à abattre [« kill list »] et les réunions du Penta­gone dans les­quelles ils décident si un nom peu y être ajou­té. Tra­di­tion­nel­le­ment les pré­si­dents avaient gar­dé leurs dis­tances vis-à-vis des opé­ra­tions de la CIA qui sont un peu hors-la-loi. Mais l’article du New York Times dit qu’Obama est l’autorité qui, en der­nière ins­tance, dit si un nom est ajou­té à la liste. Avez-vous un com­men­taire quant à l’existence de cette liste et de quelle façon Oba­ma est-il impli­qué dans cette procédure ?

Noam Chom­sky : Bon. Toute liste de ce genre devrait être sévè­re­ment cri­ti­quée, y com­pris la liste des ter­ro­ristes. Main­te­nant il y a une liste de ter­ro­ristes, vous savez, une liste de ter­ro­ristes faite par le dépar­te­ment d’État. Jetez‑y un œil un jour. Il y a encore quatre ans Nel­son Man­de­la se trou­vait sur la liste. La rai­son : Ronald Rea­gan était un grand sou­tien de l’apartheid, et l’un des der­niers, pra­ti­que­ment jusqu’à la fin. Et cer­tai­ne­ment à la fin de sa pré­si­dence il a conti­nué de sou­te­nir le régime d’apartheid. En 1988 l’ANC, le Congrès natio­nal Afri­cain de Nel­son Man­de­la, avait été décla­ré l’un des groupes ter­ro­ristes les plus impor­tants au monde. C’était sim­ple­ment la jus­ti­fi­ca­tion pour sou­te­nir le régime d’apartheid. C’est une par­tie de la guerre de Rea­gan contre la ter­reur. C’est lui qui a décla­ré la guerre contre la ter­reur, pas Bush. Entre autres choses il disait : « Nous devons défendre le régime blanc contre les ter­ro­ristes de l’ANC ». Ensuite Man­de­la est res­té sur la liste. Ce n’est que tout der­niè­re­ment qu’il a pu venir aux États-Unis sans auto­ri­sa­tion spéciale.

Voi­là la liste ter­ro­riste. Il y a d’autres cas. Pre­nez par exemple Sad­dam Hus­sein. Sad­dam Hus­sein était offi­ciel­le­ment consi­dé­ré comme un ter­ro­riste. Il a été reti­ré de la liste par Ronald Rea­gan et son gou­ver­ne­ment en 1982 parce que les États-Unis vou­laient appor­ter leur sou­tien à Sad­dam – ce qu’ils ont effec­ti­ve­ment fait. Puis ils ont essayé de la cacher, pour dif­fé­rentes rai­sons. Mais bon voi­là un cas : on l’enlève de la liste. Ils ont une place libre. Qu’est-ce qu’ils font ? Ils mettent Cuba. En fait Cuba a cer­tai­ne­ment subi plus de ter­ro­risme inter­na­tio­nal que le reste du monde réuni. Cela remonte à l’époque où Ken­ne­dy avait lan­cé son attaque ter­ro­riste contre Cuba. Mais le som­met a été atteint à la fin des années 1970 : l’explosion d’un avion de ligne, tuant 70 per­sonnes, des explo­sions dans des ambas­sades, tout un tas de pra­tiques de ce genre. Voi­là le pays qui a été vic­time de ter­ro­risme, plus que n’importe quel autre. Et ils sont mis sur la liste ter­ro­riste pour rem­pla­cer Sad­dam Hus­sein, qu’on a plus tard dû éli­mi­ner, parce que nous ne vou­lions plus le soutenir.

Ce que cela veut dire est assez incroyable si vous y pen­sez un peu. Bien enten­du on n’en parle jamais, ce qui veut éga­le­ment dire beau­coup. Mais c’est le genre de ques­tions que nous devien­drions nous poser au sujet de la liste des ter­ro­ristes : qui y est ins­crit et pour­quoi ? Et en plus quelle en est la jus­ti­fi­ca­tion ? C’est une déci­sion du pou­voir exé­cu­tif, rien à voir avec le pou­voir judi­ciaire, aucun contrôle. Ils disent : « Vous êtes sur la liste ter­ro­riste ! ». Bon, vous pou­vez être ciblé pour un rien. Et il y a d’autres listes du même genre. Les fameuses listes de McCar­thy sont des exemples mineurs. Il y a des exemples plus sérieux, ce sont des listes offi­cielles du gou­ver­ne­ment. Pour com­men­cer, nous ne devrions pas croire que ces listes sont sacrées ou leur don­ner la moindre auto­ri­té. Elles n’en ont pas. Elles ne sont que des déci­sions d’État dépen­dant des caprices du pou­voir exé­cu­tif, quelles que soient les rai­sons qu’ils puissent invo­quer. Ce n’est pas le genre de chose que géné­ra­le­ment on res­pecte. Cer­tai­ne­ment pas dans ce cas-là.

Ste­ven Gar­bas : Est-ce qu’un jour, dans un loin­tain futur, on pour­rait accu­ser léga­le­ment Oba­ma en rai­son de son étroite asso­cia­tion avec la liste des per­sonnes à abattre [« kill list »].

Noam Chom­sky : Je suis cer­tain qu’il le sait. Je soup­çonne que c’est la rai­son pour laquelle il a bien pris soin de dis­cul­per tous les gou­ver­ne­ments anté­rieurs. Pas de pour­suites contre Dick Che­ney ou contre George Bush, ou Rum­sfeld, pour tor­ture, encore moins pour agres­sion. Nous ne pou­vons même pas par­ler de cela. Appa­rem­ment les États-Unis sont léga­le­ment pro­té­gés de toute accu­sa­tion d’agression.

En fait, on ne le sait pas trop, dans les années 1940 les États-Unis se sont pro­té­gés léga­le­ment. Les États-Unis ont par­ti­ci­pé à l’instauration du droit inter­na­tio­nal en 1946, mais ils avaient mis une réserve : les États-Unis ne pour­raient pas être accu­sés de vio­ler les trai­tés inter­na­tio­naux. Ce qu’ils avaient à l’esprit bien sûr c’était la Charte de l’ONU, base du droit inter­na­tio­nal moderne, ain­si que la Charte de l’OÉA, la Charte de l’Organisation des États amé­ri­cains. La Charte de l’OÉA com­porte une claire sti­pu­la­tion pros­cri­vant aux pays d’Amérique latine toute forme d’interventionnisme. Il était clair que les États-Unis n’allaient pas être tenus par cette limi­ta­tion. Et la Charte de l’ONU, ain­si que les prin­cipes de Nurem­berg, qui y ont été intro­duits, condam­nait sans ambi­guï­té l’agression, elle est assez bien défi­nie. Et ils l’ont com­pris, bien enten­du. Ils pou­vaient lire les pro­pos du pro­cu­reur spé­cial états-unien à Nurem­berg, Jus­tice Robert Jack­son, qui par­lait élo­quem­ment au Tri­bu­nal. Il disait que des condam­na­tions à mort étaient pro­non­cées pre­miè­re­ment parce que ce qui avait été com­mis c’était « le plus grand crime inter­na­tio­nal », le crime d’agression, et bien d’autres crimes encore ; et on « ten­dait à ces per­sonnes un calice empoi­son­né, et si nous nous en ser­vons, nous devons être sou­mis au même juge­ment ; ou sinon tous ces pro­cès sont une farce ». Ce n’est pas très bien expri­mé, mais ça devrait être évident. Or il y a une clause qui exclut les États-Unis.

En fait les États-Unis se tiennent en dehors d’autres trai­tés. Presque tous. Si vous jetez un œil à quelques unes des conven­tions inter­na­tio­nales qui sont signées et rati­fiées, il y a presque tou­jours une clause qui dit « non appli­cable aux États-Unis ». On dit que ce n’est pas direc­te­ment appli­cable [« non-self exe­cu­ting »]. Cela signi­fie que la légis­la­tion doit être spé­ci­fiée dans le pays. C’est par exemple le cas de la Conven­tion pour la pré­ven­tion et la répres­sion du crime de géno­cide. Les tri­bu­naux ont été confron­tés à cela. Après le bom­bar­de­ment de la You­go­sla­vie en 1999, la You­go­sla­vie a atta­qué l’OTAN en jus­tice, et le tri­bu­nal a accep­té la plainte. L’une des règles du tri­bu­nal c’est qu’un État ne peut être accu­sé que s’il accepte la juri­dic­tion du tri­bu­nal. Les pays de l’OTAN acceptent tous la juri­dic­tion du tri­bu­nal, mais il y a une excep­tion. Les États-Unis ont fait remar­qué au tri­bu­nal qu’ils ne font pas par­tie de la Conven­tion pour la pré­ven­tion et la répres­sion du crime de géno­cide. L’une des accu­sa­tions c’était l’accusation de géno­cide. Donc, voi­là, les États-Unis ne sont pas concer­nés, en rai­son de notre habi­tuelle exemp­tion. L’immunité ce n’est pas seule­ment une pra­tique. Cela touche aus­si bien sûr la culture, cela nous dit beau­coup quant à notre culture. Et c’est éga­le­ment le cas dans la législation.

En fait la même ques­tion peut être posée au sujet de la tor­ture. Le gou­ver­ne­ment Bush a été accu­sé d’organiser la tor­ture. Mais si jamais cela arri­vait devant un tri­bu­nal je pense qu’un avo­cat devrait adop­ter la posi­tion sui­vante : les États-Unis n’ont jamais vrai­ment signé la Conven­tion contre la tor­ture. Ils l’ont signée et rati­fiée mais elle avait d’abord été modi­fiée par le Sénat. Elle a été réécrite spé­ci­fi­que­ment pour exclure les formes de tor­ture qui sont pra­ti­quées par la CIA, emprun­tées au KGB russe. Alfred McCoy a bien étu­dié ces ques­tions, c’est l’un des plus impor­tants uni­ver­si­taires sur les ques­tions de tor­ture. Il fait remar­quer que les tor­tures sur le mode KGB/CIA, ils ont appa­rem­ment décou­vert la meilleure façon de trans­for­mer une per­sonne en légume, c’est ce qu’on appelle la « tor­ture men­tale ». Pas d’électricité sur les par­ties géni­tales, mais le genre de choses que vous voyez à Guan­ta­na­mo et à Abou Ghraïb, c’est ce qu’on appelle des tor­tures men­tales. Elles ne laissent aucune marque sur le corps. C’est la meilleure méthode, c’est ce que nous fai­sons. En fait c’est ce que nous pra­ti­quons sans arrêt dans les pri­sons de très haute sécu­ri­té. Bref la Conven­tion a été réécrite pour en exclure ce que la CIA fait, ce que nous fai­sons, et c’est en fait ce que nous fai­sons habi­tuel­le­ment chez nous, bien qu’on n’en parle pas. C’est donc pas­sé ain­si dans la légis­la­tion natio­nale, c’était sous Clin­ton je crois.

Le gou­ver­ne­ment Bush est-il cou­pable de tor­ture en droit inter­na­tio­nal ? Ce n’est pas si évident. En fait il n’est pas évident de savoir qui pour­rait l’être. Pour en reve­nir à votre ques­tion ini­tiale, je pense qu’Obama a de bonnes rai­sons de s’assurer que, comme il l’a dit, « il est temps de regar­der vers le futur, non vers le pas­sé ». C’est la posi­tion habi­tuelle d’un criminel.

Ste­ven Gar­bas : Cer­tains docu­ments ont été connus le mois der­nier, ils ont été ren­dus publics par le New York Times et par McClat­chy. La CIA a donc ensuite réduit son uti­li­sa­tion des sites clan­des­tins en par­tie par peur des pour­suites, parce que des offi­ciels pour­raient être pour­sui­vis. Consi­dé­rant ce que vous venez de dire, pour­quoi la CIA aurait peur au point de modi­fier sa façon d’agir ?

Noam Chom­sky : Bon. Ce dont ils ont peur, j’imagine, c’est le genre de chose dont Hen­ry Kis­sin­ger a peur quand il voyage à l’étranger. Il existe un concept de « juri­dic­tion uni­ver­selle » qui est assez lar­ge­ment admis. Cela signi­fie que si un cri­mi­nel de guerre, une per­sonne qui a vrai­ment com­mis des crimes de guerre, des crimes graves – pas for­cé­ment des crimes de guerre – arrive sur votre ter­ri­toire, ce pays a le droit de lui inten­ter un pro­cès. C’est ce qu’on appelle la « juri­dic­tion uni­ver­selle ». C’est un concept assez flou dans les affaires inter­na­tio­nales, mais cela a déjà été appli­qué. Un cas fameux c’est l’affaire Pino­chet à Londres. Le tri­bu­nal bri­tan­nique a déci­dé que, oui, ils avaient le droit de le ren­voyer au Chi­li pour un pro­cès. Il existe d’autres cas. Récem­ment par exemple il y a des cas où des offi­ciers israé­liens ont eu peur de venir à Londres, et dans cer­tains cas le voyage a été annu­lé parce qu’ils pou­vaient être rat­tra­pés par le prin­cipe de juri­dic­tion uni­ver­selle. Et on a dit que cela fait aus­si par­tie des inquié­tudes de Kis­sin­ger. Et je pense que c’est ce dont il parle. Tu ne peux pas être sûr que… tu sais, les pou­voirs sont de plus en plus diver­si­fiés dans le monde. Les États-Unis sont encore très puis­sants, mais rien à voir avec leur puis­sance de jadis. Bien des signes le montrent. Et tu ne peux pas être sûr de ce que les autres pour­raient faire.

Une étude récente montre bien com­bien dimi­nue la puis­sance des États-Unis. Je pense que l’on n’a pas par­lé de ce qui était le plus impor­tant – c’est une étude concer­nant la glo­ba­li­sa­tion de la tor­ture, faite par le Forum pour une socié­té ouverte il y a quelques semaines. Tu peux trou­ver ça dans la presse. Il s’agissait d’une étude sur l’extradition. L’extradition, d’ailleurs, est un crime majeur, qui lui aus­si remonte à la Grande Charte, pré­ci­sé­ment. Envoyer les gens au-delà des océans pour qu’ils soient tor­tu­rés. C’est ce qui main­te­nant se pra­tique ouver­te­ment. Il s’agissait d’une étude à laquelle plu­sieurs pays ont par­ti­ci­pé. Il y avait plus de 50 pays, prin­ci­pa­le­ment en Europe, au Moyen-Orient, c’est là que les gens sont envoyés pour être tor­tu­rés. C’est là que se trou­vaient les dic­ta­teurs. Un conti­nent était tota­le­ment absent. Pas un seul pays ne sou­hai­tait par­ti­ci­per à ce crime majeur : l’Amérique latine. Et une per­sonne l’a fait remar­quer, Greg Gran­din, lati­no-amé­ri­ca­niste de l’Université de New York (NYU). C’est la seule per­sonne qui l’ait fait remar­quer que je sache.

C’est extrê­me­ment impor­tant. L’Amérique latine était « l’arrière-cour ». Ils fai­saient ce que nous disions, sinon nous ren­ver­sions les gou­ver­ne­ments. Bien. Et d’ailleurs en ce temps-là c’était l’un des endroits du monde où la tor­ture était pra­ti­quée. Mais main­te­nant le pou­voir états-unien a suf­fi­sam­ment décli­né pour que les ser­vi­teurs tra­di­tion­nels, les plus fiables, disent sim­ple­ment non. C’est frap­pant. Et ce n’est pas le seul exemple. Bon, pour en reve­nir à la juri­dic­tion uni­ver­selle, tu ne peux pas être sûr de ce que les autres feront.

Tu sais, je dois dire que je n’attendais pas beau­coup d’Obama, pour te dire la véri­té, mais une chose qui m’a sur­pris ce sont les coups qu’il a por­tés aux liber­tés civiles. Je ne com­prends pas.

Mer­cre­di 25 sep­tembre 2013

Tra­duc­tion : Numan­cia Mar­ti­nez Poggi

Source : LGS