Trump a vu dans le coronavirus une menace pour sa réélection

Par Hernán Garcés

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El País/Agenda Pública


Tra­duit par ZIN TV

Illus­tra­tion : Donald Trump en clown ter­ri­fiant ins­pi­ré du film « Ça », le 16 février 2019 lors du 135e Car­na­val de Nice, en France.

EN LIEN :

Tout aurait pu être pré­pa­ré à l’a­vance et, à l’heure actuelle, les États-Unis auraient la situa­tion plus ou moins sous contrôle

L’intel­li­gent­sia et l’esta­blish­ment voient en Edward Luce (Sus­sex, Royaume-Uni, 1968), rédac­teur en chef du Finan­cial Times aux États-Unis, l’un des meilleurs ana­lystes de la poli­tique amé­ri­caine. Pour l’ex­pé­ri­men­té Zbi­gniew Brze­zins­ki, conseiller à la sécu­ri­té natio­nale du pré­sident Car­ter, “il est une figure impor­tante à Washing­ton D.C. car il est l’une des per­sonnes les mieux infor­mées du pays, dont les ana­lyses pro­fondes doivent être prises en consi­dé­ra­tion non seule­ment aux États-Unis, mais dans le monde entier. Il com­bine la connais­sance du fonc­tion­ne­ment du pou­voir (il était la plume de Law­rence Sum­mers quand il était secré­taire au Tré­sor) avec la réa­li­té du citoyen ordi­naire. Il était aupa­ra­vant rédac­teur en chef du Finan­cial Times pour l’A­sie du Sud-Est à New Del­hi. Par­mi ses nom­breux livres (dont aucun n’a encore été tra­duit en fran­çais), The Retreat of Wes­tern Libe­ra­lism (Lit­tle, Brown Book Group, 2017) se dis­tingue comme une clé pour com­prendre la mon­tée au pou­voir de Donald Trump et du Brexit.

Hernán Gar­cés : Selon le Washing­ton Post, les ser­vices de ren­sei­gne­ments ont infor­mé Donald Trump et son admi­nis­tra­tion en jan­vier der­nier du dan­ger du coro­na­vi­rus. Com­ment éva­luez-vous le com­por­te­ment du pré­sident et de l’ad­mi­nis­tra­tion amé­ri­caine au cours des deux der­niers mois ?

Edward Luce : C’est l’un des pires au monde ; en termes de déni, de com­plai­sance et de négli­gence. C’est vrai­ment un exemple fla­grant de négli­gence gou­ver­ne­men­tale. Cela peut-être attri­buée a deux choses. Tout d’a­bord, il existe une cer­taine com­plexi­té latente dans le sys­tème bureau­cra­tique fédé­ral. Il existe un centre de contrôle fort exer­cé par dif­fé­rentes agences admi­nis­tra­tives (par exemple, la Food and Drug Admi­nis­tra­tion et le Centre for Disease Control and Pre­ven­tion) qui ont subi des réduc­tions bud­gé­taires ; et, d’autre part, un deuxième acteur, le Depart­ment of Health and Human Ser­vices. Une grande coor­di­na­tion est néces­saire, même avec un bon pré­sident. Ces pro­blèmes inhé­rents au sys­tème fédé­ral amé­ri­cain ont été en par­tie com­pen­sés par les gou­ver­neurs et les maires. C’est la force du sys­tème américain.

Edward Luce @EdwardGLuce

Cela dit, le prin­ci­pal cou­pable est Trump, qui a clai­re­ment vu que le coro­na­vi­rus pou­vait être une menace pour sa réélec­tion car il pou­vait effrayer les mar­chés finan­ciers. Depuis lors, pour les main­te­nir, il nie la réa­li­té, sou­li­gnant que cela ne serait jamais un pro­blème aux États-Unis. Par consé­quent, il a per­du six à huit pré­cieuses semaines de pré­pa­ra­tion contre le virus qui arri­vait de toute façon dans le pays. Il s’a­git d’un acte de négli­gence grave. Avec le recul, nous pou­vons peut-être mesu­rer com­bien de per­sonnes ont souf­fert de cette perte de temps, com­bien de vies ont été per­dues à cause de cela. Mais la ques­tion de savoir si Trump sera tenu res­pon­sable est une toute autre affaire.

H. G.- L’é­co­no­mie amé­ri­caine a‑t-elle les moyens de faire face seule à cette pan­dé­mie ou a‑t-elle besoin de la coopé­ra­tion de la Chine et de la zone euro ?

E. L.- Il est clair qu’une coopé­ra­tion mon­diale est néces­saire en termes de par­tage des équi­pe­ments médi­caux, ain­si que pour conve­nir de ne pas impo­ser de contrôles à l’ex­por­ta­tion, pour les médi­ca­ments, les ali­ments et autres pro­duits essen­tiels. Avec n’im­porte quel autre pré­sident, y com­pris George W. Bush Jr, nous aurions eu ce lea­der­ship amé­ri­cain, ce qui aurait per­mis d’é­vi­ter que cela ne se trans­forme en une spi­rale pro­tec­tion­niste. Je pense éga­le­ment que la coor­di­na­tion fis­cale et, en par­ti­cu­lier, moné­taire serait impor­tante. Et enfin, une com­mu­ni­ca­tion glo­bale des diri­geants du monde entier, y com­pris de la Chine et de la Rus­sie, en coor­di­na­tion avec Trump et d’autres diri­geants occi­den­taux, dif­fu­sant le mes­sage qu’il s’a­git d’un pro­blème mon­dial qui néces­site des solu­tions et une coopé­ra­tion mon­diales. C’est indis­pen­sable à l’heure actuelle. Cepen­dant, cela ne se pro­dui­ra pas avec Trump, son ins­tinct poli­tique est d’u­ti­li­ser la mon­dia­li­sa­tion, la Chine et les libé­raux comme boucs émis­saires de cette pan­dé­mie. Ce serait l’i­déal mais, mal­heu­reu­se­ment, cela n’ar­ri­ve­ra pas.

H. G.- Il est lar­ge­ment admis qu’un degré éle­vé de cohé­sion sociale et de soli­da­ri­té est néces­saire pour lut­ter avec suc­cès contre l’é­pi­dé­mie. Beau­coup se demandent si quatre années de divi­sion sociale ont dimi­nué la capa­ci­té des États-Unis à lut­ter effi­ca­ce­ment contre l’épidémie.

E. L.- Sans aucun doute, les États-Unis sont une socié­té pro­fon­dé­ment pola­ri­sée et Trump en est le résul­tat. Il n’a pas conçu cette pola­ri­sa­tion, mais il l’a uti­li­sée et l’a aggra­vée pour ses propres inté­rêts, au point que même les experts les plus neutres, sans affi­lia­tion à un par­ti, sont main­te­nant consi­dé­rés par une grande par­tie des Amé­ri­cains comme de pro­fonds bureau­crates d’É­tat, des gens impli­qués dans des conspi­ra­tions et des com­plots. Il y a une pro­fonde dété­rio­ra­tion de la confiance dans l’expérience.

Je tiens éga­le­ment à sou­li­gner que Trump est le béné­fi­ciaire de la réac­tion à la crise de 2008/09, lorsque Wall Street a été sau­vée, il n’y a eu aucune pro­cé­dure pénale contre cer­tains de ses hauts res­pon­sables, ni aucune limite impo­sée sur la façon dont les grandes banques d’in­ves­tis­se­ment pou­vaient uti­li­ser l’argent du ren­floue­ment. Et je crains que ce scé­na­rio ne se répète dans le pre­mier pro­jet de loi de relance de 2.000 mil­liards de dol­lars que l’ad­mi­nis­tra­tion Trump négo­cie avec le Congrès. Qui va béné­fi­cier d’au moins 500 mil­liards de dol­lars de fonds de sau­ve­tage des entre­prises, y com­pris cer­taines dis­po­si­tions secrètes per­met­tant d’ai­der des entre­prises ou des indus­tries spé­ci­fiques sans les divul­guer au public pen­dant six mois ? Cela crée le genre de res­sen­ti­ment et de méfiance qui n’est pas néces­saire face à une pan­dé­mie. Vous devez incul­quer un sen­ti­ment de soli­da­ri­té entre les per­sonnes et la confiance dans l’au­to­ri­té. Et cela pour­rait être très toxique. Je suis donc pré­oc­cu­pé par le fait que les leçons de 2008/2009 n’ont pas été tirées et, pire encore, qu’elle est per­çue comme une oppor­tu­ni­té pour les entre­prises de faire des affaires et d’ob­te­nir davan­tage de sub­ven­tions aux dépens de celles qui n’en ont pas. Cela peut être un signal ter­rible et dan­ge­reux à envoyer en cette période fra­gile de l’his­toire démo­cra­tique américaine.

H. G. — Alors, y a‑t-il une chance que cette crise favo­rise la réélec­tion de Donald Trump ?

E. L.- Je pense que s’il conti­nue à faire ce qu’il a fait la semaine der­nière, c’est-à-dire don­ner l’im­pres­sion qu’il est un lea­der et qu’il a tou­jours géré la situa­tion, et qu’il est réélu sur cette base, cela signi­fie­rait que la démo­cra­tie amé­ri­caine est fon­da­men­ta­le­ment inutile, car elle aurait été obte­nue grâce à une pro­pa­gande scan­da­leuse. Il a été à l’o­ri­gine de cette crise, car il dis­po­sait des infor­ma­tions néces­saires pour pla­ni­fier aux États-Unis comme en Alle­magne. Dès la fin jan­vier, il aurait pu com­men­cer à impor­ter des tests, ordon­ner au Corps du génie de l’ar­mée de col­la­bo­rer à la lutte contre l’é­pi­dé­mie, aug­men­ter la capa­ci­té des hôpi­taux et com­man­der la pro­duc­tion de maté­riel médi­cal (masques, res­pi­ra­teurs). Tout aurait pu être pré­pa­ré à l’a­vance et, à l’heure actuelle, les États-Unis auraient la situa­tion plus ou moins sous contrôle. Par consé­quent, si vous êtes réélu au motif que vous avez géré cor­rec­te­ment la ges­tion de la pan­dé­mie, vous devez vous poser la ques­tion sui­vante : qu’en­ten­dons-nous par une démo­cra­tie libé­rale saine ?

H. G.- Vous avez don­né une confé­rence il y a quelques mois dans laquelle vous avez sou­te­nu que si Trump était réélu, cela signi­fie­rait que sa vic­toire en 2016 n’é­tait pas un accident.

E. L.- Exac­te­ment. Il y a quelques mois, avant le coro­na­vi­rus, j’ai sou­te­nu que la réélec­tion de M. Trump serait la preuve posi­tive que le pays n’a­vait pas com­mis d’a­ber­ra­tion en 2016, mais qu’il s’a­gis­sait d’un chan­ge­ment déli­bé­ré et conscient dans la direc­tion de la poli­tique amé­ri­caine. Cela ren­force donc l’i­dée que sa réélec­tion éven­tuelle signi­fie­rait un chan­ge­ment per­ma­nent dans la poli­tique américaine.

H. G.- Quel impact, le cas échéant, pen­sez-vous que l’é­pi­dé­mie puisse avoir sur la situa­tion géo­po­li­tique des Etats-Unis dans le monde, sur leur poli­tique étran­gère ? Par exemple, Trump appelle le coro­na­vi­rus un “virus chinois”.

E. L. - Quand il com­mence à appe­ler cela ain­si, il nous fait dis­cu­ter et dire que c’est scan­da­leux, raciste et un bouc émis­saire ; mais c’est pré­ci­sé­ment ce qu’il veut. Il veut que nous nous dis­pu­tions sur l’in­cor­rec­tion poli­tique parce qu’il gagne tou­jours dans la dis­cus­sion avec les élec­teurs. Et il recherche ce genre de débat car il détourne l’at­ten­tion des ques­tions qui devraient être posées à chaque minute : où sont les masques, où sont les lits, où sont les tests, quelle est l’o­rien­ta­tion de la poli­tique fédé­rale dans cette pandémie ?

Les éco­no­mistes appellent ce que nous vivons un choc exo­gène, comme une météo­rite venant de l’es­pace. Ce n’é­tait pas inhé­rent au sys­tème. Mais ce qu’elle fait, c’est accé­lé­rer des ten­dances struc­tu­relles qui étaient déjà pré­sentes. Et le plus impor­tant d’entre eux, d’un point de vue géo­po­li­tique, est un monde dans lequel les États-Unis pri­vi­lé­gient de manière com­pé­tente leurs inté­rêts natio­naux étroits. Mais c’est une chose d’être gen­til avec les gens et d’es­sayer, par la diplo­ma­tie, d’ob­te­nir ce que vous vou­lez d’eux, et c’en est une autre de le faire d’une manière irri­tante et accu­sa­trice, comme le font les États-Unis.

Cette atti­tude montre qu’il ne s’a­gis­sait pas d’une simple par­tie d’a­tout face à la gale­rie. C’est un nou­veau visage, très sin­cère et appa­rem­ment popu­laire, que l’A­mé­rique montre au monde. C’est le visage le plus laid du pays. Et ce qu’elle fait, c’est accé­lé­rer les efforts des gou­ver­ne­ments d’autres par­ties du monde, alliés et rivaux (Rus­sie et Chine), pour se pré­pa­rer à un monde dans lequel les États-Unis seront tou­jours comme ça, ce qui n’est pas une sorte de dis­trac­tion pas­sa­gère. C’est un chan­ge­ment conscient de son visage vers le monde, et je pense que cela va conduire à beau­coup plus de concur­rence géo­po­li­tique, à beau­coup plus de confu­sion. C’est une oppor­tu­ni­té pour la Chine, qui essaie clai­re­ment d’en tirer le meilleur par­ti en ce moment. Et je pense que tout cela rend le monde beau­coup moins stable.

H. G.- Il y a quelques semaines, vous avez publié un rap­port sur le socia­lisme aux États-Unis qui se ter­mi­nait par la phrase sui­vante : “Même quand San­ders perd, il gagne”. J’en parle pour vous deman­der si vous pen­sez que l’é­pi­dé­mie peut avoir un impact sur l’at­ti­tude des Amé­ri­cains vis-à-vis de leur sys­tème de santé.

E. L.- Nous sommes dans une situa­tion que Barack Oba­ma avait l’ha­bi­tude d’ap­pe­ler “moment d’ap­pren­tis­sage”, parce que ce n’est pas une situa­tion abs­traite. Il est épi­dé­mio­lo­gi­que­ment prou­vé que si les gens n’ont pas de congé de mala­die, ils met­tront tout le monde en dan­ger. La grande majo­ri­té de ces per­sonnes vont aller tra­vailler et, faute de ser­vices médi­caux de base aux­quels elles peuvent accé­der gra­tui­te­ment, elles vont pro­pa­ger le virus inutilement.

Si je ne suis pas aus­si éner­gique aujourd’­hui qu’il y a deux semaines, c’est parce que je suis pré­oc­cu­pé par le silence rela­tif de Joe Biden ces der­niers jours. La rai­son de ce silence est peut-être qu’il veut faire valoir cet argu­ment avec plus de force. Il ne faut pas oublier que Ber­nie San­ders est encore tech­ni­que­ment dans la course et que la pre­mière prio­ri­té de Biden est clai­re­ment d’es­sayer de le per­sua­der de se reti­rer, de conve­nir d’un prix et de le sou­te­nir. J’i­ma­gine que le prix à payer sera un enga­ge­ment beau­coup plus fort en faveur d’un sys­tème de san­té uni­ver­sel, contre le capi­ta­lisme tru­qué et peut-être un impôt sur la richesse. Peut-être que le prix de Ber­nie est trop éle­vé et qu’ils ne se par­le­ront même pas, je n’ai pas cette information.

Mais plus la fausse guerre de San­ders contre Biden ou l’im­passe vir­tuelle dure, plus le scé­na­rio reste ouvert pour que Trump domine. Que cela vous plaise ou non, Biden contre Trump doit être en mesure de mar­te­ler, en uti­li­sant le « moment d’en­sei­gne­ment » que j’ai men­tion­né plus tôt pour démon­trer que les États-Unis sont un pays de seconde classe pour la plu­part de ses citoyens. Le reflet qu’il voit lors­qu’il se regarde dans le miroir n’est pas celui de la plus grande nation, du pays le plus riche de la pla­nète. Toute cette rhé­to­rique est comme écou­ter un prêtre répé­ter le caté­chisme en latin, comme une sorte de rituel. La réa­li­té est que les États-Unis sont un pays de seconde classe à bien des égards : son sys­tème de san­té, ses infra­struc­tures, la qua­li­té de ses poli­tiques publiques, etc. Et nous avons besoin d’un can­di­dat démo­crate pour mar­te­ler constam­ment cette réa­li­té. Un temps pré­cieux est main­te­nant gas­pillé. J’es­père que cela va bien­tôt changer.

H.G. : Faut-il être optimiste ?

E. L. - Je crois que cela peut être l’é­vé­ne­ment déter­mi­nant qui ferme le cycle de la cupi­di­té et du culte de l’é­goïsme ; une socié­té dans laquelle la mesure de votre tra­vail est basée uni­que­ment sur votre richesse. Cet égoïsme orgiaque est deve­nu de plus en plus domi­nant et s’est trans­for­mé en une faillite morale au fur et à mesure qu’il pro­gres­sait dans la psy­ché de Rea­gan. C’est une réa­li­té aujourd’­hui, nous avons une sorte de reduc­tio ad absur­dum avec Trump et j’es­père que c’est le point final de ce clown ridicule.

J’es­père éga­le­ment que cela nous ensei­gne­ra, une fois de plus, la valeur de la soli­da­ri­té com­mu­nau­taire, le sen­ti­ment de cama­ra­de­rie et le lien entre nous, une sorte de tex­ture réelle dans laquelle la socié­té n’est pas un mot abs­trait. C’est quelque chose de réel que nous habi­tons tous, que le virus dont nous par­lons main­te­nant est capable de faire son che­min depuis le Hamp­ton jusqu’à la par­tie la plus éloi­gnée du Nou­veau Mexique, c’est une menace éga­li­taire. J’es­père donc que ce genre de révé­la­tion, sous la forme d’in­nom­brables petites doses, pour­ra se faire sen­tir et sen­si­bi­li­ser les gens à ce que nous pou­vons faire col­lec­ti­ve­ment face au réchauf­fe­ment cli­ma­tique, qui reste la plus grande menace par­ta­gée par l’en­semble de l’humanité.