Pourquoi adoptons-nous les nouvelles formes de contrôle numérique ? Une lecture de La culture de la surveillance de David Lyon.
1984 est la mauvaise métaphore pour raconter notre époque, et cela fait longtemps qu’on l’affirme. Le monde imaginé par Orwell est un monde gris, fait d’oppression et gouverné par des dictatures féroces. Bien que la société de 1984 soit fondée sur la surveillance (comme toujours plus notre société), il s’agit d’une surveillance “traditionnelle”, d’État policier, où le contrôle a uniquement lieu du haut vers le bas : une surveillance qui écrase et humilie. La situation que nous connaissons aujourd’hui, aux prises avec l’omniprésence des smartphones, réseaux sociaux, applications, caméras, reconnaissance faciale et drones, est complètement différente.
« L’observation des autres au sens de la surveillance est une pratique ancienne », écrit David Lyon dans La cultura della sorveglianza (LUISS University Press, 2020, traduit de l’anglais par Chiara Veltri), un essai dans lequel il explore les modalités selon lesquelles la surveillance imprègne tous les aspects de notre société, devenant sa marque distinctive.
Pour une bonne part de l’histoire de l’humanité, la surveillance a été l’activité d’une minorité, l’apanage de personnes ou d’organisations spécifiques. Aujourd’hui, une bonne part de la surveillance reste encore une activité spécialisée, effectuée par la police, les agences de renseignement et naturellement, les entreprises. Mais elle s’effectue également au niveau domestique, dans la vie quotidienne. Les parents utilisent des dispositifs de surveillance pour contrôler les enfants, les amis s’observent sur les réseaux sociaux, et le recours aux gadgets pour le suivi de notre santé et de notre forme physique est de plus en plus répandu. (…) De cette manière observer devient un style de vie.
C’est pour cette raison que les termes classiques comme “État de surveillance” ou “société de la surveillance” ne sont plus adaptés pour décrire notre époque, et qu’il faut parler de “culture” : parce que les données que nous créons en utilisant Facebook sont bien évidemment exploitées par les organisations pour nous vendre au meilleur offrant (et par des nations pas très démocratiques pour surveiller ce que pensent leurs citoyens), mais sont aussi l’instrument que nous utilisons nous-mêmes pour surveiller, de facto, les dires et les actes de nos “amis”, les lieux qu’ils visitent, les plats qu’ils mangent, les personnes qu’ils rencontrent, les films qu’ils regardent, la musique qu’ils écoutent, et ainsi de suite. Nous vivons en immersion constante dans une condition de surveillance qui n’est plus seulement top-to-bottom (de haut en bas), mais également peer-to-peer (entre pairs).
Nous sommes désormais tellement habitués à la surveillance que nous ne trouvons rien d’étrange au fait de nous surveiller tout seul pour céder ensuite des données sensibles et personnelles à des entreprises bien que nous ne sachions pas exactement ce qu’elles feront de ces données. Nous nous autosurveillons, en utilisant Fitbit, smartwatch et autres wearables (dispositifs mobiles, portables) qui sont désormais tout à fait semblables à de (faux) dispositifs médicaux.
Les dispositifs portables sont devenus de plus en plus populaires, et on entend communément parler désormais de “quantified self” [le moi quantifié]. Dans ce monde, les personnes cherchent une forme numérique de connaissance de soi de manière à pouvoir mener des “vies meilleures”, même si elles ne voient qu’un petit fragment des données, qui, pour la plus grande part, confluent dans les bases de données des entreprises productrices de dispositifs portables.
La surveillance constante, de n’importe qui, n’importe où, est désormais une telle condition de normalité que nous nous surveillons même à l’intérieur de nos habitations. Il suffit de penser à Ring, l’interphone intelligent d’Amazon qui filme en continu ce qui se passe devant nos habitations (et également à l’intérieur) et partage ces informations avec les voisins qui utilisent l’application Neighbors by Ring : des informations auxquelles ont également accès Amazon et les forces de l’ordre avec lesquelles Amazon a développé un partenariat.
Ring promet la sécurité, mais c’est en réalité un instrument de surveillance que nous décidons de notre propre chef d’installer dans nos maisons : en fournissant à la police et à un colosse multinational un trou de serrure privilégié à travers lequel observer notre quotidien (et tant pis si même les vidéos de notre salon ou de nos amis qui parlent à l’interphone se retrouvent sur Facebook). Ring est maintenant disponible dans la version Always Home, où la caméra intelligente prend la forme d’un mini-drone s’élevant dans les airs pour contrôler ce qui se passe dans chaque pièce, activé par des capteurs qui enregistrent les mouvements suspects quand nous sommes loin. De cette façon, il est toujours possible de savoir ce que sont en train de faire les enfants, les baby-sitters, les employés de maison et tout le reste : nous surveillons nous-mêmes notre propre habitation, sans plus aucun frein pour pénétrer dans la vie privée d’autrui.
Surveillance liquide
C’est pour toutes ces raisons que ce à quoi nous nous confrontons, selon Lyon, correspond à la troisième évolution de la surveillance : de la surveillance étatique (la classique modalité que nous associons, par exemple, à la Stasi) nous sommes passés à la société de la surveillance (qui a suivi quelques décennies plus tard et qui se distingue par l’omniprésence, dans des lieux de plus en plus nombreux, de caméras vidéo qui observent et contrôlent tout) et enfin, avec l’avènement des smartphones et des réseaux sociaux, nous sommes arrivés à la culture de la surveillance, qui émerge « au fur et à mesure que la surveillance devient plus flexible et plus fluide, et qu’elle touche fréquemment les routines de la vie quotidienne. La surveillance liquide s’infiltre et se propage partout ».
Existe-t-il quelque chose, dans ce domaine, qui représente mieux l’idée de liquidité (de ce qui s’infiltre partout) que les stories d’Instagram ? Brefs aperçus de notre quotidien, publiés plusieurs fois par jour pour illustrer la journée comme s’il s’agissait, littéralement, d’une histoire. Et qui, naturellement, permettent à toute personne nous suivant sur les réseaux sociaux de savoir précisément ce que nous faisons, avec qui, et où nous nous trouvons à tout moment. Nous nous autosurveillons, nous nous montrons même dans nos moments les plus privés et les plus intimes et nous créons un style de vie où la narration de nous-mêmes se produit en temps réel. Le temps passé sur les réseaux sociaux n’a plus d’alternance avec le temps passé dans le monde physique : les deux situations se confondent l’une l’autre. Une évolution qui illustre la dynamique dont la culture de la surveillance fait preuve pour se mouvoir en même temps que les nouvelles technologies et les habitudes auxquelles elles donnent corps.
« La “surveillance liquide” n’est pas tant une définition complète de cette typologie de surveillance qu’une orientation, une manière de situer les développements dans la modernité fluide et perturbante d’aujourd’hui », poursuit David Lyon. C’est ce même exemple des stories qui nous aide à comprendre un autre aspect, que l’auteur lui-même définit « le cœur du problème » : le rôle de la performance. Dans un monde où nous sommes toujours surveillés, tout est performance. Et cela provoque inévitablement des effets collatéraux.
Un des exemples nous est fourni par la forme de surveillance la plus acceptée, et désormais considérée quasiment naturelle par la population : la surveillance aéroportuaire. Au moment même où nous faisons la queue pour les contrôles, chacun de nous met en scène une performance. Nous cherchons tous à apparaître le plus innocents et sereins possibles, mais il y a naturellement ceux qui subissent ces modalités plus que les autres, et qui doivent davantage s’engager dans la performance (Lyon, qui travaille dans l’Ontario, donne l’exemple des familles canadiennes d’origine arabe dont les membres s’efforcent de parler uniquement anglais entre eux tant qu’ils n’ont pas passé les contrôles).
La seule conscience d’être potentiellement observé modifie notre attitude : elle nous rend inoffensifs, nous fait nous conformer au comportement que nous savons être le plus rassurant. Cela ne se produit pas uniquement dans les aéroports, mais, encore une fois, également quand nous utilisons un instrument désormais banal tel que les réseaux sociaux. Dans ce cas, le concept clé est celui qui est baptisé “l’effondrement des contextes”, selon lequel, sur Facebook, des contextes très différents de nos vies fusionnent : parmi nos contacts nous comptons collègues, amis d’enfance, anciennes relations que nous ne voyons plus depuis une éternité, personnes que nous connaissons à peine, membres de la famille et d’autres encore. Tout le monde peut voir ce que nous écrivons ou publions, et cette surveillance, bien que voulue et recherchée, rend plus difficile le fait de publier librement des posts. Dans notre vie hors ligne, chacun d’entre nous est une personne partiellement différente en fonction du contexte dans laquelle elle se trouve. Sur Facebook et ailleurs, ces contextes s’effondrent pour s’amalgamer, ce qui modifie notre comportement et nous empêche d’être spontanés dans ce qui devrait être un simple avatar numérique de nous-mêmes. En revanche nous mettons en scène une performance dans laquelle tout ce que nous disons, montrons et faisons est ce que nous considérons comme désirable par la plus grande partie de nos followers.
« Nous pouvons remarquer une intériorisation du regard surveillé dans les changements de comportement qui ont lieu lorsque nous nous rendons compte qu’une observation spécifique est effectuée », écrit encore Lyon. Pour revenir à notre exemple, nous sommes tellement conscients de la manière dont le fait d’être surveillé influence nos comportements que nous cherchons refuge dans les groupes Whatsapp, où les contextes restent bien séparés (le groupe de la famille, des collègues, des amis de longue date, et ainsi de suite) et nous permettent de nous comporter de manière plus spontanée. Le lien peut-être le plus explicite et direct entre surveillance et performance est cependant celui que l’on relève dans le monde du travail.
Obligés de jouer
Isaak est un algorithme produit par la société britannique Status Today en mesure d’analyser le nombre de courriels que les employés d’une entreprise ont écrit, les destinataires auxquels ils les ont envoyés, combien de fois ils se sont éloignés de leur poste, le nombre de fichiers qu’ils ont ouverts et modifiés et toute une autre série d’opérations effectuées par toute personne travaillant devant un ordinateur. En analysant ces données, Isaak n’est pas seulement en mesure de comprendre la manière dont vous avez été actif pendant votre journée de travail, mais aussi si dans votre secteur vous êtes plutôt « innovant » ou plutôt « influenceur » (mais probablement aussi si vous êtes plutôt tire-au-flanc ou plutôt procrastinateur), et il promet d’évaluer les salariés de manière objective, en éliminant de l’équation les sympathies ou antipathies propres à l’environnement professionnel.
Il y a seulement un an, l’utilisation d’un instrument comme Isaak pouvait sembler une exception. Depuis, cependant, les choses ont radicalement changé : la pandémie due au Covid-19 a étendu le travail à distance, en favorisant l’installation de ce type de logiciel pour contrôler les salariés même lorsqu’ils se trouvent loin du bureau. Les données sont sans équivoque : au mois d’avril déjà, la demande pour ce genre de logiciel avait globalement augmenté de 87% par rapport à la période pré-Covid. Au mois de mai, elle avait connu une nouvelle croissance de 71%.
La surveillance qui, complice de ce qu’en Italie on appelle “smart working” (travail intelligent), devient numérique et omniprésente jusque sur le lieu de travail, nous contraint à des performances donnant au moins l’impression de rapidité et efficacité (taper sur des touches de manière compulsive trompe l’algorithme ; s’accorder une heure pour réfléchir attentivement sur une question est au contraire considéré comme une perte de temps). Et parfois, pour pousser à l’efficacité, on a recours à des formes de gamification (ludification, transformation en jeu) qui font de la surveillance au travail (à travers prix, obtention de points et incitations) quelque chose qui ressemble fortement à un jeu vidéo. « Mais quand est-ce qu’un jeu n’est pas un jeu ? » se demande Lyon de manière rhétorique. « Probablement quand le patron vous oblige à “jouer”. Les salariés qui ne se rendent pas compte qu’un jeu n’est pas proposé comme un divertissement, mais pour augmenter leur efficacité et donc la rentabilité de l’entreprise ne doivent pas être nombreux ».
Pourquoi tolérons-nous, et même adoptons-nous toutes ces formes de contrôle ? Parmi les différentes explications réunies dans l’essai de Lyon (à caractère sociologique et psychologique), il vaut la peine d’en reproduire au moins une, qui prend appui sur les grands changements qui ont touché en premier lieu la société usaméricaine et ensuite le monde occidental tout entier :
[Une] explication possible de la raison pour laquelle les utilisateurs des réseaux sociaux permettent que leurs détails personnels circulent librement en ligne est que cela représente une conséquence logique de ce qu’Arlie Hochschild [sociologue usaméricaine, auteure de Le prix des sentiments] définit “outsourced self” [le moi sous-traité, délocalisé]. Hochschild définit l’Amérique du XXe siècle comme un lieu où se sont vérifiés d’immenses dislocations et tumultes et où les familles, bénéficiant par le passé du soutien des communautés locales, ont dû s’en sortir toutes seules. […] Lorsque l’identité est sous-traitée en externe de cette manière, c’est le marché qui entre en ligne de compte, qui envahit les nombreux aspects de la vie intime.
Bref, dans une société de plus en plus fragmentée, où les réseaux sociaux physiques se sont dissous ou tout au moins distendus, les réseaux sociaux ont offert un semblant d’implication émotionnelle. Et nous l’avons accepté de bon gré, sans doute parce que pas assez conscient des contre-indications. C’est justement cette forme de conscience qu’un livre comme La culture de la surveillance est en mesure de fournir, en approfondissant toutes les facettes d’un des aspects oppressifs de l’époque que nous sommes en train de vivre : c’est un texte de vulgarisation qui, par sa densité, se rapproche de l’essai académique, tout en restant accessible à tous ceux qui ont la patience nécessaire pour suivre Lyon tandis qu’il démonte méthodiquement nombre de concepts clés du vivre ensemble que nous avons intériorisés.
Que signifie, par exemple, que les gens aujourd’hui « regardent en mode surveillance ? ».
Une façon de penser les imaginaires de la surveillance est de prendre en compte les modalités qui ont fait de la vidéosurveillance une composante familière du paysage urbain et, par conséquent, de notre vie quotidienne. Les caméras publiques sont une partie inévitable de notre vision de la ville, et nombreux sont ceux qui sont conscients du type de vision (images granuleuses) qu’elles offrent.
Nous sommes face à une évolution de ce qu’a théorisé Susan Sontag, selon laquelle « en nous enseignant un nouveau code visuel, les photographies altèrent et étendent les notions de ce qu’il vaut la peine de regarder et de ce que nous avons le droit d’observer. Elles sont une grammaire et, chose plus importante, une éthique de la vision ».
Qui contrôle les contrôleurs ?
L’omniprésence des caméras vidéo et l’habitude d’être contrôlé et observé ont donc modifié notre regard lui-même. Mais ceci n’est pas exclusivement un mal : l’œil des smartphones toujours pointé sur ce qui se passe dans le monde a permis (pour citer un exemple récent) de filmer la mise à mort de George Floyd et de faire toute la lumière sur une affaire qui a ensuite déclenché des manifestations dans l’ensemble des USA et pas uniquement. Mais Lyon met en garde contre un enthousiasme éventuel :
De nombreux activistes considèrent que les tweets et les messages textuels ont un potentiel énorme dans le domaine de la solidarité sociale et de l’organisation politique. On pense au mouvement Occupy ou au Printemps arabe de 2010 et 2011, ou à la Révolution des parapluies de Hong Kong en 2014. Mais c’est une zone sur laquelle il faudra garder un œil attentif, et ce notamment parce qu’elle est déjà sous surveillance. L’existence même des réseaux sociaux dépend du suivi des utilisateurs et de la vente à autrui de leurs données. Les possibilités de résistance offertes par les réseaux sociaux sont attrayantes et dans une certaine mesure fécondes, mais elles sont également limitées, soit par le manque de relations qui engagent dans un monde en voie de liquéfaction, soit parce que le pouvoir de la surveillance au sein des réseaux sociaux est endémique et significatif.
Le sens d’un slogan aussi célèbre que controversé comme « ceux qui n’ont rien à cacher n’ont rien à craindre » tombe également sous les coups de cette surveillance endémique. « Par le passé, dans les sociétés qui adoptaient l’État de droit, au sein duquel on soutenait la fondamentale présomption d’innocence, il était plutôt sûr de considérer comme acquis que n’ayant rien à cacher on n’avait rien à craindre », explique Lyon. Qu’en est-il aujourd’hui ? La situation a radicalement changé : entreprises et organisations utilisent des logiciels qui classent les personnes en fonction de leurs habitudes de navigation, et plus seulement en fonction des pages visitées. Nous sommes ce que nous visualisons : “À partir de ces évaluations automatiques naissent des décisions sur n’importe quoi, du degré de solvabilité au niveau des services après-vente, de la vitesse de la connexion internet à la capacité de tenir un compte en banque ». Surtout, si vous êtes marginalisés ou défavorisés, le système s’assurera que ces faiblesses ne cessent de s’accroître (ce sont les effets de ce qu’Oscar Gandy, spécialiste de l’économie politique de l’information, a appelé « désavantage cumulatif »).
Peu importe, donc, que vous ayez quelque chose à cacher ou non : surtout, si vous faites déjà partie des classes sociales les plus faibles ou les plus marginalisées, vous aurez cependant à redouter un monde qui contrôle, observe et évalue ce que vous faites :
On puise de plus en plus dans les données pour en tirer des conclusions sur des personnes ou des groupes. Les données personnelles de certains pourraient être utilisées à des fins de gains économiques pour d’autres, et ceci soulève des interrogations dans le domaine de la justice et des libertés civiles. L’attribution de points s’effectue en utilisant des algorithmes qui traitent les données à caractère personnel pour faire des prévisions pouvant produire une discrimination négative uniquement parce que les individus sont catégorisés comme membres d’un groupe social particulier. Cela peut influer sur l’accès aux soins de santé, au crédit, à l’assurance, à la prévoyance sociale, aux établissements d’enseignement, aux prêts pour les étudiants et aux possibilités d’obtenir un emploi. Cela crée à son tour des vulnérabilités, comme être pris injustement pour cible par la police et les agences de sécurité.
Le cercle
Il y a quelque temps, l’administration Trump a ajouté les profils de réseau social aux informations optionnelles à insérer au formulaire d’obtention de l’ESTA (le visa en ligne que les ressortissants de certains pays peuvent obtenir, dont l’Italie). Inévitablement, ne pas avoir de réseau social ou ne pas vouloir en insérer le lien (peut-être parce que des contenus anti-Trump y ont été postés) pourrait déjà à l’heure actuelle devenir objet de soupçon et causer des retards, des inconvénients, voire même, potentiellement, créer un refus d’accès aux USA. Non seulement nous subissons la surveillance d’autrui, et nous surveillons constamment les autres, mais aujourd’hui chercher à se soustraire à ces pratiques alimente le soupçon.
Pour le dire avec les mots de Dave Eggers, qui, il y a quelques années, dans le Guardian, avait anticipé le risque d’une utilisation détournée du concept de transparence : « repensez à tous les messages que vous avez envoyés. A toutes les communications téléphoniques et toutes les recherches que vous avez faites. Y en a‑t-il quelques-unes qui peuvent être mal comprises ? Y en a‑t-il quelques-unes que le prochain McCarthy, le prochain Nixon […] pourraient utiliser pour vous nuire ? C’est l’aspect le plus dangereux et traumatique de la situation actuelle. Personne ne sait avec certitude ce qui est collecté, enregistré, analysé et conservé, ni comment tout cela sera utilisé dans le futur ».
Eggers lui-même, en 2013, a concentré ces angoisses dans le roman Le Cercle [Gallimard, 2016], amplement cité par Lyon. Eggers imagine un monde dans lequel, sur le slogan « la vie privée est un vol », est instaurée une « démocratie numérique obligatoire » dans laquelle tous les citoyens sont obligés d’accepter de partager leurs propres vies sur les réseaux sociaux et de porter, toujours au nom de la transparence, une microtélécaméra qui filme toutes leurs activités quotidiennes. « Qui commettrait un délit en sachant qu’on est surveillé partout à chaque instant ? Une dystopie déguisée en utopie », commente Lyon, qui recommande chaudement la lecture du livre d’Eggers. Même si, aujourd’hui, nous avons du mal à le voir, en effet, l’unique alternative à la culture de la surveillance ne peut que passer par le fait de se poser de nouvelles questions, de cultiver de nouveaux imaginaires :
Reconnaître notre monde pour ce qu’il est, constitue un pas fondamental. Se rendre compte que les choses ne doivent pas continuer telles qu’elles sont aujourd’hui, en est la seconde étape. La doctrine de l’inévitabilité technologique est fausse, parce que la technologie est une entreprise humaine et qu’elle est déterminée par la société. Ceux qui insinuent que la technologie est une force inexorable et irrépressible sont habituellement mus par certains intérêts visant à empêcher la résistance ou à nier le rôle de l’agency [capacité d’agir] humaine. Cela vaut la peine de travailler pour les alternatives du “bien commun” et de la “prospérité humaine” : un autre monde est possible.