Dexia se meurt, Dexia est morte

Le démontage de Dexia n’est que la suite logique d’une chronique d’une mort annoncée.

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Crise : Dexia se meurt, Dexia est morte

Par Mar­tine Orange Média­part

mer­cre­di 5 octobre 2011 

Lun­di, la banque Dexia est morte. La direc­tion de l’établissement fran­co-belge a annon­cé son déman­tè­le­ment ordon­né. Cette faillite ban­caire illustre l’amplification de la crise. Comme en 2008, les États volent au secours du sys­tème ban­caire, sans exi­ger la moindre contrepartie.

Lun­di, la banque Dexia est morte. Les mar­chés bour­siers ont dres­sé son acte de décès ce matin. Le cours de l’action de la banque fran­co-belge a chu­té de 32% en début de séance pour tom­ber en des­sous d’un euro. Autant dire rien ou presque. La veille, un conseil d’administration de la banque, aux termes de six heures de dis­cus­sions, a confir­mé les rumeurs qui cir­cu­laient depuis plu­sieurs jours et que Dexia démen­tait jusqu’alors avec la der­nière force : la banque pro­pose son déman­tè­le­ment, une « liqui­da­tion ordon­née », en quelque sorte. Un comi­té social de groupe, qui s’est tenu ce mar­di matin, a confir­mé l’issue. Tout ce qu’il est pos­sible de céder va l’être.

Le démon­tage de Dexia n’est que la suite logique d’une chro­nique d’une mort annon­cée. Dès son sau­ve­tage en 2008 par les États fran­çais, belge et luxem­bour­geois, la fin était connue : la banque était condam­née, vic­time des tur­pi­tudes de diri­geants qui n’ont jamais eu à rendre compte de leurs actes (voir nos enquêtes de 2008 sur cette faillite d’État)[[Enquête Dexia : enquête sur une faillite d’État

09 décembre 2008 Par Mar­tine Orange, Mediapart

Quelques jours ont suf­fi pour faire retom­ber la pous­sière. Une banque en faillite, les gou­ver­ne­ments belge et fran­çais devant appor­ter en catas­trophe 6,5 mil­liards d’euros, sui­vis d’une garan­tie de 150 mil­liards d’euros sur les cré­dits. Pour beau­coup, l’affaire Dexia est réso­lue. Dans les faits, rien n’est réglé.

La banque fran­co-belge, au cœur du pou­voir local en Bel­gique aus­si bien qu’en France, lutte tou­jours pour sa sur­vie. Elle risque de devoir affi­cher des pertes colos­sales pour l’exercice 2008. La Caisse des dépôts, un de ses prin­ci­paux action­naires, a déjà annon­cé qu’elle devrait ins­crire dans ses comptes une perte à cause de Dexia. Les com­munes belges, autres action­naires impor­tants, se retrouvent désta­bi­li­sées par la faillite de l’établissement, qui contri­buait de façon non négli­geable à leur finan­ce­ment. La liste des consé­quences est loin d’être close.

Chez Dexia, les sala­riés sont encore KO debout. Deux mois après, tous se demandent encore com­ment ils en sont arri­vés là. Com­ment une banque, pré­sente sur des métiers ban­caires cen­sés être par­mi les plus sûrs, le finan­ce­ment des col­lec­ti­vi­tés locales et la banque de détail, a‑t-elle pu être conduite à un tel désastre ?

Quelques jours après le sau­ve­tage en catas­trophe de la banque fran­co-belge par les gou­ver­ne­ments belge, fran­çais et luxem­bour­geois, Pierre Richard, fon­da­teur de Dexia et ancien pré­sident du conseil d’administration de la banque, a avan­cé une expli­ca­tion. La qua­si-faillite de Dexia ? C’était à cause de la crise finan­cière, bien sûr. « Nous avons eu un mau­vais timing. Dexia a été vic­time de la crise énorme qui s’est abat­tue sur le monde entier », expli­qua-t-il au micro d’Europe 1.

Au fil des jours, de plus en plus d’observateurs internes et externes doutent de cette expli­ca­tion. Pro­gres­si­ve­ment, des dos­siers sortent des tiroirs, des comptes se font. Et ils découvrent ahu­ris une réa­li­té qu’ils n’avaient jamais per­çue. « Je n’ai rien vu. On est pas­sé tota­le­ment à côté des folies dans les­quelles la direc­tion s’était embar­quée. On n’a pas vu qu’on aban­don­nait notre culture. On a été nul », se désole Marc Four­men­tin, res­pon­sable CGT de Dexia dans le Nord, qui se reproche aujourd’hui amè­re­ment de s’être lais­sé ber­cer par les dis­cours apai­sants de la direction.

Mais le conseil, les admi­nis­tra­teurs, les action­naires, les col­lec­ti­vi­tés locales, les pou­voirs publics, eux aus­si, n’ont rien vu de ce qui se tra­mait ces der­nières années. L’histoire de Dexia est celle de toute une époque. Celle de hauts fonc­tion­naires, conver­tis en fer­vents du libé­ra­lisme au point d’en oublier qu’ils gèrent de l’argent public, d’une élite qui ne rêve que de pri­va­ti­sa­tion et de se tailler des empires, d’une arro­gance fran­çaise à l’égard de la Bel­gique, d’un monde ban­caire qui méprise ses métiers tra­di­tion­nels pour ne plus jurer que par l’argent facile des marchés.

Dexia ne fut pas la seule à suc­com­ber à ces tra­vers. Mais parce qu’elle était la plus jeune, la moins struc­tu­rée, elle fut une des pre­mières à sau­ter. Aujourd’hui, le finan­ce­ment des com­munes est mena­cé. Et il fau­dra sans doute des années à la col­lec­ti­vi­té pour effa­cer ces erre­ments. En cinq volets, Media­part vous pro­pose une enquête sur les vingt ans qui ame­nèrent un ser­vice spé­cia­li­sé de la Caisse des dépôts à la pri­va­ti­sa­tion, aux ver­tiges de la finance puis à un sau­ve­tage d’États.

Pre­mier épi­sode : hold-up à la Caisse des dépôts

À l’origine de Dexia, il y a la CAECL, un ser­vice de la Caisse des dépôts qui a la haute main sur le finan­ce­ment de toutes les col­lec­ti­vi­tés locales. Nom­mé à sa tête en 1983, Pierre Richard, ancien res­pon­sable des villes sous Gis­card mais aus­si des pre­mières lois sur la décen­tra­li­sa­tion de la gauche, va mener une bataille d’enfer pour arra­cher cette struc­ture à la Caisse. Avec le sou­tien de Bal­la­dur et de l’UDF, il fini­ra par l’emporter : la CAECL devient le Cré­dit local de France, pri­va­ti­sé. Dans l’univers de la Caisse des dépôts, la Caisse d’aide à l’équipement des col­lec­ti­vi­tés locales (CAECL) est au début des années 1980 le ser­vice le plus grand, le plus pres­ti­gieux au siège de la rue de Lille. Il a le poids que lui confèrent le pou­voir et l’argent. Créée dans les années 1960 pour aider au finan­ce­ment des villes et des col­lec­ti­vi­tés ter­ri­to­riales, la CAECL a la haute main sur tous les pou­voirs locaux. Les villes sont encore sous la tutelle étroite de l’Etat et la CAECL est son bras armé. C’est elle qui « octroie » de manière réga­lienne les cré­dits aux élus, choi­sit les pro­jets, sou­tient de façon plus ou moins voyante des élus bien en cour, mais n’hésite pas par­fois à bri­mer cer­tains récal­ci­trants. Bref, c’est une puis­sance politique.

C’est aus­si une valeur pré­fé­rée des ins­ti­tu­tion­nels et des par­ti­cu­liers : ces émis­sions obli­ga­taires, des­ti­nées à assu­rer par la suite les cré­dits et le finan­ce­ment des villes et des col­lec­ti­vi­tés ter­ri­to­riales, sont par­mi les plus recher­chées. Consi­dé­rée comme une des ins­ti­tu­tions les plus sûres au monde, sa signa­ture vaut de l’or.

La direc­tion de la CAECL est donc un poste dis­cret, mais de pou­voir dans la Répu­blique. L’inspection des finances tente sou­vent d’y mettre son ordre, d’imposer son can­di­dat. Mais en ce début d’année 1983, l’ordonnancement du corps est bou­le­ver­sé. C’est un X‑Ponts qui est nom­mé à la tête de la CAECL. Il vient de l’extérieur. Il s’appelle Pierre Richard.

Haut fonc­tion­naire, il connaît tout du pou­voir local. Il a été res­pon­sable des col­lec­ti­vi­tés locales à l’Élysée du temps de Valé­ry Gis­card d’Estaing, puis res­pon­sable à par­tir de 1978 de la redou­tée direc­tion géné­rale des col­lec­ti­vi­tés locales au minis­tère de l’intérieur. Proche de Ray­mond Barre et de Jean-Pierre Four­cade, ce bar­riste bon teint n’aurait jamais dû res­ter en place lors de l’arrivée de la gauche en 1981. Sa mise en exergue en qua­li­té de haut fonc­tion­naire, sa connais­sance des dos­siers locaux, sa foi dans la décen­tra­li­sa­tion et un cer­tain entre­gent lui per­mettent d’éviter le cou­pe­ret. Gas­ton Def­ferre, alors ministre de l’intérieur, décide de le gar­der au même poste. Il sait si bien y faire qu’on l’entend un jour répli­quer à son ministre : « Je suis plus socia­liste que vous. » C’est ain­si que Pierre Richard se rend indis­pen­sable. Il lance les pre­mières réformes locales, par­ti­cipe à la confec­tion des pre­mières lois sur la décentralisation.

Après l’écriture des lois, Pierre Richard vise la place essen­tielle pour mettre en musique la réforme : la direc­tion de la CAECL, là où tout se joue. Il est alors encore de tra­di­tion de veiller à l’équilibre des repré­sen­ta­tions poli­tiques au sein de la Caisse des dépôts. L’ancien direc­teur de cabi­net de Pierre Mau­roy, Robert Lion, ayant pris la direc­tion de la Caisse, il n’est pas mal qu’un bar­riste, défen­seur abso­lu de la décen­tra­li­sa­tion, vou­lue par le gou­ver­ne­ment et où la CDC peut avoir un grand rôle, en devienne le direc­teur géné­ral adjoint. C’est ain­si que Pierre Richard fait son entrée dans la grande mai­son de la rue de Lille.

Pre­miers pas vers l’indépendance

Avec le pré­sident socia­liste de la CAECL, Mau­rice Pour­chon, auver­gnat proche de Roger Quilliot et fervent décen­tra­li­sa­teur, il rêve de trans­for­mer la mai­son. (Toute l’histoire de la CAECL est consul­table dans l’onglet Pro­lon­ger.) Le pre­mier parle de lui don­ner une « vraie per­son­na­li­té ». Pierre Richard et son équipe veulent aller plus loin : ils pensent déjà indé­pen­dance. C’est l’époque où toute la haute admi­nis­tra­tion est en train de bas­cu­ler. Défen­dant jusqu’alors la supré­ma­tie de l’Etat et de l’économie admi­nis­trée, elle ne jure plus que par le mar­ché, l’Europe, et déjà presque par la privatisation.

Pen­dant trois ans, Pierre Richard va soli­de­ment construire son pou­voir. Il ren­contre les élus, se fait par­tout le défen­seur d’une décen­tra­li­sa­tion active, d’une ges­tion moderne et dyna­mique des villes. Et sur­tout tente de les convaincre qu’ils ont besoin d’une ins­ti­tu­tion finan­cière moder­ni­sée pour les accom­pa­gner. Il ménage aus­si beau­coup l’avenir. Il garde des contacts étroits avec tous les milieux gis­car­diens et bar­ristes, sait faire son che­min, dans l’ombre, dans le monde politique.

Lorsque la droite revient au pou­voir en 1986, il a toutes les entrées néces­saires pour expo­ser son grand pro­jet : faire de la CAECL un éta­blis­se­ment auto­nome de la Caisse des dépôts. Le pré­texte lui est don­né par le gou­ver­ne­ment. Tou­jours impé­cu­nieux, celui-ci réclame 2 mil­liards de francs de pré­lè­ve­ments sur les réserves de la CAECL. Pierre Richard en pro­fite pour son­ner l’alarme auprès des élus locaux : tout cet argent, fait-il valoir, va man­quer aux com­munes. N’est-il pas temps de son­ger à une plus grande sépa­ra­tion de l’État, de la Caisse ?

Pour faire avan­cer rapi­de­ment le dos­sier, il tente un coup, avec sans doute l’accord de cer­tains membres du gou­ver­ne­ment, notam­ment Yves Gal­land, ministre UDF des col­lec­ti­vi­tés locales. Dès juin 1986, Jean-Pierre Roux, maire RPR d’Avignon et pré­sident de la CAECL, pose une ques­tion à l’assemblée sur l’évolution du sta­tut de la socié­té. Le gou­ver­ne­ment répond qu’il y réfléchit.

Mais au gou­ver­ne­ment, les avis sont par­ta­gés. Le ministre des finances, Edouard Bal­la­dur, rêve déjà d’en finir avec la toute-puis­sance de la Caisse des dépôts et de la mettre en coupe réglée. La pri­ver de son ser­vice le plus impor­tant peut être une pre­mière pierre à ce pro­jet. D’autres, notam­ment Charles Pas­qua, ministre de l’intérieur, sont plus hos­tiles à cette évo­lu­tion. Beau­coup demandent une auto­no­mie de la CAECL mais pas une sépa­ra­tion de la Caisse.

Les élus, eux, renâclent. Pri­va­ti­ser une entre­prise concur­ren­tielle peut encore se com­prendre, expliquent-ils, mais là il s’agit d’une qua­si-admi­nis­tra­tion d’Etat. Ce qui n’est pas exac­te­ment la même chose.

Pen­dant un an, les dis­cus­sions s’enlisent. Pierre Richard inlas­sa­ble­ment avance ses argu­ments : la créa­tion d’un mar­ché à terme (Matif) qui change les règles des finan­ce­ments et per­met l’émergence des déri­vés, le besoin des com­munes de recou­rir à des finan­ce­ments plus éla­bo­rés et non contrô­lés par la Caisse, la néces­si­té de cla­ri­fier le rôle de l’Etat dans ce sec­teur désor­mais concur­ren­tiel et convoi­té par les autres banques, l’Europe et tant d’autres choses encore…

Coup de force contre Matignon

En juin 1987, une réunion inter­mi­nis­té­rielle est orga­ni­sée autour de Jacques Chi­rac pour étu­dier à nou­veau le dos­sier. Il y est déci­dé « une réforme de sta­tut pour accroître (l’)autonomie de ges­tion » de la caisse. Le soir même, Pierre Richard convoque la presse et annonce la trans­for­ma­tion de la CAECL en socié­té ano­nyme ! C’est le pre­mier coup de force de Pierre Richard. Et per­sonne ne l’arrête. Même la Caisse des dépôts, en dis­grâce alors du pou­voir chi­ra­quien et bal­la­du­rien, ne peut rien faire. Une seule chose lui est refu­sée : il ne pour­ra pas prendre la ges­tion de la tré­so­re­rie des col­lec­ti­vi­tés. Le Tré­sor s’oppose à en céder la centralisation.

La méca­nique, si connue depuis par les sala­riés des entre­prises publiques, est enclen­chée. Dès octobre, la CAECL dis­pa­raît pour deve­nir le Cré­dit local de France. Quatre hommes prennent le pou­voir : Pierre Richard, Jacques Guer­ber, Rem­bert von Lowis, et Gilles Benoist.

Pen­dant vingt ans, ce sera le même qua­tuor ou presque. Gilles Benoist pren­dra la direc­tion de la Caisse natio­nale de pré­voyance (CNP) mais il res­te­ra pré­sident du comi­té d’audit de Dexia, un poste clé.

L’opération est par­ti­cu­liè­re­ment mal vécue par la Caisse des dépôts. « Cela a été un véri­table hold-up. Il a lit­té­ra­le­ment arra­ché le Cré­dit local à la Caisse des dépôts et a raflé la mise », raconte un patron proche des col­lec­ti­vi­tés locales. La socié­té reçoit 3,2 mil­liards de francs de fonds propres. Elle obtient des garan­ties de la Caisse pour toutes les émis­sions obli­ga­taires lan­cées et à venir. Mais ce n’est pas tout. « Pierre Richard est par­ti avec tout, les équipes, les res­pon­sables des rela­tions avec les com­munes. Des fonc­tion­naires se sont retrou­vés déta­chés d’office. Cela a été une his­toire très dou­lou­reuse », se sou­vient Jean-Phi­lippe Gas­pa­rot­to, secré­taire CGT de la Caisse des dépôts.

Des années après, la bles­sure née de la vio­lence de cette opé­ra­tion n’était tou­jours pas refer­mée, à en croire Phi­lippe Auber­ger, pré­sident du conseil de sur­veillance de la Caisse des dépôts de 2002 à 2007. « Autant la sépa­ra­tion avec la CNP s’est bien pas­sée, autant celle avec le Cré­dit local a été mal vécue. Tout était tou­jours com­pli­qué et dou­lou­reux. Il a fal­lu gérer pen­dant des années le retour de sala­riés qui deman­daient ou à qui on a deman­dé de reve­nir. » 1991, Pierre Béré­go­voy amorce la privatisation

Le retour de la gauche au pou­voir donne un coup d’arrêt au mou­ve­ment. Très pro­vi­soi­re­ment. En ce début d’années 1990, la Caisse des dépôts est très mal à l’aise. Son direc­teur géné­ral, Robert Lion, est désta­bi­li­sé. On lui reproche sa ges­tion débri­dée, ses enga­ge­ments dis­per­sés, ses passe-droits. Mais sur­tout, la droite l’accuse d’avoir eu un rôle déter­mi­nant dans le raid raté contre la Socié­té géné­rale, des­ti­né à cas­ser sa pri­va­ti­sa­tion. Elle réclame sa tête et veut le déman­tè­le­ment de la Caisse des dépôts.

À l’origine du pro­jet contre la Socié­té géné­rale, Pierre Béré­go­voy, alors au minis­tère des finances, est gêné par ce dos­sier. Et puis, il sou­haite don­ner des gages de bonne poli­tique libé­rale. En dépit de la poli­tique du « ni-ni » (ni pri­va­ti­sa­tion, ni natio­na­li­sa­tion) décré­tée par Fran­çois Mit­ter­rand, il fait adop­ter en avril 1991 le prin­cipe d’une ouver­ture par­tielle du capi­tal des entre­prises publiques jusqu’à 49,9% (voir dans l’onglet Pro­lon­ger l’étude de l’Insee sur les pri­va­ti­sa­tions en France).

Pierre Richard n’a rien per­du de tous ces jeux de pou­voir. Il en pro­fite pour avan­cer ses pions. Il est le pre­mier à arra­cher sa pri­va­ti­sa­tion par­tielle – il y aura après Elf, Total et Rhône Pou­lenc. Dès novembre 1991, il l’obtient. Com­ment Pierre Richard a‑t-il fait ? Quels argu­ments a‑t-il avan­cés ? De quels appuis a‑t-il dis­po­sé ? Des années après, ceux qui ont eu à connaître de près ou de loin ce dos­sier, sont tou­jours per­plexes. Pierre Richard lui reste volon­tai­re­ment très vague. « J’ai été appuyé par Béré­go­voy », explique-t-il aujourd’hui.

Dès 1993, il obtien­dra la pri­va­ti­sa­tion com­plète du Cré­dit local de France par le gou­ver­ne­ment Bal­la­dur. L’État qui avait 47% du capi­tal en 1987 aux côtés de la Caisse des dépôts et des Caisses d’épargne ne ces­se­ra de vendre au fil de l’eau cette par­ti­ci­pa­tion. En 2000, il n’a plus rien.

La ran­cœur de Pierre Richard

Sem­blant igno­rer le lourd pas­sif avec la Caisse des dépôts, Pierre Richard a, mal­gré tout, pré­sen­té deux fois sa can­di­da­ture pour prendre la direc­tion de la rue de Lille. La pre­mière fois en 1992, au len­de­main de la pri­va­ti­sa­tion par­tielle du Cré­dit local de France, il a sou­hai­té suc­cé­der à Robert Lion.

« Il consi­dé­rait que ce poste lui reve­nait de droit », se sou­vient un res­pon­sable de la CDC. Mais sa can­di­da­ture fut reje­tée. Ses proches racontent qu’il en gar­da une ran­cœur tenace. « Bles­sé ? Non pas du tout. Je l’ai juste regret­té quelque temps. J’étais pas­sion­né par la Caisse. Mais la liber­té était du côté du Cré­dit local de France », dit-il avant d’ajouter « peut-être que si j’avais été ins­pec­teur des finances, j’aurais eu plus de chance. »

Cette humi­lia­tion sera un puis­sant moteur pour cet homme décrit par de nom­breux inter­lo­cu­teurs comme « sen­sible à la gloire ». De cette date, Pierre Richard n’aura de cesse de démon­trer qu’il vaut autant et même plus que tous ces ban­quiers, ins­pec­teurs des finances, qui l’ont mépri­sé, rejeté.

En 2002, au moment du ren­voi de Daniel Lebègue de la Caisse des dépôts, il repré­sen­ta dis­crè­te­ment sa can­di­da­ture à Jean-Pierre Raf­fa­rin, un de ses proches, alors pre­mier ministre. Pierre Richard nie avoir eu la moindre vel­léi­té de se pré­sen­ter. Des membres de la CDC eux se sou­viennent de l’épisode. Dès que les sala­riés de la CDC ont eu connais­sance de sa can­di­da­ture, ce fut un tol­lé. L’ensemble des syn­di­cats de la mai­son firent cir­cu­ler une motion pour s’opposer à sa nomi­na­tion. Dix ans après, per­sonne à la Caisse n’avait oublié le hold-up.
]]. Mal­gré une reca­pi­ta­li­sa­tion de 6,5 mil­liards accor­dés sur les fonds publics, l’établissement fran­co-belge n’est plus, depuis cette époque, qu’une banque zom­bie. La nou­velle direc­tion, co-déte­nue par le Belge Jean-Luc Dehaene et le Fran­çais Pierre Maria­ni, n’a eu, tout ce temps, que le rôle de syn­dic de faillite, char­gé d’éteindre en dou­ceur toutes les dérives du pas­sé. Comme toutes les autres banques, comme les États euro­péens, elle a cher­ché à s’acheter du temps. Les mar­chés bour­siers, long­temps aveugles sur l’état de san­té réelle de la banque, ne s’y sont pas trom­pés. Depuis 2008, l’action Dexia n’a jamais dépas­sé les 5 euros.

L’aggravation de la crise depuis quelques mois a eu rai­son de tous ces plans de repli rai­son­nés. Pri­vée de l’accès au cré­dit inter­ban­caire, de contre­par­ties ban­caires en dol­lars indis­pen­sables pour cette banque qui s’est déve­lop­pée au-delà du rai­son­nable aux États-Unis, sans avoir les moindres de sources de finan­ce­ment et de dépôts en face, sous la pres­sion des agences de nota­tion, Dexia est tom­bée, pre­mier maillon faible d’une crise euro­péenne qui ne cesse de prendre de l’ampleur. Game over !

Pour évi­ter l’affolement, les États fran­çais et belge mul­ti­plient les com­mu­ni­qués ras­su­rants. Ils assurent qu’ils appor­te­ront toutes leurs garan­ties pour per­mettre à la banque de pour­suivre son acti­vi­té, d’honorer ses enga­ge­ments auprès des clients et des autres contre­par­ties ban­caires. A ce stade, ils ne peuvent faire autre chose. Il leur faut en urgence ras­su­rer, évi­ter une panique ban­caire et une course des dépo­sants pour récu­pé­rer leur argent : en Bel­gique comme en Tur­quie, Dexia est une banque de dépôts. Il faut aus­si envoyer tous les signaux néces­saires au monde ban­caire et finan­cier, afin d’éviter la para­ly­sie du système.

Car la faillite d’une banque, sur­tout en temps de crise, n’est pas un évé­ne­ment ano­din. Par effet de domi­no, les inter­con­nexions sont si nom­breuses et si opaques que tout le sys­tème ban­caire peut s’écrouler. Les banques le savent si bien qu’elles ne cessent d’agiter le spectre d’une crise sys­té­mique pour évi­ter une sanc­tion de leurs fautes, ce qui les place dans une situa­tion d’aléa moral, de chan­tage insou­te­nable à l’égard des États.

Déjà, cer­tains com­mencent à agi­ter le spectre de Leh­man Bro­thers, « le jour où la pla­nète finan­cière faillit som­brer », comme le diag­nos­ti­qua doc­te­ment l’inénarrable Jean-Marie Mes­sier. Mais ce qui se passe aujourd’hui autour de Dexia s’apparente moins à la faillite de Leh­man Bro­thers qu’à celle de la banque autri­chienne, le Kre­di­tans­talt, en 1931. Pour les his­to­riens, l’écroulement de l’établissement ban­caire autri­chien marque le tour­nant sym­bo­lique de la crise de 1929, le moment où celle-ci atteint l’Europe, dévas­tant les États, rui­nant les éco­no­mies et les mon­naies, et condui­sant à la faillite politique.

Des garan­ties sans contrepartie

L’écroulement de Dexia, qui se tar­guait d’incarner la grande Europe en construc­tion, celle du mar­ché unique et du mar­ché tout court, pour­rait mar­quer la même rup­ture. Sa faillite ren­voie à l’aveuglement et au déni des auto­ri­tés euro­péennes depuis le début de la crise de 2008 : la banque avait pas­sé haut la main les fameux stress tests des banques en juillet der­nier. Avec un ratio de plus de 11% de fonds propres, elle parais­sait même être une des mieux capi­ta­li­sées du sys­tème ban­caire euro­péen. Les États euro­péens, qui n’ont ces­sé de tem­po­ri­ser, sont rat­tra­pés par la réa­li­té. Il leur faut main­te­nant trou­ver une réponse dans l’urgence. Ras­su­rer mais aus­si orga­ni­ser une faillite ordon­née de Dexia.

Tous les actifs de la banque ayant quelque valeur sont donc appe­lés à être cédés. Il n’y a aucun doute sur la façon dont ces ces­sions seront réa­li­sées : les pilleurs d’épave seront à l’œuvre et les ces­sions se feront à prix cas­sé. Et ce sont les États qui com­pen­se­ront la dif­fé­rence. Car les actifs de Dexia sont loin de pou­voir faire face à ses enga­ge­ments. La banque affiche un bilan de 518 mil­liards d’euros, fin juin 2011.

Struc­tu­rel­le­ment dés­équi­li­brée dès sa nais­sance, faute d’avoir des res­sources finan­cières stables, Dexia a en effet été de toutes les aven­tures finan­cières pour satis­faire son besoin de conquête et les ego de ses diri­geants : sub­primes, rehaus­se­ment de cré­dit, CDO, ABS et autres pro­duits déri­vés reven­dus allè­gre­ment à ses clients… Aucun seg­ment de la créa­ti­vi­té finan­cière ne lui a été étran­ger. Depuis l’automne 2008, un grand ménage a été entre­pris. Des por­te­feuilles entiers de pro­duits déri­vés ont été ven­dus, le rehaus­seur de cré­dit amé­ri­cain FSA a été cédé, les actifs les plus ris­qués ont été par­qués dans une struc­ture de défai­sance interne. De 220 mil­liards d’euros en 2008, le por­te­feuille a été rame­né à 125 mil­liards. Mais il reste encore beau­coup de risques. « Il n’y a pas de pro­duits toxiques. Ce por­te­feuille est trop lourd pour nous mais il est de bonne qua­li­té », assure la banque.

Au vu des expé­riences pas­sées, il aurait été bon tout de même de s’en assu­rer. Pour­tant, sans dis­cu­ter, les États fran­çais et belge ont accep­té d’apporter leur totale garan­tie à cette struc­ture. Comme le gou­ver­ne­ment irlan­dais l’a fait en 2009 en se por­tant garant de l’ensemble des enga­ge­ments de son sys­tème ban­caire. À aucun moment, il n’a été ques­tion de faire un audit, de faire le tri, de deman­der aux action­naires d’assumer au moins une petite part de leur res­pon­sa­bi­li­té, d’appeler aus­si cer­taines contre­par­ties à prendre en charge une par­tie du far­deau. L’événement de cré­dit, la crainte de voir déclen­cher les assu­rances cré­dit – ces fameux CDS qui servent d’outils de spé­cu­la­tions mais ne doivent jamais être appe­lés en garan­tie – ont ser­vi d’alibi. Comme en 2008, les États avancent leur cau­tion, sans contre­par­tie. Au nom de la crainte de la crise sys­té­mique, il ne sau­rait être ques­tion de deman­der au monde finan­cier d’assumer une par­tie de ses propres tur­pi­tudes. Les États et les contri­buables sont là pour cela.

De la même manière, le gou­ver­ne­ment fran­çais s’apprête à bénir à l’aveugle la reprise de l’ex-crédit local de France par la Caisse des dépôts et La Banque pos­tale, comme Media­part l’a annon­cé. Ce sont les deux seuls éta­blis­se­ments ban­caires à peu près sains du sys­tème fran­çais, non par ver­tu mais parce qu’ils n’ont pas été auto­ri­sés sta­tu­tai­re­ment à se lan­cer dans les exploits de la grande finance. Là encore, cette reprise s’engage sans condi­tions. L’argument d’assurer le néces­saire finan­ce­ment des col­lec­ti­vi­tés locales est sup­po­sé enter­rer toutes les objections.

À l’exception du syn­di­cat SUD-PTT (http://www.mediapart.fr/files/CommD…), per­sonne ne semble se pré­oc­cu­per ni de la qua­li­té des biens trans­fé­rés, ni des risques de conten­tieux liés aux cré­dits toxiques ven­dus aux col­lec­ti­vi­tés, ni même si les deux éta­blis­se­ments ont l’assise finan­cière suf­fi­sante pour prendre plus de 70 mil­liards d’euros de risques sup­plé­men­taires. La dégra­da­tion constante du bilan de la Caisse des dépôts (cen­sée être l’ultime pro­tec­tion de l’épargne des Fran­çais), depuis les débuts du gou­ver­ne­ment Sar­ko­zy, appel­le­rait pour­tant un exa­men minu­tieux. Mais qu’importe ! L’urgence com­mande. Comme au temps du Cré­dit lyon­nais et du consor­tium de réa­li­sa­tion, les Fran­çais décou­vri­ront la note plus tard.

Mar­tine Orange Média­part