Une étude de l’Institut wallon de l’évaluation, de la prospective et de la statistique (IWEPS) parue en octobre 2019 montre les inégalités entre les femmes et les hommes sous un angle nouveau.
Avec une méthodologie inédite : l’étude des revenus sous l’angle individuel et non celui du ménage. L’occasion d’apporter un regard neuf sur la pauvreté des femmes – et de s’adapter aussi à l’esprit du temps marqué par une instabilité familiale croissante, et donc une division des ressources en cas de séparation. Éclairage avec François Ghesquière, auteur, avec Sile O’Dorchai, de l’étude « Égalité entre les femmes et les hommes en Wallonie : revenus, pauvreté et dépendance financière des Wallonnes et des Wallons »1.
Alter Échos : En quoi votre méthodologie éclaire-t-elle les inégalités sous un jour nouveau ?
François Ghesquière : Habituellement, les analyses comparent les taux de risque de pauvreté des hommes et des femmes en se basant sur l’ensemble des revenus de leurs ménages avec l’hypothèse implicite que les personnes qui vivent ensemble mettent leurs ressources en commun et ont le même niveau de vie. On considère donc que si les ressources du ménage sont suffisantes, elles protègent tous les membres du ménage face à la pauvreté. Et qu’une personne est pauvre si elle appartient à un ménage pauvre, quels que soient ses revenus personnels. Cette vision des choses nie les relations et rapports de pouvoir qui sont à l’œuvre au sein du ménage entre ses différents membres. Et invisibilise la pauvreté des femmes. Ici, nous avons étudié, non pas les revenus du ménage, mais les revenus perçus à titre personnel par les femmes et les hommes afin de voir ce que perçoivent vraiment les individus. Nous avons utilisé les données SILC, statistiques sur le revenu et l’exclusion sociale dans l’Union européenne. Le revenu individuel comprend les revenus nets perçus par la personne, mais aussi les allocations de chômage, les pensions de retraite, indemnités maladie, etc. N’ont pas été pris en compte, parce que collectées au niveau du ménage, les revenus du patrimoine, les allocations familiales, les allocations de naissance, allocations liées au logement et pensions alimentaires.
A.É. : De cette étude sont donc ressorties des inégalités importantes entre les femmes et les hommes…
F.G. : Alors que les taux de risque de pauvreté sont proches – 21 et 18 % pour les femmes et les hommes –, le taux de dépendance financière des femmes en Wallonie en 2017 vaut plus du double de celui des hommes qui est à 12 %. On observe aussi que le taux de dépendance financière des hommes est relativement proche de leur taux de risque de pauvreté. Par contre, en 2005, le taux de dépendance financière des femmes était deux fois plus élevé que leur taux de risque de pauvreté. En 2017, l’écart se réduit : le taux de dépendance financière vaut 27 % alors que celui de pauvreté s’élève à 21 %. Ce qui veut dire que de nombreuses femmes seraient effectivement beaucoup plus pauvres encore si elles ne pouvaient pas compter sur une part du revenu du ménage. Quant à l’inégalité salariale, si le salaire brut moyen des femmes s’élève à 78 % de celui des hommes en Wallonie, le revenu moyen des femmes (calculé sur les écarts de revenus annuels nets) n’atteint que 70 % du revenu moyen des hommes. Cette différence s’explique certainement par le fait que les femmes ont des taux d’emploi plus faibles et que les revenus de la protection sociale sont moins forts. Il faut aussi tenir compte des femmes qui n’ont pas de revenus du tout.
A.É. : Qu’est-ce qui vous a particulièrement marqué en réalisant cette étude ?
F.G. : On a observé qu’il y avait peu d’effets de redistribution de la protection sociale. Le système assurantiel dépend de ce que l’on a travaillé. Donc, les inégalités observées sur le marché de l’emploi se répercutent après, en cas de perte d’emploi ou sur les pensions. Autre observation : la situation des demandeurs d’emploi peut sembler étonnante puisque dans cette catégorie, le taux de dépendance des femmes est plus faible que les hommes. Mais attention, il ne faut pas pour autant conclure à une égalité ou à une inégalité renversée : déjà les effectifs de cette catégorie sont limités. On remarque que, dans cette catégorie, un nombre non négligeable sont cheffes de ménage monoparentales.
A.É. : D’où la nécessité de mettre ces indicateurs alternatifs en complémentarité avec d’autres…
F.G. : Taux de pauvreté et taux de dépendance sont en effet complémentaires. Cela s’illustre par le cas des mères de familles monoparentales. Cette catégorie est confrontée à un taux de risque de pauvreté très élevé, proche de 50 %, mais, en revanche, le taux de dépendance financière avoisine les 7 % contre 17 % par exemple pour les mères d’un enfant qui vivent en couple. En d’autres mots, les familles monoparentales ne sont pas dépendantes financièrement parce qu’elles travaillent et ont des allocations de chefs de ménage. Pourtant, elles sont pauvres car leur seul revenu permet difficilement de répondre aux besoins de toute la famille. Précisons que seuls les besoins personnels sont pris en compte dans le calcul du taux de dépense financière. Les charges d’enfants ne sont pas prises en compte. C’est d’ailleurs une des limites de cet indicateur.
A.É. : En conclusion de cette étude, vous parlez de paradoxe de l’égalitarisme inégalitaire… Que voulez-vous dire ?
F.G. : Nous sommes dans une société qui promeut l’égalité entre les femmes et les hommes. Il y a en effet une égalité juridique, les normes sociales évoluent vers plus d’autonomie mais la société sexiste maintient des inégalités de fait. Si les femmes cotisent moins, elle ont moins accès aux allocations, par exemple.
A.É. : Quelles recommandations concrètes formulez-vous alors ?
F.G. : Agir sur les discriminations directes et indirectes. En permettant par exemple aux jeunes mères de concilier emploi et parentalité avec une offre d’accueil suffisante. Cela doit être couplé avec, bien sûr, une répartition plus égale des charges de la parentalité, qui demandera de bousculer pas mal de stéréotypes sexistes. Au niveau de la sécurité sociale, il serait nécessaire de supprimer le taux cohabitant qui touche les femmes aux revenus les plus faibles. Dans certaines catégories, l’allocation est au niveau du seuil de dépendance financière comme la Grapa au taux isolé. Mais les femmes âgées en couple ont un taux de dépendance financière très élevé car elles bénéficient de la Grapa au taux cohabitant, voire pas de revenu du tout. Nous évoquons aussi dans nos pistes un accès plus large au Secal (Service des créances alimentaires). Une autre piste concerne les cotisations pour les pensions : chaque travailleur pourrait cotiser pour sa pension et celle de son conjoint. Et lors d’une séparation, une femme ayant ‘sacrifié’ sa carrière pour sa famille ne serait pas pénalisée. Mais il faut se méfier des potentiels effets pervers : certaines femmes pourraient « choisir » de rester à la maison sachant qu’elle recevront un revenu.
Le taux de risque de pauvreté : calculé comme le pourcentage de personnes vivant dans des ménages dont le revenu disponible équivalent – somme de tous les revenus du ménage divisée par unité de consommation (chaque personne a un poids différent : 1 pour un adulte, 0,5 pour le deuxième adulte, 0,3 pour l’enfant, etc.) – est inférieur à 60 % de la médiane de ce revenu dans le pays. En 2017, 21,8 % de la population wallonne vivait dans un ménage dont le revenu net équivalent était inférieur au seuil de pauvreté.
1. Disponible sur www.iweps.be.