Avant la fin de l’année, l’Onu se prononcera sur l’entrée de la Palestine en tant que pays non membre. Elias Sanbar, ambassadeur de Palestine à l’Unesco, écrivain et militant, nous explique les réticences de Washington à voir les Palestiniens entrer de plain-pied dans le concert des nations. Il retrace quarante ans de lutte du peuple palestinien contre l’effacement de son nom, pour une paix juste et une réconciliation fondée sur l’égalité entre les deux peuples.
Quand et pourquoi avez-vous quitté la Palestine ?
Ma famille, comme des milliers d’autres, a été expulsée en avril 1948 vers les frontières les plus proches. Dans notre cas, ce fut celles du Liban. Le récit officiel israélien affirme que les armées arabes ayant, le 15 mai 1948, envahi le nouvel État juif, Israël a dû mener une guerre défensive et que des centaines de milliers de Palestiniens sont alors partis de chez eux à l’appel des chefs d’État arabes pour laisser le champ libre aux armées régulières. En réalité, quand les armées arabes sont entrées, nous étions déjà en exil. Quand on parle de la guerre de 1948, on en escamote une autre, antérieure. Le 15 mai marque le début de la deuxième guerre de Palestine. Le récit israélien a intérêt à affirmer qu’il n’y eut qu’une guerre entre le jeune État juif et les pays arabes, c’est indispensable pour éluder l’expulsion, faire de 1948 une guerre de stricte autodéfense et décharger Israël de toute responsabilité.
Quand commence la « première guerre » ?
Le 29 novembre 1947, à l’annonce par l’Onu de la recommandation de partage qui divisait la Palestine : 42,88 % pour les Palestiniens, 56,47 % pour les Juifs et un statut de corpus separatum pour Jérusalem. C’est à ce moment que les affrontements commencent. La Haganah, qui deviendra l’armée israélienne, déclenchera alors sa guerre de conquête qui vise à vider la Palestine de son peuple. Les départs seront forcés, ils interviendront toujours après des revers militaires des Palestiniens et seront ponctués de massacres pour « convaincre » les récalcitrants qui s’entêteraient à demeurer chez eux.
Combien êtes-vous à partir ?
À la veille du conflit, les Palestiniens étaient, selon les derniers recensements britanniques 1,4 million de personnes, la communauté juive avoisinait les 600 000 âmes. À l’issue de la guerre, près de 800 000 Palestiniens se retrouvent réfugiés, 550 000 passent en Cisjordanie et à Gaza sous contrôles jordanien et égyptien, 150 000 échappent à l’expulsion. Les Palestiniens qui partent sont alors convaincus que leur absence sera courte puisque des armées arabes vont rétablir la situation. Pendant les premiers mois d’exil, les gens sont demeurés massés aux frontières, dormant à la belle étoile, convaincus d’un retour imminent. Mais ils ne sont jamais rentrés. On a dit que les Palestiniens étaient les « Juifs des Israéliens », c’est une grosse sottise. Rien n’est comparable dans les deux malheurs. Si l’on tient à faire des comparaisons, je dirais que les Palestiniens sont les Peaux-Rouges des Israéliens.
Combien y a‑t-il de réfugiés ou descendants de réfugiés ?
Sur 12 millions de Palestiniens, près de 60 % sont aujourd’hui en exil.
Pourquoi les Palestiniens n’acceptent-ils pas le partage ?
Par quelle logique et en vertu de quelle règle 1,4 million de personnes, qui vivent là depuis des siècles, accepteraient-ils une décision prise à New York au terme d’une grave pression exercée par les États-Unis sur quelques pays récalcitrants à voter le partage, exigeant d’eux qu’ils abandonnent 52 % de leur territoire national à des immigrants venus d’Europe, victimes dans leur écrasante majorité du racisme occidental et de la barbarie nazie ? Moi-même qui suis depuis vingt ans actif dans le processus de paix, je peux vous affirmer qu’en 1947, je n’aurais pas accepté la proposition de l’Onu.
Les Palestiniens ont-ils vendu leurs terres au mouvement sioniste ?
Une infime partie a été vendue. Selon les chiffres de l’Onu, la totalité des surfaces en propriété juive, recensées à la veille du partage, est de 5,7 % du territoire, pourcentage qui inclut les terres du domaine public cédées par la colonisation britannique à l’Agence juive. Plus, le partage attribue les parties les plus fertiles, notamment la plaine côtière célèbre pour ses grandes plantations d’agrumes à l’État juif.
Comment en êtes-vous venus aujourd’hui à accepter le partage ?
Ce qui n’était qu’une conquête coloniale est devenu une réalité israélienne et il faut vivre avec les réalités. Il est clair que désormais deux peuples sont face à face et n’ont d’autres choix que l’instauration d’un voisinage fondé sur la justice et le respect mutuel ou continuer sans fin à se faire la guerre.
Comment Israël nommait-il le Palestinien en exil ?
« L’Arabe », et pas qu’en exil. « Réfugié arabe ». « Arabes d’Israël », « Arabes des territoires » ! Comme si les noms Palestine et Palestiniens étaient à proscrire, à effacer. Peu de gens ont réfléchi au vécu de centaines de milliers de personnes auxquelles on a dit un jour qu’elles n’avaient jamais eu de nom, qu’elles n’avaient donc jamais existé ! Ça a été une très grande souffrance. Je peux en témoigner, je l’ai vécue. La bataille du mouvement national dans l’exil est celle de la réémergence du nom. 1948 fut l’année de la noyade de notre terre natale et de l’effacement d’un peuple.
Quel accueil est réservé aux Palestiniens dans les pays arabes ?
J’entends déjà l’amalgame entre gouvernements arabes et peuples arabes. Commençons par préciser que nous avons été déplacés dans notre « continuité », ce qui fut notre chance historique. Le terme « diaspora palestinienne » est faux. Nous sommes des Arabes chez des Arabes avec une langue, une culture, une cuisine, un imaginaire communs. Il faut également dire que si les relations avec les gouvernements furent souvent « mouvementées », c’est le moins qu’on puisse dire, il n’en fut pas de même avec nos frères arabes : des milliers d’Arabes sont morts aux côtés des Palestiniens au combat. L’idée que les Arabes, peuples et gouvernements confondus, nous ont persécutés est de la propagande.
Et la reconnaissance d’Israël ?
Elle est venue à Washington en 1993, la veille de la signature des accords d’Oslo. Elle fut possible car les Palestiniens, par un immense compromis historique, ont, en votant le 15 novembre 1988 l’acceptation d’une solution négociée, opéré une distinction douloureuse mais nécessaire, celle qui s’établit entre patrie et État. Ma patrie est la Palestine, personne ne m’y fera renoncer. Mon État, lui, ne sera pas établi sur la totalité de ma terre natale, cela je l’accepte pour que la paix soit possible. Ce qui bloquait aussi jusque-là était l’absence de réciprocité et de simultanéité dans les exigences présentées aux Palestiniens. On nous a dit durant des décennies : « Commencez par reconnaître Israël et puis nous verrons »… Or que se passa-t-il sur la pelouse de la Maison-Blanche ? Un échange de lettres courtes, deux paragraphes, entre Yitzhak Rabin et Yasser Arafat, par lesquelles nous nous reconnaissions simultanément et réciproquement. Par ce document, nous venions de ramener notre nom sur la scène. Je sais aujourd’hui les critiques faites aux accords de paix. Certaines sont fondées, d’autres injustes, mais l’essentiel est ailleurs, à mes yeux. Les accords, ça se renégocie ! Et ça s’abroge : la réalité peut les rendre caduques. Mais on ne connaît pas beaucoup de peuples qui ont réussi, au prix de terribles sacrifices, à ramener leur nom disparu sur la scène de l’Histoire. Personne aujourd’hui, à commencer par les adversaires les plus acharnés, n’ose dire que nous n’existons pas. Arafat a incarné ce combat et c’est la raison de l’immense attachement que lui vouent les Palestiniens.
Un État commun, binational est-il possible aujourd’hui ?
Ce serait une belle conclusion, un beau prélude à un État de citoyens, de tous ses citoyens. Mais il n’est pas réalisable aujourd’hui, car il lui manque la volonté réciproque de la vie en commun. Aussi faut-il trouver une forme de voisinage. Un voisinage humaniste, harmonieux, respectueux peut déboucher sur une réconciliation réelle. Qui sait, l’Histoire surprendra peut-être ceux qui me liront avec scepticisme.
Qu’en pensent les Israéliens ?
Certains en Israël en sont conscients, mais c’est un pays qui a été moulé dans l’idée de la peur, dans l’idée que la mort viendrait toujours du « dehors », de l’autre côté des remparts de la citadelle assiégée. Aujourd’hui, nombreux sont les Israéliens qui savent, même s’ils n’agissent pas encore, que la suprématie militaire est à terme illusoire et suicidaire.
Un pas important est l’entrée de la Palestine comme État membre à l’Unesco en 2011. Quelles sont les perspectives que cela ouvre à la Palestine ?
Notre demande d’entrée à l’Onu a déjà été refusée en 2011 de la part des États-Unis pour une raison fondamentale : Israël, lui seul, décidera du moment de notre participation au concert des nations ! Ce qui est une négation absolue de notre réalité de peuple jouissant du droit à l’autodétermination. Il y eut également deux autres raisons annexes au refus acharné de Washington : en nous faisant admettre à l’Onu, nous brisions le monopole absolu que les États-Unis se sont octroyé sur le processus de paix ; en devenant membres de l’Onu, nous disposerions du droit de saisir la Cour pénale internationale… Ce qui n’a pu être accompli à New York, nous l’avons accompli à Paris. La bataille pour l’admission de la Palestine en tant que « pays membre » de l’Unesco ne s’est pas jouée sur la culture mais sur la reconnaissance du pays Palestine. La nuance est primordiale. Jusque-là, nous étions perçus, y compris de la part de nos amis, comme une entité de « territoires ». Or les territoires disposent de populations, alors que les pays appartiennent à leurs peuples !
Je voudrais, pour finir, souligner que la France s’est à ce propos admirablement distinguée, en votant avec courage notre adhésion à l’Unesco. Malgré les pressions et les « remontrances » du parrain américain qui, en vingt-deux ans de négociations, n’a pas, et c’est un euphémisme, fait grand-chose pour que les choses avancent véritablement. D’autres pays européens – onze – ont fait preuve du même courage politique.
Il faut dire, pour que les lecteurs apprécient la gravité du pourrissement sur le terrain et les dangers qu’il recèle, que la situation des Palestiniens est comparable à celle d’un nageur que l’on laisse respirer lorsque l’on se rend compte qu’il va se noyer, mais à qui l’on enfonce la tête sous l’eau chaque fois qu’il s’approche de la terre ferme. C’est la bonne grille de lecture de l’aide que nous recevons, elle est certes vitale pour des millions de personnes, mais elle sert surtout à financer notre « nage perpétuelle » et à s’acheter une bonne conscience face à l’injustice.
Qui finance la Palestine ?
Il y a les aides arabes, mais elles n’arrivent pas toujours… Le premier contributeur demeure l’Europe, avec plusieurs centaines de millions par an. Il y a également le Japon. Les États-Unis aussi. Jugez par vous-mêmes du paradoxe. Washington a pénalisé l’Unesco pour notre entrée au prétexte que le nouveau membre était une « entité terroriste » sans que cela les empêche de continuer, et heureusement, de fournir une aide annuelle de 720 millions de dollars à l’Autorité palestinienne.
Si Obama est réélu, vous pensez qu’il fera quelque chose durant son deuxième mandat ?
Je ne peux cacher mon scepticisme. Le « miracle » toujours annoncé à l’approche des seconds mandats des présidents américains n’a jamais eu lieu. Par ailleurs, Barack Obama est à ce jour le président qui a le plus promis et le moins agi. Mais la politique est paradoxe et je ne peux non plus cacher le fait que l’élection du candidat républicain serait une grande catastrophe pour la Palestine. Ce qui vous expliquera pourquoi je souhaite très fortement l’élection d’Obama, malgré ses promesses jamais tenues à ce jour.
Comment expliquer que les Palestiniens aient voté pour le Hamas ?
Les Palestiniens ont majoritairement voté contre le Fatah plutôt que pour le Hamas. Ils l’ont surtout fait par rejet des comportements de voyous d’un certain nombre de cadres et de membres du Fatah qui, à Gaza, avaient instauré un climat délétère fortement désavoué par la population. Ce vote fut en quelque sorte un vote de censure sur base de « moralité » publique, non de « religiosité ». La tragédie des Palestiniens à Gaza tient aujourd’hui au fait que, subissant les conséquences d’un terrible blocus imposé par Israël, souffrant des ouvertures au compte-gouttes de la frontière avec l’Égypte, la population s’est retrouvée soumise à une autorité qui, sous couvert de rectitude religieuse, a imposé une répression quotidienne des libertés fondamentales.
Une enquête vient d’être ouverte sur l’assassinat d’Arafat. Qu’en pensez-vous ?
Comme la majorité des Palestiniens, je pense que Yasser Arafat a été empoisonné. C’est pourquoi j’espère que l’enquête ouverte sera menée à son terme.
Que pensez-vous de Mahmoud Abbas ?
Je connais bien le président palestinien. J’ai travaillé à ses côtés des années durant lors des négociations de paix auxquelles j’ai participé d’ailleurs. C’est un homme convaincu que le conflit doit trouver une solution négociée. Le problème est qu’il est en permanence revenu les mains vides de ces négociations, comme si la politique de la droite israélienne, des militaristes, des partisans de la colonisation à outrance, avait pour seul but de démentir la justesse de son choix.
Sa situation est aujourd’hui difficile et son choix d’une paix négociée de moins en moins compris par son peuple qui n’en peut plus d’attendre.
Abbas est un homme de conviction et de patience, il l’a montré. Mais ceux qui sont convaincus qu’il peut attendre éternellement que l’on réponde à ses demandes feraient bien de se méfier de leurs certitudes.
Pourquoi n’organise-t-il pas d’élections ?
Faire des élections en Cisjordanie seulement équivaudrait à consacrer la division du pays entre Cisjordanie, Jérusalem-Est et Gaza. Or, à ce jour, la réconciliation avec le Hamas a échoué. Des torts sont probablement le fait des deux parties. Mais une question fondamentale demeure : le Hamas a‑t-il intérêt à aller aux élections avec, éventuellement, le risque de les perdre ? J’en doute.
Propos recueillis par la rédaction de sinemensuel
Illustration : Étienne Delessert
Source de l’article : sinemensuel
Auteur du Dictionnaire amoureux de la Palestine. Plon. Avec Stéphane Hessel : Le Rescapé et l’Exilé. Don Quichotte.