Espagne : de l’indignation au pouvoir

Le bipar­tisme qui s’alterne au pou­voir depuis la fin de la dic­ta­ture est fort affai­bli par une suc­ces­sion de luttes sociales vic­to­rieuses et l’irruption de nou­velles ini­tia­tives popu­laires qui mettent en pra­tique de nou­velles façons de faire de la politique.

Alors que l’Espagne vit une crise huma­ni­taire sans pré­cé­dent, le mou­ve­ment social subit une répres­sion constante d’un régime qui a peur du chan­ge­ment et pro­tège ses inté­rêts. Le bipar­tisme qui s’alterne au pou­voir depuis la fin de la dic­ta­ture est fort affai­bli par une suc­ces­sion de luttes sociales vic­to­rieuses et l’irruption de nou­velles ini­tia­tives popu­laires qui mettent en pra­tique de nou­velles façons de faire de la poli­tique. A n’en pas dou­ter, l’Espagne entre dans une nou­velle phase de mobi­li­sa­tion qui augure de pos­sibles chan­ge­ments poli­tiques importants.

Excellent dos­sier rédi­gé par Par Jérôme Duval, membre du CADTM — Espagne.

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1. Crise huma­ni­taire en Espagne : Un contexte pro­pice à l’indignation

« Une situa­tion pré-révo­lu­tion­naire éclate, annon­çait Lénine, lorsque ceux d’en haut ne peuvent plus, ceux d’en bas ne veulent plus, et ceux du milieu bas­culent avec ceux d’en bas. »

En Espagne, sous un gou­ver­ne­ment du Par­ti Popu­laire (PP) tein­té d’une extrême droite[Du fait de l’amnistie à la fin de la dic­ta­ture, de nom­breux anciens fran­quistes occupent encore de hauts postes de l’Administration. A la dif­fé­rence d’autres pays euro­péens, la com­po­si­tion de l’espace poli­tique espa­gnol avec la pré­sence d’une frange d’extrême-droite au sein du PP rend dif­fi­cile l’émergence d’un par­ti s’affirmant ouver­te­ment comme tel. Notons cepen­dant, la der­nière ini­tia­tive allant dans ce sens avec la créa­tion du par­ti Vox, à la droite du PP, qui en seule­ment quatre mois d’existence (exac­te­ment comme Pode­mos) a cap­té 244.929 voix. Ce résul­tat montre qu’on ne peut écar­ter une rapide recom­po­si­tion de la droite et rend dif­fi­cile tout pro­nos­tic à ce sujet. Xavier Casals, La extre­ma dere­cha en España des­pués del 25‑M, El Diario.es, 16/06/2014. http://www.eldiario.es/agendapublica/nueva-politica/extrema-derecha-Espana-despues_0_271573547.html]] monar­chiste liée à l’Opus Dei, la dette pour­suit son cours ascen­dant frô­lant les 100% du PIB. L’austérité conti­nue de frap­per alors que la fraude fis­cale des plus aisés sup­prime 80 mil­liards d’euros des recettes de l’État chaque année.[[Chiffres avan­cés par le rap­port du syn­di­cat des tech­ni­ciens du Minis­tère des Finances (Ges­tha) : [La eco­nomía sumer­gi­da pasa fac­tu­ra, jan­vier 2014.]] Les mesures anti­so­ciales aux consé­quences incal­cu­lables impo­sées par les créan­ciers empêchent toute vie digne et condamne la popu­la­tion à la misère dans un pays où l’on parle déjà de mal­nu­tri­tion infan­tile, où des enfants à jeun s’évanouissent sur les bancs d’école ; un pays où l’on compte près de 6 mil­lions de chô­meurs dont une grande par­tie ne reçoit aucune aide ; où le nombre de foyers dont tous les membres actifs sont au chô­mage a été mul­ti­plié par quatre en cinq ans et est pas­sé de 380 000 en 2006 (2,6%) à plus de 1 mil­lion 900 000 en 2013 (11%)[[Encues­ta de Pobla­ción Acti­va, EPA, deuxième tri­mestre 2014. et Raúl Navas, Refor­ma labo­ral, pre­ca­ri­za­ción y ofen­si­va del capi­tal, 03.09.2014. ]] ; où une per­sonne sur quatre vit dans la pau­vre­té et trois mil­lions sur­vivent dans l’extrême pau­vre­té avec moins de 307 euros par mois, soit le double de celles et ceux qui étaient dans cette situa­tion au début de la crise en 2008[[En 2012, selon les révé­la­tions du hui­tième rap­port d’Observation de la Réa­li­té Sociale réa­li­sé par Cari­tas Espagne, 3 mil­lions de per­sonnes, soit l’équivalent de 6,4% de la popu­la­tion espa­gnole, sur­vivent dans l’extrême pau­vre­té, c’est-à-dire dire avec moins de 307 euros par mois. Cela repré­sente le double de celles et ceux qui étaient dans cette situa­tion au début de la crise en 2008. Cari­tas, VIII Informe del Obser­va­to­rio de la Rea­li­dad Social pages 7 – 8. et rap­port Memo­ria 2012]] ; où des cen­taines de mil­liers de familles sont expul­sées de leurs loge­ments pour ne plus pou­voir assu­mer une dette impayable qui les pour­suit même après avoir été mis à la rue…

Obnu­bi­lé par sa pen­sée unique, le pou­voir en place tente de vendre un futur radieux où nous béné­fi­cie­rions d’une crois­sance éner­gi­vore des­truc­trice pour le plus grand béné­fice des grandes entre­prises. Les médias nous vantent la sor­tie de la Troi­ka, comme en Irlande ou au Por­tu­gal, alors même que les « hommes en noir » de la Troi­ka, comme on les sur­nomme en Espagne, pour­suivent leurs mis­sions depuis les bureaux des minis­tères ou leurs hôtels de luxe, afin de contrô­ler les comptes publics et jus­ti­fier leurs poli­tiques de régres­sion sociale[La der­nière mis­sion offi­cielle date de début octobre 2014. [Los ‘hombres de negro’ vuel­ven a Madrid para exa­mi­nar a la ban­ca, El País, 5 octobre 2014]]. Dans la grande crise aux mul­tiples facettes que nous tra­ver­sons, seule une action popu­laire révo­lu­tion­naire serait à même de ren­ver­ser la caste oli­gar­chique en place pour enfin remettre les rênes du pou­voir au peuple, sans quoi les effets du capi­ta­lisme mor­ti­fère per­du­re­ront, au dépend de l’humain et son environnement.

Une « reprise » invi­sible pour les 99% de la population

« L’Espagne est l’unique pays de la zone euro pour lequel nous avons révi­sé à la hausse les pré­dic­tions de crois­sance, un pays où les réformes, le dur tra­vail qui a été réa­li­sé, les sacri­fices faits par les gens sont en train de por­ter leurs fruits », cla­mait enthou­siaste, Chris­tine Lagarde à l’occasion des Ren­contres annuelles du FMI début octobre 2014.[Aman­da Mars, El País, 9 octobre 2014, Lagarde : [“Los sacri­fi­cios hechos por la gente en España están dan­do fru­tos”. La direc­trice du FMI est par ailleurs mise en exa­men dans l’affaire de cor­rup­tion, dite affaire Tapie.]]

Suite à neuf tri­mestres de contrac­tion, l’Espagne est sor­tie de la deuxième réces­sion qu’elle a connue depuis le début de la crise[[Pour la pre­mière fois depuis 15 ans, l’Espagne est entrée en réces­sion au 4ème tri­mestre 2008 et en est sor­tie au pre­mier tri­mestre 2010, puis est à nou­veau entrée dans une période réces­sive au troi­sième tri­mestre 2011. On dit qu’un pays entre en réces­sion quand il accu­mule deux tri­mestres consé­cu­tifs de crois­sance néga­tive.]]. En effet, sui­vant les normes macroé­co­no­miques, le 1er jan­vier 2014 marque un chan­ge­ment de ten­dance suite à deux tri­mestres consé­cu­tifs de crois­sance : 0,1 % au troi­sième tri­mestre 2013 et 0,3 % au qua­trième tri­mestre. Or, la sup­po­sée « reprise » tant van­tée par le gou­ver­ne­ment reste invi­sible pour la grande majo­ri­té de la popu­la­tion. La pau­vre­té et le chô­mage atteignent des niveaux scan­da­leux : 5,6 mil­lions de per­sonnes, soit 24,5% de la popu­la­tion active sont sans emploi au deuxième tri­mestre 2014. Les dépenses dédiées aux allo­ca­tions chô­mage dimi­nuent dras­ti­que­ment. Le nombre de chô­meurs condam­né à la misère parce qu’ils ne per­çoivent aucune pres­ta­tion est pas­sé, depuis l’arrivée de Maria­no Rajoy au gou­ver­ne­ment fin 2011, de 1,5 mil­lion de per­sonnes à 1,9 mil­lion en juin der­nier, soit une aug­men­ta­tion de 26%. Dans un contexte de hausse des tarifs des ser­vices de base (élec­tri­ci­té, trans­ports publics, eau…) et de baisses géné­ra­li­sées des aides sociales, ces chô­meurs sans aucun reve­nu sur­vivent grâce à la soli­da­ri­té et au tra­vail d’associations cari­ta­tives débor­dées par une telle affluence. Les jeunes diplô­més vont cher­cher du tra­vail ailleurs. Le solde migra­toire (dif­fé­rence entre immi­gra­tion et émi­gra­tion) est deve­nu néga­tif depuis 2010 et pour la pre­mière fois la démo­gra­phie décroit à cause de ce solde néga­tif accom­pa­gné d’une baisse de la natalité.


 

2. Espagne : Chaises musi­cales et corruption

Injus­tice et corruption

Pour l’année 2013, le Conseil géné­ral du pou­voir judi­ciaire (CGPJ) relève 1 661 affaires en cours dans dif­fé­rents tri­bu­naux espa­gnols pour des crimes liés à la cor­rup­tion.[[Radio­grafía de la cor­rup­ción en España : cer­ca de 1.700 cau­sas, más de 500 impu­ta­dos y sólo una vein­te­na en pri­sión, Euro­pa Press, 20 avril 2014.]] Dans un contexte d’enchaînement inin­ter­rom­pu de scan­dales, le PP croule sous les affaires de cor­rup­tion. En éta­blir la liste ici serait fas­ti­dieux. Men­tion­nons tou­te­fois le cas de l’ex dépu­té du PP, Rafael Blas­co, condam­né en mai der­nier à huit ans de pri­son pour mal­ver­sa­tion, délits de cor­rup­tion, tra­fic d’influence, contre­fa­çon et détour­ne­ment de fonds publics. Entre 6 et 9 mil­lions d’euros de l’Aide publique au déve­lop­pe­ment, ini­tia­le­ment des­ti­nés à des pro­jets de déve­lop­pe­ment par­mi les­quels un hôpi­tal en Haï­ti après le trem­ble­ment de terre de 2010[[Voir la vidéo de pro­mo­tion de l’hôpital]] ou des pro­jets d’extraction d’eau au Nica­ra­gua, ont été détour­nés. Par exemple, sur 1,8 mil­lion d’euros de pro­jets au Nica­ra­gua, seule­ment 43 000 euros sont arri­vés à des­ti­na­tion. Le reste, a entre autre ser­vi à l’achat d’appartements à Valen­cia pour une valeur d’environ 1 mil­lion d’euros. Citons, par ailleurs, l’affaire de l’architecte valen­cien Cala­tra­va qui a sur­fac­tu­ré des pro­jets urba­nis­tiques, tel le pro­jet avor­té de trois gratte-ciel pour lequel Cala­tra­va a tout de même reçu 15 mil­lions d’euros. Enfin, on ne peut évi­ter la macro affaire Gur­tel de finan­ce­ment occulte du PP dans laquelle plus de 150 per­sonnes sont accu­sées et dont seul l’ex tré­so­rier du PP Luis Bár­ce­nas est en pri­son. L’organisation de la visite du Pape en 2006 à Valence qui a été l’occasion de détour­ne­ment de fonds publics impor­tants est direc­te­ment liée à l’affaire Gur­tel et l’Opus Dei.

Le 9 sep­tembre, le dépu­té PP au Par­le­ment valen­cien David Ser­ra, accu­sé dans l’affaire Gur­tel, sera le neu­vième par­le­men­taire impli­qué dans des cas de cor­rup­tion à quit­ter son poste. Il en reste encore deux exer­çant leur fonc­tion dans les rangs du PP à Valence.[Igna­cio Zafra, [Dimite David Ser­ra, dipu­ta­do autonó­mi­co del PP pro­ce­sa­do en el ‘caso Gür­tel’, El País, 09.09.14]] Capi­tale de la cor­rup­tion, Valence n’est pas seule et sans tou­te­fois atteindre le niveau de déla­bre­ment du PP, certes dif­fi­cile à riva­li­ser, les autres par­tis ne sont pas épar­gnés. Citons par exemple, le cas emblé­ma­tique de l’ex-président de Cata­logne entre 1980 y 2003, Jor­di Pujol i Soley du par­ti Conver­gen­cia y Unión (CiU) qui a confes­sé avoir dis­si­mu­lé au Tré­sor Public durant 34 ans ses comptes dans les para­dis fis­caux en Andorre et en Suisse. Enfin, l’affaire en cours des cartes ban­caires de Caja Madrid devrait occa­sion­ner des dégâts impor­tants auprès de ban­quiers et poli­tiques : 86 admi­nis­tra­teurs et diri­geants de Caja Madrid, dont l’ancien diri­geant du FMI­Ro­dri­go Rato, sont sous le coup d’une enquête pour avoir ain­si dépen­sé plus de 15 mil­lions d’euros non décla­rés, à des fins per­son­nelles. Le chef de cabi­net du minis­tère du bud­get, José María Bue­na­ven­tu­ra, un des béné­fi­ciaires, a déjà démis­sion­né début octobre après avoir pris connais­sance du scan­dale… à suivre.

Chaises musi­cales. Les ban­quiers et PDG sont nos ministres et vice-versa

Par­tout en Europe, la conni­vence entre le pou­voir et le sec­teur ban­caire capi­ta­liste est omni­pré­sente. Mario Dra­ghi, ancien res­pon­sable de Gold­man Sachs et consa­cré “per­son­na­li­té de l’année” par le Finan­cial Times en 2012[Le pré­sident de la BCE encou­rage les Etats à pour­suivre leurs efforts, [Le Monde, 14.12.2012.]] , pré­side la Banque cen­trale euro­péenne (BCE). En France, le nou­veau ministre de l’économie et l’un des ins­pi­ra­teurs des coupes bud­gé­taire de 50 mil­liards d’euros, Emma­nuel Macron, est un ancien gérant à la Banque Rot­schild. Il était ain­si deve­nu mil­lion­naire en menant à bien en 2012 le rachat par Nest­lé d’une filiale de Pfi­zer avant de deve­nir quelques semaines plus tard le Secré­taire géné­ral adjoint de l’Élysée et conseiller du pré­sident de la Répu­blique sur les ques­tions éco­no­miques et finan­cières.[Gré­go­ry Ray­mond, Emma­nuel Macron, [l’hémisphère droit de Hol­lande, nou­veau ministre de l’Économie, 26/08/2014.]]

Dans le même registre en Espagne, avant de deve­nir ministre de l’économie, De Guin­dos a été conseiller de Leh­man Bro­thers jusqu’à sa faillite. Miguel Arias Cañete, ancien ministre (PP) de l’agriculture sous les gou­ver­ne­ments d’Aznar et Rajoy, fervent défen­seur du fra­cking et en lien étroit avec l’industrie pétro­lière, a été dési­gné au poste de com­mis­saire euro­péen en charge de l’Action pour le Cli­mat et la Poli­tique éner­gé­tique au sein de la Com­mis­sion euro­péenne pilo­tée par le très libé­ral Jean-Claude Jun­cker. Sous pres­sion et lar­ge­ment soup­çon­né de conflit d’intérêt, il s’est alors déci­dé à vendre les actions qu’il déte­nait de deux entre­prises qu’il pré­si­dait, Petrolí­fe­ra Dúcar SL et Petro­lo­gis Cana­ris SL pour une valeur qu’il esti­mait lui-même en 2011 à plus de 320 000 euros.[Infor­ma­tion about Miguel Arias Cañate, 10 sep­tembre 2014, [Eco­lo­gis­tas en Acción. ; Décla­ra­tion de Cañete, 29 novembre 2011.]] Mais les affaires res­tent entre de bonnes mains puisque son fils, Miguel Arias Domecq, siège tou­jours au Conseil d’administration de Ducar depuis le 7 octobre 2013.

Cer­tains regret­te­ront le décès du réac­tion­naire Emi­lio Botín de la banque San­tan­der sur­ve­nue le 10 sep­tembre sous les hom­mages lar­moyants des médias. Quoi de plus natu­rel quand on sait, par exemple, que San­tan­der est action­naire du groupe Pri­sa, lui-même pro­prié­taire du jour­nal El País – et du quo­ti­dien fran­çais Le Monde. Mais nous sommes beau­coup plus nom­breux à regret­ter l’arrivée de sa fille Ana Patri­cia Botín pour lui suc­cé­der. Cet épi­sode consti­tue un nou­vel exemple du tra­vail de dés­in­for­ma­tion effec­tué par les médias com­mer­ciaux qui, sans le vou­loir, ali­mentent l’audience de médias alter­na­tifs vers les­quels se tournent de plus en plus de citoyens en quête d’impartialité dans le trai­te­ment de l’information. Même l’ex pré­sident de l’organe de super­vi­sion des mar­chés bour­siers (la Comi­sión Nacio­nal del Mer­ca­do de Valores, CNMV) Manuel Conthe, a recon­nu une presse aux ordres : « … la presse espa­gnole a réa­li­sé une cou­ver­ture infor­ma­tive et élo­gieuse sur le ban­quier décé­dé tant exces­sive et ser­vile que cela m’a paru “bana­nier” et incom­pa­tible avec l’idée d’une presse libre ». Il pré­cise : « À quelques hono­rables excep­tions près, la presse est domi­née par de grands groupes d’entreprises et leurs bureaux de com­mu­ni­ca­tion. Je l’avais déjà sen­ti et mani­fes­té quand j’étais pré­sident de la CNMV et, alors même que cer­tains pro­fes­sion­nels le niaient avec colère, cela reste une véri­té incon­tour­nable. » [« …la pren­sa españo­la ha hecho un des­pliegue infor­ma­ti­vo y enco­miás­ti­co sobre el ban­que­ro fal­le­ci­do tan des­me­su­ra­do y ser­vil que me ha pare­ci­do “bana­ne­ro” e incom­pa­tible con la idea de una pren­sa libre. (…) Con hon­ro­sas excep­ciones, la pren­sa está domi­na­da por los grandes gru­pos empre­sa­riales y sus gabi­netes de comu­ni­ca­ción. Ya lo per­cibí y mani­fes­té cuan­do era pre­si­dente de la CNMV y aunque entonces algu­nos pro­fe­sio­nales del sec­tor lo nega­ron aira­dos, sigue sien­do una ver­dad como un tem­plo. » Blog de Manuel Conthe, [Reflexiones a la muerte del Sr.Botín, 17/09/2014.]]


 

3. Espagne : Injus­tice, expul­sions et apar­theid sanitaire

L’impunité règne

Le prin­cipe de com­pé­tence uni­ver­selle (« Jus­ti­cia uni­ver­sal »), éta­blis­sant la pos­si­bi­li­té pour les Cours espa­gnoles d’être sai­sies d’affaires concer­nant des per­sonnes de quelque natio­na­li­té que ce soit, en n’importe quel lieu y com­pris hors de l’Espagne, pour des crimes graves (vio­la­tions de droits humains, ter­ro­risme, crimes de guerre ou géno­cide), est remis en ques­tion par le gou­ver­ne­ment[Le pre­mier exemple connu est sans doute l’inculpation et arres­ta­tion à Londres en 1998 du dic­ta­teur chi­lien Augus­to Pino­chet par le juge Bal­ta­sar Garzón.]]. La réforme approu­vée en mars, retire toute com­pé­tence aux juges sur ces ques­tions et per­met d’archiver les affaires en cours, ouvrant la voie à l’impunité de res­pon­sables de crimes graves qui béné­fi­cient déjà de la pro­tec­tion légale dans cer­tains pays. Les délits en cours d’instruction, tels les cas de géno­cide au Gua­te­ma­la (contre Efraín Ríos Montt et Car­los Mejía Víc­tores pour délits de géno­cide et tor­tures com­mis contre la popu­la­tion maya durant le conflit armé) et au Tibet ; les crimes de guerre à Gaza ; les tor­tures à Guan­ta­na­mo ; l’assassinat en 2003 du came­ra­man espa­gnol de Tele­cin­co, José Cou­so, par l’armée amé­ri­caine en Irak ou encore la plainte contre Israël pour crime de guerre au sujet de la Flot­tille de la Liber­té (l’assaut du com­man­do israé­lien en mai 2010 s’était sol­dé par 9 morts), res­tent ain­si impu­nis et désor­mais clas­sés sans suite. Les pres­sions des auto­ri­tés chi­noises ont semble-t-il consti­tué un motif déter­mi­nant dans l’élaboration de ce pro­jet de loi. La Chine a d’ailleurs remer­cié cha­leu­reu­se­ment le gou­ver­ne­ment espa­gnol pour mettre ain­si fin au man­dat d’arrêt inter­na­tio­nal de cinq ex-lea­ders chi­nois dont l’ex-président Jiang Zemin, impli­qués dans l’affaire du géno­cide au Tibet.[[“Acogemos con agra­do los esfuer­zos del Gobier­no y sus depar­ta­men­tos com­pe­tentes. Chi­na y España tie­nen una tra­di­ción de amis­tad y apoyan las preo­cu­pa­ciones del otro”, [dijo hoy la por­ta­voz del minis­te­rio chi­no de Asun­tos Exte­riores Hua Chu­nying. 24/06/2014. Los crí­menes que pue­den que­dar impunes con la refor­ma del PP para limi­tar la jus­ti­cia uni­ver­sal, Públi­co, 12/02/2014. http://www.publico.es/politica/5013… Pour la réforme, voir ici]]

Attaques capi­ta­listes en temps de crise 

« Agos­ti­ci­dad », est un terme espa­gnol pour dési­gner spé­ci­fi­que­ment les contre-réformes adop­tées au mois d’août afin d’éviter tout débat public et les réac­tions hos­tiles qu’elles pour­raient sus­ci­ter. Ce fut le cas de la réforme de l’article 135 de la Consti­tu­tion qui donne la prio­ri­té abso­lue au rem­bour­se­ment de la dette lan­cée en août 2011 par le PSOE et approu­vée sans réfé­ren­dum en sep­tembre avec l’appuie du PP. De la même manière, la contre-réforme fis­cale pro­po­sée dis­crè­te­ment en août der­nier et qui devrait entrer en appli­ca­tion en jan­vier 2015, va encore aggra­ver les inégalités.

En dépit d’une mobi­li­sa­tion excep­tion­nelle, les expul­sions de loge­ments se pour­suivent à un rythme effré­né. Depuis le début de la crise, des cen­taines de mil­liers de familles ont été expul­sées de leurs loge­ments, les condam­nant à la mar­gi­na­li­sa­tion sociale per­ma­nente due au main­tient de la dette hypo­thé­caire mal­gré la perte du foyer.[Pla­ta­for­ma de Afec­ta­dos por las Hipo­te­cas, PAH. [Datos pro­ce­dentes del Conse­jo Gene­ral del Poder Judi­cial, 10-oct-2014.]] Rap­pe­lons que la légis­la­tion espa­gnole ne per­met pas d’annuler la dette de l’hypothèque en cédant son bien immo­bi­lier. Les familles expul­sées sont donc tou­jours rede­vables de cette dette auprès de la banque créan­cière qui, de sur­croît, bien sou­vent s’accapare l’appartement pour spé­cu­ler ou le revendre. Récem­ment, la Com­mu­nau­té de Madrid a ven­du 3 000 loge­ments sociaux aux fonds vau­tour Gold­man Sachs – Azo­ra. D’autre fonds comme Blacks­tone rachètent des appar­te­ments sans en infor­mer leurs rési­dents et expulsent ceux qui ne peuvent plus payer.[Pla­ta­for­ma de Afec­ta­dos por las Hipo­te­cas, PAH. [Datos pro­ce­dentes del Conse­jo Gene­ral del Poder Judi­cial, 10-oct-2014]] Cepen­dant, plus de 1 100 expul­sions ont été para­ly­sées depuis le début de la crise et près de 1 180 per­sonnes ont pu retrou­ver un loge­ment grâce à l’action de la coor­di­na­tion des affec­tés par l’hypothèque (Pla­ta­for­ma de Afec­ta­dos por la Hipo­te­ca, PAH)[Voir le site de la [PAH]].

Par ailleurs, la très contro­ver­sée loi LOMCE sur l’éducation prend désor­mais en compte la nota­tion en cours de reli­gion dans tous les centres sco­laires et ren­force les éta­blis­se­ments publics-pri­vés (« concertados »).

Apar­theid sanitaire

La nou­velle loi entrée en appli­ca­tion dans les centres de san­té et hôpi­taux depuis le 1er sep­tembre 2012 (Real Decre­to Ley 16/2012) consti­tue un apar­theid sani­taire qui excluent de cou­ver­ture san­té les plus de 26 ans qui n’ont pas coti­sé à la Sécu­ri­té sociale et plus de 800 000 per­sonnes immi­grés sans papiers. Il sacri­fie le concept d’universalité d’accès aux soins de san­té et met en dan­ger de nom­breuses vies. Le 20 février 2013, Sole­dad Tor­ri­co, immi­grée boli­vienne, est décé­dée des com­pli­ca­tions d’une grippe après avoir pas­sé 6 jours sans être reçue par le Ser­vice valen­cien de san­té. Le 24 avril 2013, le jeune séné­ga­lais Alpha Pam, de 28 ans, mou­rait chez lui d’une tuber­cu­lose après un périple de 6 mois durant lequel on lui a refu­sé à plu­sieurs occa­sions l’assistance de l’hôpital.[Gla­dys Martí­nez López, [Un año sin sani­dad uni­ver­sal, Dia­go­nal, 10/09/13.]] La célèbre revue scien­ti­fique The Lan­cet a déjà aver­ti que les coupes bud­gé­taires du gou­ver­ne­ment espa­gnol, pour­raient avoir « de graves consé­quences pour la san­té de la popu­la­tion, spé­cia­le­ment en ce qui concerne la tuber­cu­lose et l’infection par le VIH ».[« Such changes could have serious conse­quences for popu­la­tion health, espe­cial­ly with regard to tuber­cu­lo­sis and HIV infec­tions ». [Ero­sion of uni­ver­sal health cove­rage in Spain, The Lan­cet, 14 de diciembre de 2013.]] Comme le signale la Fédé­ra­tion des Asso­cia­tions pour la Défense de la San­té Publique, en seule­ment trois ans, 7,2 mil­liards d’euros ont été ampu­tés du bud­get de la san­té, et 53 000 per­sonnes en moins tra­vaillent dans le sec­teur. Pen­dant ce temps, comme le dit bien la coor­di­na­tion Yo sí sani­dad uni­ver­sal, le sec­teur pri­vé de la san­té se conver­tit en un négoce pros­père et réa­lise de juteux pro­fits.[Olga Rodri­guez, [Los recortes per­ju­di­can gra­ve­mente la salud.]]


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4. Espagne : Peur du régime et répres­sion du mou­ve­ment social

Res­tric­tion des liber­tés, impu­ni­té et répres­sion des mou­ve­ments sociaux

Le chô­mage et les mesures anti­so­ciales d’austérité encou­ragent tou­jours plus de per­sonnes à pro­tes­ter dans la rue. Selon les don­nées du gou­ver­ne­ment, men­tion­nées dans un rap­port Amnes­ty Inter­na­tio­nal[España el dere­cho a pro­tes­tar ame­na­za­do, [Amnistía Inter­na­cio­nal, 2014.]], il y a eu 14 700 mani­fes­ta­tions dans toute l’Espagne en 2012. À Madrid il y en aurait eu 3 419 en 2012 et 4 354 en 2013. Pour faire face à la recru­des­cence des mani­fes­ta­tions et doter la police de plus de pou­voirs pour sanc­tion­ner, le gou­ver­ne­ment a impul­sé une nou­velle loi, dite de « sécu­ri­té citoyenne » (Segu­ri­dad Ciu­da­da­na, aus­si appe­lée « loi bâillon », ley mor­da­za). Celle-ci remet en cause le droit à la liber­té d’association et d’expression, à se réunir et mani­fes­ter paci­fi­que­ment, droits pour­tant consa­crés dans les trai­tés de droits humains dont l’Espagne est signa­taire, tel le Pacte Inter­na­tio­nal rela­tif aux Droits Civils et Poli­tiques (PIDCP). Le pro­jet sou­lève l’indignation alors qu’il condamne les réunions ou mani­fes­ta­tions, non com­mu­ni­quées, d’infractions ou délits graves s’ils se déroulent à proxi­mi­té de lieux tels que le Par­le­ment ou le Sénat ou encore dans des « ins­tal­la­tions dans les­quelles sont ren­dus des ser­vices basiques pour la com­mu­nau­té ». Les per­sonnes orga­ni­sant de tels évé­ne­ments sont pas­sibles d’amendes pou­vant aller jusqu’à 600 000 euros. Mais, plus géné­ra­le­ment, les réunions ou mani­fes­ta­tions non-com­mu­ni­quées dans les lieux de pas­sage public sont sanc­tion­nés par des amendes allant de 100 à 600 euros. De plus, l’utilisation non auto­ri­sée d’images de la police peut être sujet à des sanc­tions graves, ce qui encou­rage les abus et l’impunité, cela met en péril le tra­vail de la presse – prin­ci­pa­le­ment alter­na­tive – pour aler­ter l’opinion sur la répres­sion des mou­ve­ments sociaux. Contre l’avis d’une grande par­tie de la popu­la­tion et de tous les par­tis de l’opposition qui demandent son abro­ga­tion, le pro­jet de loi est main­te­nu après avoir été débat­tu le 16 octobre au Par­le­ment. Une coor­di­na­tion citoyenne de 70 orga­ni­sa­tions lance une cam­pagne pour le retrait total du pro­jet de loi.[La coor­di­na­tion [No somos deli­tos est com­po­sée de 70 organisations.]]

Alors que celle-ci n’est tou­jours pas mise en appli­ca­tion et que les chiffres d’infractions pénales sont en baisse, des dizaines de mil­liers de per­sonnes croulent sous les amendes. Plus de 1 000 acti­vistes sont accu­sés et par­fois sous le coup de cen­taines de demandes d’incarcérations. En 2014, plus de 40 pro­cé­dures pénales sont pré­vues pour par­ti­ci­pa­tion à des grèves. Men­tion­nons le cas d’Alfon, jeune de 22 ans, arrê­té alors qu’il se diri­geait au piquet de grève de son quar­tier Val­le­cas à Madrid pour la grève géné­rale euro­péenne du 14 novembre 2012. Il sera le seul déte­nu ce jour là et res­te­ra 56 jours en « déten­tion pré­ven­tive », il risque encore 5 ans et demi de pri­son. De nom­breuses démons­tra­tions de soli­da­ri­té inter­na­tio­nale ont eu lieu et son pro­cès, ini­tia­le­ment pré­vu le 18 sep­tembre, a fina­le­ment été repor­té au 25 novembre. Car­los Cano et Car­men Bajo de Gre­nade, risquent 3 ans de pri­son et 3 655 euros d’amende pour avoir par­ti­ci­pé à un piquet de grève pen­dant la grève géné­rale du 29 mars 2012. Lors d’un pre­mier pas­sage en pri­son, Car­los est deve­nu pri­son­nier poli­tique le 14 juillet. Miguel et Isma sont res­tés plu­sieurs mois en pri­son pré­ven­tive après avoir par­ti­ci­pé aux Marches de la Digni­té le 22 mars 2014. Trois ans et cinq mois après les faits, 14 des 19 per­sonnes incul­pées suite à la mani­fes­ta­tion du 15 mai 2011, pré­mices du mou­ve­ment 15M, sont condam­nées à 74 années de pri­son au total.[Ter Gar­cia, La Fis­calía pide 74 años para los 14 dete­ni­dos en la mani­fes­ta­ción que dio inicio al 15M,[ Dia­go­nal, 02/10/2014.]]

Selon le rap­port d’Amnesty Inter­na­tio­nal[España el dere­cho a pro­tes­tar ame­na­za­do, Amnistía Inter­na­cio­nal, 2014.]], 26 des 35 per­sonnes déte­nues durant la mani­fes­ta­tion « Rodea el Congre­so » ont pré­sen­té une plainte le 20 décembre 2012, pour lésions, déten­tion illé­gale, et tor­ture. En effet, la vio­lence du régime n’est pas seule­ment judi­ciaire, elle est aus­si phy­sique. Cer­taines per­sonnes comme Ester Quin­ta­na ont per­du un œil par l’impact de balles en caou­tchouc tirées par les Mos­sos D’Esquadra, la fameuse police de Bar­ce­lone. Iña­ki, âgé de 19 ans, a per­du la vue sur un œil suite à l’impact du même pro­jec­tile alors qu’il par­ti­ci­pait paci­fi­que­ment à la mani­fes­ta­tion du 22 mars 2014 lors des spec­ta­cu­laires Marches de la Dignité.[[Jérôme Duval, [Les Marches de la Digni­té convergent sur Madrid, 24 mars 2014.]] Le même jour et dans les mêmes condi­tions, Gabriel, un jeune de 23 ans, a per­du un testicule.

“Atu­rem el Par­la­ment” (Arrê­tons le Parlement) 

Bar­ce­lone, 15 juin 2011. Des mil­liers de per­sonnes mani­festent pour dénon­cer l’approbation des « recortes » (coupes bud­gé­taires) et un paquet de mesures –la loi Ómni­bus– qui modi­fiait 80 lois d’un coup. Le Par­le­ment de Cata­logne est alors encer­clé et des membres du gou­ver­ne­ment du Par­ti Conve­rèn­cia i Unió (CiU) pré­fèrent venir en héli­co­ptère… Sans aucun doute, il s’agit d’une mobi­li­sa­tion his­to­rique qui dérange le pou­voir en place. Un pro­cès a eu lieu contre 20 acti­vistes. Le Par­le­ment et la Gene­ra­li­tat de Cata­logne ont dépo­sé une plainte deman­dant 3 ans de pri­son et jusqu’à 150.000 euros d’amendes contre les accu­sés. Ils donnent ain­si suite à une accu­sa­tion de Manos Lim­pias (mou­ve­ment fas­ciste qui se fait bizar­re­ment appe­ler « syn­di­cat » sans que per­sonne ne conteste) récla­mant 8 ans de pri­son aux mani­fes­tants. Le juge Eloy Velas­co, ex direc­teur géné­ral de Jus­tice au gou­ver­ne­ment valen­cien et lié à l’Opus Dei, affirme que l’intention de la mani­fes­ta­tion n’était pas seule­ment d’exprimer un mécon­ten­te­ment mais bien empê­cher les dépu­tés d’entrer au Par­le­ment pour voter les bud­gets. (Tous les dépu­tés ont par­ti­ci­pé mal­gré tout à la ses­sion par­le­men­taire comme pré­vu.) Cepen­dant, 3 ans après les faits, 19 des 20 accu­sés ont été absouts, libé­rés de toute accu­sa­tion (l’accusé res­tant éco­pe­ra de 3 jours d’arrestation pour de la pein­ture sur une veste…). Ain­si, le Tri­bu­nal de Madrid (la Audien­cia Nacio­nal) place le droit à mani­fes­ter au des­sus du sup­po­sé dan­ger sou­li­gné le jour des faits par la qua­si tota­li­té des médias.

Non seule­ment les nou­velles lois rétro­grades, les pro­cès injustes et les vio­lences phy­siques indignent une popu­la­tion déjà écœu­rée par la caste au pou­voir, enta­chée par une ava­lanche de scan­dales de cor­rup­tions, mais les réac­tions popu­laires sont sou­vent orga­ni­sées avec plus ou moins de suc­cès pour contrer ces attaques. L’Espagne entre­rait-elle dans une période de rébel­lion popu­laire pro­pice à un chan­ge­ment de régime ?


5. Espagne : Du 15M aux ’mareas’, une his­toire popu­laire ponc­tuée de luttes

Dans un contexte de recul des droits sociaux, de répres­sion vio­lente du régime sous un gou­ver­ne­ment aux ordres des ins­ti­tu­tions finan­cières inter­na­tio­nales (OCDE, Com­mis­sion euro­péenne, FMI…), gros­sit une lame de fond d’un peuple indi­gné récla­mant le chan­ge­ment. L’alternance bipar­tiste où la démo­cra­tie se résume au bul­le­tin de vote pour que fon­da­men­ta­le­ment rien ne change, consti­tue un fléau à détruire afin d’œuvrer à l’émancipation popu­laire capable de géné­rer une démo­cra­tie réelle sous contrôle citoyen.

Les quelques vic­toires récentes qui s’accumulent au prix de luttes exem­plaires pro­voquent l’espérance d’un chan­ge­ment pos­sible et immi­nent encou­ra­geant l’engagement. Or la mobi­li­sa­tion sociale en effer­ves­cence est un pro­ces­sus de créa­tion, d’échange et de construc­tion de pen­sées cri­tiques por­teuses de chan­ge­ments. En l’espace de 3 ans, l’Espagne est pas­sée de l’indignation débou­chant sur des reven­di­ca­tions pro­fondes d’ordre géné­ral à la mise en place de struc­tures fédé­ra­trices et pro­gram­ma­tiques per­met­tant de les appli­quer. Cette évo­lu­tion s’est opé­rée par l’apprentissage d’une nou­velle façon de faire de la poli­tique, une pra­tique inédite dans ses formes et sa force.

L’histoire sociale est ponc­tuée de luttes 

Quelques mois après le mou­ve­ment indi­gné (com­mu­né­ment appe­lé 15M en Espagne pour la date his­to­rique du début du mou­ve­ment, le 15 mai 2011[L’appellation « mou­ve­ment indi­gné » est venue des médias insi­nuant une rela­tion directe avec le livre de Sté­phane Hes­sel, Indi­gnez-vous.]]), le PP gagnait l’élection pré­si­den­tielle de décembre 2011 don­nant l’occasion aux détrac­teurs du mou­ve­ment social de le délé­gi­ti­mer en le met­tant au défi de réa­li­ser le chan­ge­ment poli­tique « léga­le­ment » par les urnes. Par la suite, les places publiques se sont vidées, l’affluence aux assem­blées s’est réduite au mini­mum, il sem­blait que la vague 15M refluait. Beau­coup ont dit que le mou­ve­ment était « mort » sans être par­ve­nu à ses fins. C’était sous-esti­mer un mou­ve­ment inter-géné­ra­tion­nel d’une telle ampleur, un mou­ve­ment qui a géné­ré un chan­ge­ment de conscience col­lec­tive sur la place publique en Espagne et ailleurs dans le monde. L’adhésion à une réelle démo­cra­tie (le pou­voir au peuple) et à la défense des droits sociaux bafoués y a fait consen­sus. Même après l’occupation des places, le 15M n’a jamais tota­le­ment dis­pa­ru. Il a certes per­du en visi­bi­li­té mais s’est dis­sous dans une mul­ti­tude d’initiatives col­lec­tives : médias alter­na­tifs, mar­chés de troc, banques de temps, pota­gers col­lec­tifs, coopé­ra­tives… Dif­fé­rentes coor­di­na­tions se sont mises en place, pour le droit au loge­ment, pour une consti­tuante, contre la répres­sion, pour la natio­na­li­sa­tion des banques, la défense de l’eau, pour un [Audit citoyen de la dette (PACD) … Des moments forts de mobi­li­sa­tions ont conti­nué à ponc­tuer l’histoire sociale : en février 2012, le mou­ve­ment des col­lé­giens de Lluis Vives (éta­blis­se­ment cen­tral de Valen­cia), appe­lé aus­si « prin­temps valen­cien », mobi­lise contre les coupes bud­gé­taires dans l’éducation qui, durant tout l’hiver, les ont pri­vés de chauf­fage dans les classes de cours[Gris­le­da Pine­ro, Jérôme Duval, Espagne.[ Le mou­ve­ment social exige des comptes, 14 avril 2012.]]; la marche noire, « Mar­cha Negra », qui a ras­sem­blé des mil­liers de mineurs et leurs familles, venus à pied d’Asturie et León le 11 juillet 2012 devant le Minis­tère de l’Industrie à Madrid ; la mani­fes­ta­tion du 25 sep­tembre 2012, « Rodea el Congre­so » orga­ni­sée par la Coor­di­na­tion 25S ; La marche du 23 février 2013, 23F, date anni­ver­saire de la ten­ta­tive de coup d’État en 1981, dénon­çant le coup d’État finan­cier et les coupes bud­gé­taires, etc.

mareas-abajo.jpg Par ailleurs, ont émer­gé les « marées » (« Mareas » en espa­gnol) dont les mani­fes­ta­tions sont recon­nais­sables par la cou­leur ves­ti­men­taire des mani­fes­tants : marée blanche pour les sec­teurs en lutte dans la san­té connue pour sa lutte emblé­ma­tique contre la pri­va­ti­sa­tion de six hôpi­taux à Madrid, verte pour l’éducation, rouge pour la science, bleue pour la défense de l’eau, noire pour la défense des condi­tions de tra­vail des fonc­tion­naires et contre les coupes bud­gé­taires ou encore vio­lette pour le droit des femmes. Dès lors le mou­ve­ment social s’est struc­tu­ré autour de reven­di­ca­tions sec­to­rielles. Il ne man­quait plus qu’à unir ces forces puis les inci­ter à prendre le pouvoir…

L’effet Gamo­nal et les Marches de la dignité

En ce début d’année 2014, Gamo­nal, un quar­tier popu­laire de Bur­gos qui compte plus de 25 % de chô­meurs, a réus­si à stop­per un pro­jet urba­nis­tique enga­geant des dépenses de plus de 8 mil­lions d’euros pour la construc­tion d’un bou­le­vard et un par­king payant. L’abandon du pro­jet urba­nis­tique impo­sé à un quar­tier aux besoins sociaux gigan­tesques est une vic­toire impor­tante du mou­ve­ment social qui a été réper­cu­tée dans tout le pays contre le défai­tisme ambiant, comme un anté­cé­dent de vic­toire pos­sible. Cette lutte a consi­dé­ra­ble­ment moti­vé le mou­ve­ment social en démon­trant qu’il pou­vait gagner, du moins loca­le­ment. On parle de « l’effet Gamo­nal » pour signi­fier son poten­tiel effet de conta­gion. Dès lors l’espoir res­sus­ci­té encou­rage la mobi­li­sa­tion. Le slo­gan « si se puede ! » (oui c’est pos­sible !), deve­nu célèbre suite aux vic­toires de la PAH pour empê­cher les expul­sions de loge­ment de près de 1200 per­sonnes, s’est géné­ra­li­sé au sein de tous les ras­sem­ble­ments et luttes sociales du pays. Un nou­veau pas de l’histoire des luttes sociales venait d’être fran­chi. En novembre 2014, de nou­velles mobi­li­sa­tions ont lieu à nou­veau à Bur­gos, cette fois-ci convo­quées par l’Assemblée contre la spé­cu­la­tion pour l’arrêt du pro­jet de res­tau­ra­tion des arènes enga­geant un bud­get de 5,6 mil­lions d’euros.

Par la suite, de grandes mobi­li­sa­tions fédé­rant toutes ces marées humaines ont fait irrup­tion, comme celles des Marches de la digni­té récla­mant du pain, du tra­vail, un toit et la digni­té (“pan, tra­ba­jo, techo y digni­dad”) qui a réuni près d’un mil­lion de per­sonnes venues de tout le ter­ri­toire à Madrid le 22 mars 2014[[Mar­chas de la digni­dad et Jérôme Duval, Les Marches de la Digni­té convergent sur Madrid]]. Celles-ci ont consti­tué un suc­cès de mobi­li­sa­tion radi­cale, d’implication ter­ri­to­riale éten­due et uni­taire via un pro­ces­sus venu d’en bas. C’est sans aucun doute une évo­lu­tion qua­li­ta­tive impor­tante et la coor­di­na­tion des Marches compte bien pour­suivre les mobi­li­sa­tions notam­ment du 24 au 29 novembre 2014, par des actions et manifestations.

Par Jérôme Duval

CADTM

Source de l’ar­ticle : mon­dia­li­sa­tion


Notes