Si l’espace public a fait face à une violence disproportionnée de la part de la police, l’espace numérique n’était pas en reste.
« Et soudain, tout bascule » : manifestation féministe et violence policières
Le samedi 11 février 2017 à Bruxelles, le collectif « Reclaim The Night » organisait une marche pacifiste pour « se réapproprier la rue la nuit contre les violences sexistes ». Cette manifestation fut le théâtre de violences policières incontestables et scandaleuses. Joëlle Sambi Nzeba était présente, elle revient s sur ce qui s’est passé ce soir-là.
Je me suis dit que je n’étais pas légitime, que je ne devais pas écrire. Pas pour les autres, pas comme les autres même pas pour moi. Mais les autres, samedi soir c’était moi et inversement. Tout ce que j’avais voulu faire c’était marcher pour construire aussi cette foutue intersectionnalité, essayer de placer concrètement la classe, la race, le genre et le sexe au cœur de nos actions. Et dire que Benetton n’a rien inventé.
Je m’étais dit que je n’étais pas la bonne personne pour écrire ces mots parce que finalement je fais partie celles qui travaillent, privilégiée à ma façon dans un mouvement bien féministe, bien dans ses bottes, bien ancré, bien institutionnel et que ces mots ne passeraient pas. Parce que voyez-vous, il y a des colères qui ne se disent pas. Pas trop fort, pas comme ça.
Dimanche 12 février, 21 h 26, je fume clope sur clope. Je tourne en rond et j’enrage. Avec l’espoir vain que mes larmes évacueront les insultes, les coups et la peur. Je tremble et j’hésite puis j’écris.
Hier soir, samedi 11 février, à cette même heure, je postais la première vidéo de l’agression de la marche féministe « Reclaim The Night » par des agents de la police de Bruxelles. Une agression d’une violence inouïe contre les femmes, les meufs, les gouines, les trans et tous.tes les autres qui formaient ce cortège chantant et pacifique.
Plus tôt dans l’après-midi, parce qu’il faut bien que nous travaillions à cette satanée intersectionnalité, je me suis dit : « vas‑y ! ». Et j’ai été. J’y suis allée, pour me montrer solidaire, pour dire avec tous.te.s les autres, à partir de mon vécu personnel, ce qui constitue nos communes humiliations, nos fréquentes agressions, nos quotidiennes rages.
Samedi, 20 h 30, rendez-vous au Mont des arts, la foule joyeuse et chantante se met en marche. C’est festif, il fait nuit, mais les flambeaux éclairent. Il fait froid, mais la chaleur de nos liens réchauffe. C’est qu’on veut l’habiter cette nuit et la vivre librement comme d’autres peuvent le faire sans jamais jamais craindre l’agression ou l’insulte.
Début de la rue de la Violette. Un mec, deux, bière à la main, pas éméchés, mais prêts, bien prêts à faire chier parce que « l’espace est public » nous dit l’un d’entre eux. (ironique n’est-ce pas ?). Parce que comme nous tou.te.s, il vit en « pays libre et démocratique », il peut donc librement suivre le cortège et démocratiquement nous poursuivre de ses remarques sexistes. Je marche en fin de cortège, ça m’agace à peine, mais les hommes persistent. Alors, comme préconisés par les organisatrices en cas de problème, nous nous rassemblons autour des intrus afin de leur signifier qu’ils ne sont pas les bienvenus en criant « dégage ! ». C’est la règle : juste crier « dégage ». On s’y met tous.t.e.s, et on crie, nos voix et nos corps rassemblés pour seule arme. Le premier s’en va, le second tient tête, sourire en coin et résolument prêt à en découdre. Finalement, un homme viendra l’écarter manu militari. Nous repartons chantants de plus belle au rythme des tambours et des hurlements de louves. Parce que la nuit nous appartient voyez-vous, comme elle appartient aux loups.
Le cortège d’environ 150 femmes et personnes trans arrive joyeux au croisement de la rue de l’Étuve et des Grands Carmes devant le Manneken Pis. Je suis toujours avec quelques autres à l’arrière, nous fermons la marche, histoire de continuer à veiller à ce qu’aucun. e. s de nous ne reste seule ou se fasse embêter.
Nous faisons nombre et c’est gai. Je regarde au loin, la rue du midi en me disant : « Et si finalement nous pouvions pour une fois circuler tranquilles ? Nous tenir la main ? Sensibiliser en chantant et finir cette nuit avec le sentiment d’avoir construit un petit quelque chose pour faire avancer nos diversités occultées ? Nos intersections bien en peine ? »
Il y a dans la foule quelques personnes noires comme moi. Ça fait plaisir. Vraiment.
Le début du cortège en fanfare va bientôt déboucher sur la rue du midi. Soudain, des pas dans mon dos, j’ai à peine le temps de me retourner que deux hommes me dépassent en courant et se précipitent sur deux copines à quelques mètres devant moi. Le premier plaque violemment au sol une des filles, le deuxième balance la seconde contre une voiture.
Et là, tout bascule.
Le premier homme est littéralement couché sur la fille qui se débat. Nous étions préparé.e.s à devoir écarter les potentielles agressions, toujours à coups de « dégage » comme le montre si bien les médias, mais ce qui se passait était d’un violence telle que nous ne pouvions pas rester là à ne rien faire. Avec d’autres, je me précipite pour aider et dégager la fille au sol. J’attrape une jambe et je tire. C’est la confusion. Finalement, nous parvenons à les défaire de l’emprise de cet agresseur.
Et là, sans sommation aucune, l’homme au blouson brun et bonnet vert, sort sa matraque, charge dans la foule et frappe. C’est violent, disproportionné, effrayant. J’ai peur. Il charge dans notre direction, je tremble et ça m’effraie encore plus.
Je ne comprends pas la folie de ce qui se passe, les cris, les hurlements. L’homme fonce sur nous et frappe dans la foule avec sa matraque.
Alors je sors mon smartphone pour filmer parce que j’ai tout lu, tout vu et tout entendu sur Black Lives Matter, Lavish Reynolds, Stop the killings, Théo, Adama Traoré, Naithy et tant d’autres…
Parce que je savais que le lendemain, chacun irait de son commentaire, que beaucoup auront un avis sur la question. Que le lendemain, cette marche serait commentée, raillée et surtout rapportée de manière erronée par les médias. Demain, on nous reprochera d’avoir provoqué, d’être à la base de, de ne pas avoir assez ci ou fait trop peu ça. Un peu comme on reproche à la victime de viol de porter une mini-jupe dans les rues de Bruxelles.
Sous mes yeux, sous nos centaines de paires d’yeux la fête avait viré au cauchemar. Littéralement. Alors je filme cet homme qui frappe de grands coups. Il frappe indifféremment, nous insulte et frappe avec une violence inouïe nos corps à sa disposition.
Alors nous nous rassemblons et crions en meute « dégage ». Nous sommes blessées, furieuses, en rage. Nous lui crions d’arrêter, mais il n’arrête pas. Nous crions « dégage », mais il ne dégage pas. Nous scandons « violences policières » et lâchons des hurlements de louve. Et lui, il frappe. Et moi, je filme, me protège quand il fonce sur moi. Les copines me tirent vers l’arrière et quand il m’oublie, je me rapproche et filme chacun de ses gestes de plus près pour ne rien perdre, pour qu’ils ne disent pas que nous avons joué la provocation. Nos colères ont beau être immenses, elles ne serviront pas à nourrir le système.
Un policier à ses côtés parle dans son talkie-walkie.
En moins de 5 minutes, nous sommes entourées de policiers. Ceux qui arrivent par la rue de L’Etuve, une douzaine (?) font mine de charger. Nous reculons. Nous nous tenons toutes bras dessus bras dessous et reculons vers la rue du midi déjà envahie par des camionnettes de police. De part et d’autre de la rue, les fourgonnettes de la police bloquent et nous nous retrouvons coincées entre des rangées de flics armés jusqu’aux dents (boucliers, matraques, bombe lacrymo…).
Les minutes passent. On se sert et on chante pour se calmer. On se prend dans les bras, on s’assure les un.e.s les autres que tout va bien. On chante et on attend. Quelques-unes d’entre nous parlent avec les policiers et demandent à ce qu’ils nous laissent passer, rien n’y fait. Certain.e.s sont sérieusement touché.e.s mais nous faisons bloc. Le barrage se resserre nous sommes coincé.es entre deux cordons de flics qui nous insultent à cœur joie. Finalement, un policier annonce que si nous acceptons de passer le barrage deux par deux en montrant nos documents d’identité, ils nous laisseront repartir sans aucun problème. « Comme des fifilles » rigole l’un d’entre eux. Alors, je me rends compte que ça les amuse, un samedi soir à Bruxelles, il ne doit pas y avoir grand-chose à faire d’autre que de taper sur des féministes pacifiques. Je repense à cette vidéo sur le désœuvrement de la police à qui l’État vend du rêve et de l’action. Je me dis que ce soir, ils ont trouvé de quoi faire « récréation ».
Dans le groupe, les mots se passent : celles qui le souhaitent peuvent sortir du groupe. C’est bienveillant et sans jugement. D’autres disent qu’elles sont sans-papiers. Alors, après concertation, nous décidons de rester pour elles aussi, et parce que celles qui sortent sont emmenées hors de notre champ de vision (embarquées ?) et que c’est du pipeau, du chantage et pas vraiment de la négociation.
Les minutes s’écoulent et la police resserre son étau, nous sommes une centaine coincée entre les boucliers et les matraques. Et là, ils nous compressent encore plus. Certain.e.s ont du mal à respirer. Les gens depuis leur balcon filment, certains rient.
Nous ne pouvons ni reculer ni avancer, nous sommes à la merci de flics bloqués sur le mode offensif, agressif et injurieux. On se serre bras dessus, bras dessous. Les minutes s’écoulent puis ils chargent violemment : la première rangée de policiers coince ses boucliers contre les filles tout devant, les plus grands derrière eux allongent le bras pour frapper dans le tas tandis que quelques autres tentent d’extirper l’une de nous du groupe. Ça crie, hurle, ça pousse et eux ? Et bien eux, ils frappent toujours plus fort : la tête, les épaules, les bras. À coup de matraque. On se protège et on repousse. Les insultes fusent et les menaces se multiplient, les intimidations aussi. Mais aucun.e.s de nous n’est prêt.e.s à se laisser faire. Quand enfin ils parviennent à en sortir une, ça se calme quelques minutes puis ça repart.
On restera là pendant près de 2 h 30 dans le froid au milieu des insultes et des provocations. Le même manège, la même confrontation violente, tout le temps. De l’autre côté de la rue, sur la rue du Midi devant la mutualité, les militant.e.s relâché.e.s se massent et crient pour nous soutenir, d’autres, alerté.e.s par les réseaux sociaux ont rejoint la foule. Là aussi, une rangée de boucliers et de matraques fait face aux manifestant.e.s.
Les flics nous sortent une par une violemment. Quand arrive mon tour, c’est une femme qui m’emmène de l’autre côté du mur, hors de la vue de mes camarades. Elle me demande de vider mes poches, elle est plutôt calme et me dit : « j’ai honte d’être une femme aujourd’hui ». Je lui dis qu’elle devrait plutôt avoir honte de participer à ces actions violentes. Sa collègue moins dans la discussion me colle quasi le visage contre le mur quand j’interviens parce qu’elle vient littéralement de jeter à terre une des manifestant.es. en état de choc. Finalement, je suis relâchée et je rejoins les autres, au-delà du barrage pour attendre. Nous ne partirons que lorsque la toute dernière d’entre nous sera relâchée. En attendant, nous restons là.
Celui qui apparaît être le chef du groupe ordonne au cordon d’avancer d’un mètre afin de nous empêcher de voir ce qui se passe avec celles restées dans rue des Grands Carmes. Finalement, nous pourrons tous.t.es repartir. Non sans coups, vexations, luxations et pour ma part, quelques bleus et beaucoup de rage.
J’ai réfléchi à la colère qui m’habite, à comment dire toute cette colère. J’ai réfléchi à tous les mots, à chaque lettre, chaque virgule. J’ai réfléchi à comment l’écrire cette colère, à comment la choisir pour qu’elle soit juste, qu’elle sonne juste, qu’elle soit entendue. Je me suis dit qu’il fallait qu’elle soit saine, pépère, tranquille, constructive. J’ai réfléchi et je me suis dit que cette colère-là, ce n’était pas moi.
Je me suis dit qu’il fallait qu’elle soit infernale, mais cette colère-là non plus ne me convient pas… Alors j’ai juste écris.
Mardi 14 février, je finis ce texte.
Je les ai lus, vu et entendu les commentaires, les « Ah oui, mais cette manifestation n’était pas autorisée ! », les « un samedi soir en période de menace 3 dans la zone interdite de manif, c’est un peu provoc’ non ? », les « des féministes elles ? Des dégénérées oui ! », les « elles parlent de pro-choix et acceptent dans leur rang des femmes qui portent le foulard ! ».
J’ai tout entendu, tout lu, et je me suis demandé s’il est possible de dénoncer les violences conjugales et ne pas se mobiliser contre les violences policières ? S’il est possible de déconstruire les mécanismes de domination, mais pas les rhétoriques et les procédés qui délégitiment toutes les tentatives des plus faibles d’entre nous à réagir en dehors du cadre fixé par les oppresseurs ? S’il est possible pointer du doigt la solidarité des femmes et des personnes trans, mais pas de critiquer celle de dominants entre eux, qui permet de priver une partie de la population de ses droits les plus élémentaires ?
J’ai réfléchi, mais je vous laisse le soin de trouver des réponses à ces questions. Je garde ma colère, ma rage et surtout mes larmes. Bien qu’il paraît qu’on n’éteint pas l’incendie avec des larmes… tant mieux, pourvu que ça brule, je ne suis pas là pour apaiser les gens dans leurs chaumières.
Joëlle Sambi Nzeba
Responsable communication — Femmes Prévoyantes Socialistes (FPS)