En France, alors que les polémiques se multiplient autour du rôle de la police, on oublie souvent les racines historiques de la violence d’État. Et le poids de la transmission d’un savoir-faire acquis durant la guerre d’indépendance de l’Algérie, dont l’empreinte est toujours perceptible.
Le pouvoir policier se déploie d’abord en Occident comme un grand dispositif de capture des corps jugés anormaux : juifs, « sorcières », homosexuels, prostituées, « fous » et « folles », misérables, puis pour contrôler les indisciplines populaires et réprimer les révoltes sociales liées au développement de la grande ville bourgeoise. Mais comme l’écrit l’historien Emmanuel Blanchard, l’institution policière peut aussi être considérée « comme étant par essence coloniale »1. Elle s’enracine notamment dans la plantation esclavagiste, à travers la normalisation de milices de chasse aux esclaves fugitifs. Tout au long de la colonisation, le régime militaro-policier de répression des révoltes et d’encadrement quotidien des corps colonisés constitue un répertoire principal.
Les guerres menées par les États occidentaux contre des populations civiles du Sud ont ensuite régulièrement et profondément influencé la transformation des pouvoirs policiers. Au travers des guerres coloniales françaises et britanniques en Asie et en Afrique, celles des Néerlandais en Indonésie ou des Allemands en Afrique du Sud-Ouest, des techniques militaires classiques ont été articulées, avec des pratiques punitives ciblant les civils : chasse et capture, pillages et saccage des biens et des territoires, coercition, mutilation, humiliation et mise à mort. Ce régime de pouvoir a constitué une autre boîte à outils importante dans l’histoire de la police.
La continuité des hauts cadres
Grâce à la circulation des hauts cadres de l’État à travers les situations impériales internes et externes, un véritable transfert du savoir-faire colonial s’établit. Ainsi, après avoir pratiqué la contre-guérilla en Espagne2, le maréchal Bugeaud fut chargé de réprimer l’insurrection parisienne de 1834, puis d’écraser la résistance d’Abdelkader en Algérie en 1836. Dans son ouvrage La guerre des rues et des maisons, il théorisait la nécessité d’adapter la contre-guérilla coloniale à la répression des insurrections ouvrières métropolitaines.
De son côté, après avoir organisé la déportation des juifs de Bordeaux sous l’Occupation, le préfet Maurice Papon fut chargé de la sous-direction de l’Algérie au ministère de l’intérieur en 1945. Reconnu pour sa gestion de la contre-insurrection comme super-préfet en Algérie durant la guerre de libération, il fut nommé préfet de police de Paris en 1958 pour y soumettre « la subversion nord-africaine »3. Il transféra en métropole une doctrine, des agents, des idées et des pratiques de police issues de la guerre coloniale, puis dirigea le massacre des manifestants du 17 octobre 1961 sur le modèle répressif déployé contre les manifestations populaires de décembre 1960 en Algérie. Il restera préfet de police jusqu’en 1967.
Formé à la « pacification » coloniale en Indochine au début des années 1950, Pierre Bolotte devint directeur du cabinet du préfet d’Alger durant la guerre d’indépendance. Il y conçut des patrouilles de policiers « livrées à elles-mêmes » pour quadriller les « quartiers sensibles ». Après avoir participé à la répression durant la “Bataille d’Alger” en 1957, il fut nommé préfet de Guadeloupe où il employa à nouveau la contre-insurrection en massacrant la révolte sociale de mai 1967. Nommé en 1969 à la préfecture d’un nouveau département, le 93 (la Seine Saint-Denis), il croisera son savoir-faire colonial avec celui des anciennes brigades chargées des travailleurs immigrés pour créer une police des banlieues : la Brigade anticriminalité (BAC).
Une police politique des colonisés
On peut parler d’une généalogie endo-coloniale pour désigner la permanence d’une colonialité à l’intérieur des métropoles impériales. L’histoire de la BAC montre que cette continuité s’inscrit aussi dans les parcours des agents de base de la police. La BAC est en effet l’héritière de la brigade nord-africaine (BNA), une unité chargée de la surveillance, du contrôle et de la répression des travailleurs arabes durant l’entre-deux-guerres. La BNA recrutait son personnel notamment parmi le corps des fonctionnaires coloniaux en Algérie. Elle quadrillait les « quartiers musulmans » en menant des raids et des rafles4, tout en appliquant des méthodes issues de l’encadrement des mendiants, des sans-abris et des prostituées.
La BNA fut dissoute à la Libération (1945) pour sa connotation explicitement raciste, mais dès 1953, la préfecture de police recréa une unité d’inspiration coloniale nommée Brigade des agressions et violences (BAV), en mettant l’accent sur une prétendue « criminalité nord-africaine ». Calquée sur l’ancienne BNA, la BAV réintégra une partie de ses anciens agents qui importèrent leur obsession du « flagrant délit ». Au cours de la guerre de libération algérienne, la BAV se développa comme une police politique des colonisés en métropole : « Nous menions à notre manière, le revolver dans une main et le Code de procédure pénale dans l’autre, une guerre que les militaires tentaient de gagner en Algérie », raconte Roger Le Taillanter, un ancien policier de la BAV5. Le sociologue Abdelmalek Sayad a montré comment la police des bidonvilles métropolitains participait aussi à importer des pratiques policières mises en œuvre en Algérie. Des forces supplétives dites « harkis », des unités de police « sanitaire et sociale » et des unités de choc y menaient, sous l’autorité du préfet de police Maurice Papon, le contrôle et la répression des habitants sur un schéma similaire à celui de la “Bataille d’Alger”.
Au début des années 1970, les anciens agents des BAV ont recyclé leur savoir-faire en intégrant de nouvelles unités endo-coloniales, les Brigades de surveillance de nuit (BSN), véritables prototypes des BAC créées par le préfet Pierre Bolotte. Elles sont optimisées pour faire du flagrant délit dans les « quartiers immigrés » où s’étendent le chômage et la précarité. Conçues comme proactives, c’est-à-dire capables de créer les conditions de leur fonctionnement selon un terme lui-même issu du management, elles sont vite reconnues comme particulièrement productives en affaires, et donc très rentables selon les politiques dites « du chiffre », en vogue dans la nouvelle société néolibérale.
« La guerre d’Algérie n’est pas finie »
Ces continuités et ces réagencements structurent les imaginaires et les techniques de la police des cités qui prend forme en France dans les années 1970 et 1980. En novembre 1972, le policier Robert Marquet abattait Mohamed Diab, un chauffeur algérien, à l’intérieur du commissariat de Versailles. Entré dans la gendarmerie sous l’occupation puis CRS pendant toute la guerre d’Algérie, il cria : « Oui, je te tue, sale race, je te tue ! »6. Le Mouvement des travailleurs arabes (MTA) dénonça alors le fait qu’il y avait « en France et en Europe des colonisés : les travailleurs immigrés »7. En juin 1973, des gendarmes de Fresnes qui cherchaient un jeune Algérien de 14 ans trouvèrent Malika Yazid, sa sœur âgée de 8 ans. Un gendarme s’enferma avec elle pour mener un « interrogatoire » et obtenir des « renseignements » sur son frère. Elle en sortit dans le coma puis en mourut. En octobre 1974, lors du procès de 12 policiers poursuivis pour avoir saccagé le domicile d’un Algérien à Paris deux ans plus tôt, on apprit qu’ils l’auraient menacé en affirmant : « La guerre d’Algérie n’est pas finie. On va aller au bois de Verrières et on vous tirera dessus ».
Plus récemment, pour « sécuriser » une cité en 2005, un brigadier-major galvanisait ses troupes en criant : « On a perdu la guerre d’Algérie. Il y a quarante ans, on a baissé notre froc. C’est pas aujourd’hui qu’on va le baisser à nouveau. Pas de prisonnier, on trique ! »8. Deux Turcs furent tabassés. En avril 2020, un policier du département des Hauts-de-Seine pouvait plaisanter avec ses collègues au sujet d’un Égyptien qui avait fini dans la Seine suite à leur intervention : « Il ne sait pas nager, un bicot comme ça, ça ne nage pas »9.
Autre manifestation de cet ordre sécuritaire endo-colonial, l’impérialisme français a conjugué à l’intérieur du territoire national des pratiques de discrimination et de ségrégation socio-raciales héritées de la période coloniale. Ces inégalités structurent les champs du travail, du logement, de l’école, de la santé, des médias, des administrations, en même temps que ceux de la police, des frontières et des prisons. La « colonialité du pouvoir », selon les termes du sociologue péruvien Anibal Quijano10, réside notamment dans la reproduction de ce socio-apartheid.
On l’observe encore à travers la répression des révoltes sociales organisées à la suite de crimes policiers. À Toulouse en 1998, à Dammarie-les-Lys en 1997, en 2002 et en 2012, à Clichy-sous-Bois en 2005, à Villiers-le-Bel en 2007 et dans plusieurs villes de France durant le confinement de 2020, on peut distinguer un même schéma : boucler et contrôler un quartier populaire en l’entourant d’unités statiques, puis envoyer des unités spéciales à l’intérieur pour capturer des « suspects ». Cette articulation d’étranglement collectif et de chasse à l’homme reproduit la logique contre-insurrectionnelle et coloniale, notamment celle qui prévalait durant la “Bataille d’Alger”. Il s’agit de mener une forme de guerre policière contre l’ensemble d’une population jugée indésirable parce qu’elle serait le milieu de prolifération d’une menace intérieure contre la société. Cet imaginaire a structuré « l’échelle Bui-Trong des violences urbaines », qui prétendait au début des années 2000 pouvoir repérer la formation de guérillas urbaines à partir d’incivilités, tout comme la contre-insurrection coloniale des années 1950. On l’observe encore dans l’appel du syndicat France Police en mai 2021 à constituer des checkpoints dans les quartiers populaires, sur le modèle israélien de séparation mis en place avec les territoires palestiniens.
L’usage de matériel militaire
Le chercheur britannique Mark Neocleous analyse la « sécurité » contemporaine comme une globalisation de la « pacification » coloniale. Il y observe le « jumelage du pouvoir de guerre et du pouvoir de police au nom de la construction de l’ordre libéral »11. En France, tout au long de la restructuration néolibérale, on assiste effectivement à une hybridation militaro-policière des matériels et des armements qui puise dans les répertoires coloniaux. C’est par exemple le cas des gaz toxiques et des grenades mutilantes dont l’utilisation contre des civils a été industrialisée pendant la guerre d’indépendance algérienne avant d’être transférée en métropole, notamment en mai 1968. Après avoir été généralisé dans les quartiers populaires, leur emploi se trouve désormais au centre de la gestion policière des mouvements sociaux. De même pour l’usage d’hélicoptères contre les révoltes urbaines, pratique inaugurée durant la “Bataille d’Alger”.
La gestion militaro-policière des luttes sociales est restée une constante dans les territoires colonisés dits « d’outre-mer », notamment durant la crise sanitaire Covid-19 aux Antilles, mais aussi pendant le référendum sur l’indépendance en Kanaky en 2021. Parallèlement, les opérations néocoloniales comme Barkhane au Sahel constituent des expériences importantes pour les gendarmes qui interviennent aussi régulièrement sur le territoire national, ainsi que pour les soldats qui quadrillent le territoire dans le cadre des opérations Vigipirate et Sentinelle.
Cette colonialité policière s’articule avec la multiplication des lois xénophobes et islamophobes depuis la fin des années 1980. Elle s’élargit à travers la montée en puissance de l’antiterrorisme comme forme de gouvernement. Comme l’avait noté Carl Schmitt, la guerre d’Algérie a constitué une expérience fondatrice pour la Ve République en ciblant les « partisans » algériens comme « terroristes », et en mettant au centre de son régime juridique des dispositifs dits d’exception comme l’état d’urgence12. À travers la déclaration d’état d’urgence de 2015 puis sa normalisation dans le droit, des dispositifs policiers de surveillance, de chasse et de capture ont été systématisés contre des musulmans et des musulmanes, rétablissant dans le droit un régime d’exception caractéristique de l’ordre colonial. Concentré de manière obsessionnelle sur une figure de l’ennemi intérieur arabo-musulman, ce régime d’exception n’a cessé de s’approfondir en multipliant les procédures d’interdiction à l’encontre des structures associatives, religieuses et culturelles musulmanes sous le premier quinquennat d’Emmanuel Macron.
La colonialité policière ne persiste pas comme la trace d’une époque révolue. Elle révèle la continuité d’un système de ségrégation et de discrimination socio-raciales au cœur de la société contemporaine.
Illustration : Paris, 17 octobre 1961. Manifestants arrêtés par la police parisienne. UPI/AFP