Par Michel de Pracontal, Journaliste scientifique, auteur de plusieurs livres dont le dernier, Kaluchua, vient de paraître au Seuil.
Pour avoir parlé de « villes fantômes » à propos des communes proches de la centrale de Fukushima Daiichi, le ministre de l’industrie japonais, Yoshio Hachiro, vient d’être contraint à présenter sa démission. Si l’expression a choqué, elle reflète hélas la situation concrète d’une zone où ne vivent plus que des animaux sauvages et des plantes, et où certains sites sont si contaminés qu’il ne seront pas habitables dans un avenir prévisible. Un article du journal The Japan Times du 9 avril” qualifiait d’ailleurs de « ghost town » un quartier de la commune de Minamisoma, située dans la préfecture de Fukushima. Hachiro n’a rien dit de plus. Mais il arrive qu’au Japon, appeler un chat un chat soit considéré comme la plus grave des fautes…
Le dixième anniversaire des attentats du 11 septembre 2001 coïncide avec les six mois de la catastrophe de Fukushima : le 11 mars 2011, un tremblement de terre de magnitude 9 frappait le nord-est du Japon ; son épicentre se situait à 130 kilomètres de Sendaï, chef-lieu de la préfecture de Miyagi, limitrophe de celle de Fukushima ; ce séisme, le plus puissant jamais enregistré dans les archives japonaises, engendrait un tsunami géant dont les vagues ont atteint jusqu’à une trentaine de mètres de hauteur en certains points.
Sur le site de la centrale de Fukushima Daiichi, à 250 kilomètres au nord-est de Tokyo, la vague a dépassé 10 mètres et a noyé une partie des installations, provoquant une perte totale des alimentations électriques et amorçant ce qui s’est révélé le plus grave événement nucléaire depuis Tchernobyl en 1986. L’accident de Fukushima a été classé, comme celui de Tchernobyl, au niveau 7 de l’échelle INES de classement des événements nucléaires, soit le niveau maximum.
Si Tchernobyl est rapidement devenue une affaire internationale, du fait que le nuage radioactif, projeté en altitude, a fait le tour du monde et provoqué des retombées importantes dans toute l’Europe, la situation de Fukushima est bien différente : l’essentiel des retombées s’est concentré sur le nord-est du Japon, provoquant des conséquences dramatiques mais locales. Aussi existe-t-il un risque qu’en-dehors de l’archipel nippon, les enjeux essentiels de la catastrophe de Fukushima ne soient pas pris en compte.
C’est pourquoi nous avons tenté de brosser un tableau de la situation à Fukushima et dans les régions avoisinantes, six mois après l’accident. Ce tableau est basé sur de nombreux articles récents des quotidiens japonais Mainichi et Nikkei ainsi que sur les dépêches de l’agence Kyodo news (ces trois médias proposent des éditions en anglais en plus de l’édition originale en japonais). Les articles sélectionnés s’appuient tous sur des sources officielles ou des documents publics, sauf lorsqu’il s’agit de sondages ou d’enquêtes d’opinion menés par le journal lui-même. Nous avons également consulté les sites de Tepco, l’exploitant de la centrale, de la Nisa, l’autorité de sûreté nucléaire japonaise, du Mext — ministère japonais de l’éducation, de la culture, du sport, de la science et de la technologie — ainsi que celui de l’IRSN, l’institut de radioprotection et de sûreté nucléaire français. Le but de ce billet est de décrire les faits le plus objectivement possible, sans dramatisation ni édulcoration.
Comment la radioactivité affecte-t-elle les habitants de la région de Fukushima ?
Pour plus de 100.000 personnes, la première réalité quotidienne est d’avoir perdu leur maison. D’après le chiffre du gouvernement japonais, 80.000 personnes ont d’abord été évacuées de la zone comprise dans un rayon de 20 kilomètres autour de la centrale, peu après l’accident. D’autres évacuations ont été effectuées ensuite, du fait que la contamination ne se répartit pas de manière régulière et que certaines zones situés à plus de 20 kilomètres ont été très touchées. Selon Mainichi, plus de 100.000 habitants de 12 villes et villages de la préfecture de Fukushima ont été déplacés et ne peuvent revenir dans leur maison, parce que celles-ci se trouvent dans la zone interdite ou dans des zones voisines trop contaminées pour qu’on puisse y résider. Minamisoma, dont une partie du territoire se trouve dans la zone des 20 kilomètres, a vu plus de 25.000 de ses habitants évacués ; 20.000 ont dû quitter Namie, sise en bordure de la zone interdite.
Cette dernière n’est plus fréquentée que par les animaux sauvages — en-dehors des agents qui travaillent sur le site nucléaire. Un millier de bovins abandonnés vivent à l’état sauvage dans la zone d’exclusion, d’après un décompte des autorités de la préfecture de Fukushima. Il y a un an, on recensait dans cette zone 3500 bovins, 30.000 porcs et 440.000 volailles. Selon la préfecture, presque tous les porcs et poulets sont morts de faim.
Selon les données du Mext, une quinzaine de sites près de la centrale affichent des niveaux de radiations conduisant à une dose annuelle de 100 millisieverts, alors que la limite autorisée en temps normal est de 1 mSv pour le public et de 20 mSv pour les travailleurs du nucléaire. En 35 lieux, le niveau dépasse cette limite de 20 mSv. Certains points atteindraient même 500 mSv ! Une carte publiée par le gouvernement japonais et présentée dans Mainichi le 2 septembre montre le débit record de 368 microsieverts par heure à Futaba, au nord de la centrale (si ce débit restait constant, cela représenterait plus de 5000 mSv sur une durée annuelle). Cette situation explique que le gouvernement ait annoncé fin août qu’il subsisterait des zones interdites à long terme, même après la stabilisation complète de l’état de la centrale.
Un plan de décontamination à long terme divulgué par le gouvernement le 26 août vise à ramener le niveau d’exposition dans les zones habitées à 1 mSv par an. Mais la réduction prévue n’est que de 50% dans les deux années à venir, alors que la limite actuellement autorisée pour les écoliers de la région de Fukushima est de 20mSv par an, la même que pour les agents d’EDF…
Les habitants qui résident encore dans la préfecture de Fukushima et les préfectures voisines comme celles de Miyagi ou d’Ibaraki sont aussi exposés à la contamination des produits agricoles. Le riz fait l’objet de tests pour détecter une éventuelle radioactivité. Du césium radioactif a été retrouvé dans des épinards et des salades, et plus récemment dans de la viande bovine.
Le 8 septembre, des niveaux de césium au-dessus de la limite légale ont été détectés sur des bovins dans la préfecture d’Iwate, frontalière avec celle de Miyagi. A Nikko, ville située à 140 kilomètres de Tokyo dans la préfecture de Tochigi, un cerf sauvage tué par des chasseurs s’est révélé contaminé par une quantité de césium supérieure à la limite admise pour la viande commercialisée. Les chasseurs ne vendent pas leur viande, mais l’incident illustre l’étendue de la contamination, car Nikko est à plus de 100 km de Fukushima.
Les produits de la mer présentent aussi un risque, dans la mesure où les fuites liquides ont provoqué une forte contamination de l’eau de mer au voisinage de la centrale. Tepco avait évaluée à 4700 térabecquerels la radioactivité due à l’iode et au césium relâchée en avril-mai. Une nouvelle estimation faite par des chercheurs de l’Agence japonaise de l’énergie atomique et de l’université de Kyoto a donné 15.000 térabecquerels, plus de trois fois le chiffre de Tepco. La différence s’explique en partie par le fait que Tepco n’a considéré que les rejets liquides effectués directement dans l’océan, tandis que les chercheurs ont pris en compte des rejets dans l’air qui sont retombés dans l’océan avec la pluie. Quoi qu’il en soit, il est clair que l’environnement marin a été fortement affecté, comme l’indique la découverte de deux baleines contaminées par du césium radioactif au large d’Hokkaido, en juin dernier.
Des tests urinaires ont été effectués sur dix enfants et adolescents âgés de 6 à 16 ans et vivant dans la préfecture de Fukushima avant l’accident. Neuf d’entre eux ont été évacués dans d’autres régions du Japon, le dixième est resté. Deux séries de tests ont été pratiquées, fin mai puis fin juillet. Résultat : le niveau de césium 137 mesuré dans les urines des neuf qui ont quitté Fukushima a baissé de 20 à 70%, alors qu’il a augmenté de 11,5% pour l’enfant qui est resté dans la préfecture de Fukushima. Le groupe de citoyens japonais qui a organisé ces tests a fait appel à l’association française Acro. L’augmentation de césium dans les urines de l’enfant resté près de Fukushima pourrait être due à la consommation d’aliments et d’eau contaminée.
Un sondage de Kyodo news daté du 9 septembre montre que 90% des personnes déplacées, dont beaucoup vivent dans les préfectures limitrophes de Fukushima, ignorent où elles s’installeront plus tard. L’accident nucléaire a bouleversé leur vie, et continuera de le faire encore longtemps.
L’état de la centrale de Fukushima Daiichi est-il stabilisé ?
Si d’incontestables progrès ont été réalisés, on ne peut pour autant parler d’un retour à une situation normale. Selon un rapport conjoint de Tepco et du gouvernement japonais, du 19 juillet, la première étape du retour à la normale, la mise en place d’un « refroidissement stable » des réacteurs, grâce à un système de refroidissement à l’eau douce, est accomplie. Mais l’objectif final, un « arrêt à froid » dans lequel la température est en-dessous de 100° et les rejets radioactifs entièrement sous contrôle, n’est pas prévu avant janvier 2012. Un bulletin d’information publié par l’IRSN décrit l’état de la centrale en ces termes : « La situation des réacteurs apparaît donc stabilisée, les grandes quantités d’eau fortement contaminées présentes dans les parties basses des bâtiments diminuant progressivement (débit d’eau injectée pour refroidir les cœurs de 15 m³/h, débit retraité de l’ordre de 70 m³/h selon Tepco). » La situation des piscines de refroidissement du combustible s’est elle aussi améliorée. Mais les fuites liquides ne sont pas définitivement stoppées, les rejets gazeux continuent également, certaines zones du site sont inaccessibles du fait de la radioactivité, et la question de la présence de sel dans l’installation, due à l’arrosage à l’eau de mer dans la première phase de l’accident, n’est pas réglée.
L’IRSN estime que « la poursuite de rejets atmosphériques ne peut pas être écartée », même s’ils sont « sans commune mesure avec ceux survenus mi-mars », et que Tepco a pris des dispositions « pour éviter de nouveaux rejets liquides en mer ». Le rapport japonais n’est pas aussi affirmatif et présente seulement l’ensemble des mesures destinées à diminuer les rejets atmosphériques et dans le sol, à « prévenir une augmentation de la radioactivité dans la zone autour du site », et à réduire la contamination de l’océan. Mais il ne fournit aucune indication précise sur les rejets actuels. La seule certitude est qu’ils se poursuivent et que les agents de Tepco ont commencé à construire une superstructure sur le réacteur n°1 pour les arrêter. Des opérations analogues sont prévues pour les réacteurs 2 et 3. Il est aussi prévu de construire une barrière sous-terraine en acier pour empêcher les matières radioactives contenues sur le site de contaminer l’eau du sous-sol.
Selon Hiroaki Koide, enseignant à l’université de Kyoto et expert dans le domaine nucléaire, la situation est encore loin d’être sous contrôle. « Sans information pertinente sur ce qui se passe à l’intérieur des réacteurs, il est nécessaire de considérer plusieurs scénarios, écrit Koide dans Mainichi du 9 septembre. A l’heure actuelle, je crois qu’il existe une possibilité que des quantités massives de matières radioactives soient à nouveau relâchées dans l’environnement. » En effet, selon Koide, on ne peut pas exclure que du combustible fondu se soit échappé du réacteur n°1 et se soit répandu dans le sol. « Nous sommes confrontés à une situation à laquelle l’humanité n’a jamais eu à faire face auparavant »,estime Koide.
Aurait-on pu prévenir la catastrophe ?
On ne peut évidemment pas empêcher un tremblement de terre. Mais on aurait pu se prémunir contre une partie de ses conséquences. La possibilité d’un séisme très puissant engendrant un tsunami géant avait été envisagée par plusieurs scientifiques, et par Tepco elle-même ! Le 7 mars, quatre jours avant l’événement réel, Tepco a informé son autorité de sûreté, la Nisa, qu’un tsunami de plus de 10 mètres pouvait frapper la centrale de Fukushima Daiichi.
http://www.mediapart.fr/journal/fil-dactualites/240811/fukushima-tepco-avait-prevu-le-tsunami-geant
Cette annonce, qui reposait sur une analyse faite dès 2008, n’a jamais entrainé la moindre contre-mesure ni la moindre réaction du gouvernement japonais ou de la Nisa. Or, la centrale était prévue pour supporter un tsunami de 6 mètres au maximum.
Avant les calculs de Tepco, dès 2006, un sismologue de Kobe, Ishibashi Katsuhiko, avait averti qu’à moins de mesures radicales de prévention contre les séismes, « le Japon pourrait vivre une vraie catastrophe nucléaire dans le futur proche. » Katsuhiko avait démissionné du comité d’experts chargé d’établir les normes anti-sismiques, qu’il jugeait trop laxiste. Il avait malheureusement vu juste.
• La crise a‑t-elle été mal gérée ?
De l’avis général, c’est sa mauvaise gestion des conséquences du tsunami et de la crise nucléaire qui a contraint l’ex-premier ministre Naoto Kan à démissionner au profit de Yoshihiko Noda. A sa décharge, il a dû faire face à une situation sans précédent, dans laquelle une catastrophe naturelle se doublait d’une catastrophe technologique. Mais des erreurs importantes ont été commises, en particulier dans les premières heures de la crise, cruciales pour la suite. La Nisa a révélé début septembre qu’elle avait communiqué au bureau du premier ministre une analyse sur la situation de la centrale qui prévoyait les pertes d’alimentation électrique et la fusion des cœurs. Cette analyse reposait sur un programme de simulation appelé ERSS (Emergency report support system) mis au point par une autre agence nucléaire, la JNES (Japan nuclear energy safety oprganisation). Celle-ci a mis en fonction le programme ERSS juste après la secousse sismique. En supposant qu’il y aurait une perte totale des sources électriques, le système de la JNES a prévu exactement l’évolution des niveaux d’eau, de la pression et de la température dans les réacteurs 1 à 3. La JNES aurait communiqué à la Nisa les données pour le réacteur n°2 vers 21 h 30 le 11 mars. Les prédictions étaient, d’après la Nisa, très précises, avec des énoncés tels que : « A 22 h 50, les cœurs des réacteurs seront exposés ; à 0 h 50, le combustible fondra. » Ces prédictions auraient ensuite été transmises au bureau du premier ministre vers 23 h le 11 mars. Des données similaires pour le réacteur n°3 auraient été envoyées le matin du 13 mars.
Or, ces données cruciales n’ont pas été exploitées pour prendre des mesures qui auraient pu réduire considérablement les conséquences de l’accident. Selon un directeur de la Nisa, « Les données n’ont pas été exploitées parce qu’elles n’étaient pas basées sur des faits. »
Un autre système, nommé SPEEDI, permettait de prédire la diffusion des matières radioactives dans l’environnement. La Nisa l’a fait fonctionner, mais n’a pas diffusé les prédictions. Précédemment, la Nisa avait affirmé que SPEEDI ne pouvait pas fonctionner juste après le séisme par suite d’une perte de courant électrique.
Ces faits montrent que la crise a été aggravée non seulement par des erreurs de jugement, mais par des manipulations de l’information. Dans ce domaine, Tepco a joué les premiers rôles, faisant constamment preuve d’une absence de transparence qui a compliqué l’action gouvernementale. L’exemple le plus récent : une commission parlementaire qui a demandé à Tepco des documents censés éclairer le déroulement de l’accident, a reçu un manuel de six pages quasiment illisibles parce qu’une grande partie du texte a été passé au feutre noir…
• Le Japon va-t-il sortir du nucléaire ?
Naoto Kan s’est clairement engagé dans la voie de la sortie du nucléaire, mais il n’a pu concrétiser sa démarche du fait de l’impopularité qui l’a conduit à la démission. Son successeur, sans prendre une position aussi claire que Kan, semble se diriger vers une sortie progressive, ou du moins une réduction durable de l’usage de l’énergie nucléaire. Dans son premier discours à la nation, le 8 septembre, Yoshihiko Noda a déclaré qu’il était « irréaliste » de construire de nouveaux réacteurs nucléaires après Fukushima, ou de prolonger la durée de vie des plus anciens. Le Meti, le ministrère japonais de l’industrie, cherche à développer les investissements dans le gaz naturel liquéfié pour compenser la perte de sources d’énergie nucléaire. La production japonaise d’électricité nucléaire tourne au ralenti depuis l’accident de Fukushima : en juillet, seulement 34% de la puissance installée a fonctionné, et le taux pourrait tombé en-dessous de 30% pour le mois d’août. Sur 54 réacteurs, environ les deux tiers sont arrêtés définitivement ou provisoirement.
Le parti démocrate japonais (PDJ), auquel appartiennent Kan et Noda, n’est pas historiquement lié au lobby nucléaire japonais, à la différence du parti libéral qui a gouverné le pays presque sans interruption de 1955 à 2009. Le PDJ pourrait surfer sur la vague antinucléaire qui grossit dans l’opinion japonaise.
On peut même aller plus loin, et imaginer un Japon pionnier d’une nouvelle politique de l’énergie, reposant sur une consommation plus mesurée et le respect de l’environnement, ainsi que le développement massif de l’économie verte. Et si la catastrophe de Fukushima permettait l’éclosion d’une nouvelle utopie, celle d’un développement plus équilibré, d’une relation plus harmonieuse entre l’homme et la planète ? A ce stade, ce n’est qu’un rêve. Mais toutes les grandes avancées de l’humanité n’ont-elles pas été des rêves avant de devenir réalité ?
Source de l’article : MEDIAPART