Fukushima — Témoignage de terrain du cinéaste Alain de Halleux

Cette femme qui croyait que sa vie et celle de ses enfants était bien réglée et que tout allait se passer comme sur des roulettes. Je pense à nous...

Alain de Hal­leux (Nucléaire RAS rien à signa­ler, Cher­no­byl for Ever) est au Japon depuis qq jours en vue de réa­li­ser un film sur la catas­trophe envi­ron­ne­men­tale, sani­taire et socié­tale de Fukushima. 

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Alain de Hal­leux à Tchernobyl

Quelques extraits de son blog : mes­sage in the bottle

…26 OCTOBRE 2011 Suis à Tokyo depuis 2 jours… Après 20 H de voyage suis arri­vé à 9H du mat à Tokyo et ai tra­vaillé jusqu’à 3H du matin.

…J’ai pas­sé la nuit à par­ler avec David et Eko. Ils tiennent une crê­pe­rie bre­tonne à Sasa­zu­ka, près de Sin­ju­ku. Leur busi­ness marche du ton­nerre. Ca démarre enfin après des années de dur labeur. Mais Fuku­shi­ma est venu mettre son grain de sel. Ils ont une fille de 4 ans. Yuna.

…Eko m’explique que c’est le moment pour chaque Japo­nais de s’exprimer indi­vi­duel­le­ment. Ce n’est pas dans les traditions…Eko a habi­té à Paris et à Bruxelles. Elle voit son pays avec du recul. Tant de choses la choquent ici. Sur­tout l’attitude du gou­ver­ne­ment et des hommes qui dans leur majo­ri­té le sou­tiennent. Les femmes se rebiffent. On pour­rait bien assis­ter à un chan­ge­ment de socié­té important

…Pro­jec­tion de Cher­no­byl 4 ever. 6 per­sonnes. Emu de voir le film dans ces condi­tions. Ques­tion d’une dame : mes enfants ont 21 et 18 ans. Doivent-ils par­tir ? Je lui raconte l’histoire de la forêt.

…Evi­dem­ment, je n’arrivais pas comme la plu­part des jour­na­listes pour lui fixer un rdv pour faire une inter­view de 30’ puis me bar­rer. Je vou­lais l’impliquer plus pro­fon­dé­ment dans le pro­jet du film et ça, il n’y était pas habi­tué. Du coup, moi aus­si j’ai pen­sé que c’é­tait com­pli­qué. On rit en évo­quant tout cela. Il nous raconte qu’aujourd’hui, au Japon, il n’y a plus de res­pon­sable. Les poli­tiques sont au ser­vice de la finance, les méde­cins au ser­vice de l’Etat qui lui même est sous la coupe de TEPCO qui dépend des Yaku­zas qui ont été encou­ra­gés dans leurs méfaits par la CIA…

…Une chose : je res­sens sur le visage les mêmes impres­sions de pico­te­ment que lorsque j’étais dans la zone. Je suis un dosi­mètre. Je sens quand il y a de la radioactivité !!!

Nous avons mesu­ré jusqu’à 0,7 micro Sie­verts dans la voi­ture. Cela veut dire que dehors, cela monte encore plus haut. A Pri­pyat, je mesu­rais en géné­ral 0,4 – 0,6 micro…et les gens ici veulent igno­rer qu’ils évo­luent dans un envi­ron­ne­ment plus radio­ac­tif que la zone de Tcher­no­byl en ce moment.

…Les enfants ne demandent qu’à com­prendre la situa­tion mais per­sonne ne leur explique. On leur dit : “Tout va bien” et dans le même temps les adultes ne parlent que de la radio­ac­ti­vi­té et se baladent avec des radio­mètres et posent autour du coup de leurs chers petits leur dosimètre…

…Leurs pro­fes­seurs leur ont dit que le stress est la prin­ci­pale source de mala­die, que la radio­ac­ti­vi­té se trou­vait dans la nature et qu’il n’y avait donc pas de quoi pani­quer. On les a vrai­ment pris pour bébés. En fait, les res­pon­sables poli­tiques ont agi envers la popu­la­tion comme les édu­ca­teurs vis-à-vis de leurs pupilles : sans res­pect, sans oser faire confiance !

…Nous fil­mons ensuite un centre de réfu­giés. Je le fais depuis la voi­ture, puis nous entrons dans le camp. Nous ren­con­trons une dame de 77 ans qui nous dit qu’elle aime­rait retour­ner chez elle, mais qu’elle ne pour­ra le faire que dans une tren­taine d’années…

…Nous par­tons dans la mon­tagne. A cette époque de l’année, la forêt est si magni­fique que des tou­ristes du monde entier venaient autre­fois pour prendre des pho­tos. Depuis le 11 mars, des hôtels ont fermé.

…On pèse Kano, on la mesure puis on lui fait subir un exa­men du corps sur un siège venant de Bié­lo­rus­sie. Son taux de césium a bais­sé. Maki est content. Elle-même passe l’examen. Elle aus­si va mieux. C’est qu’elle achète main­te­nant ses légumes dans des maga­sins spé­ciaux qui font venir les pro­duits de très loin. Cela coûte cher et seuls les gens qui ont un peu d’argent ou qui mette la san­té de leurs enfants en avant peuvent s’offrir ce luxe.

…Depuis un mois, elle fait une expé­rience. Elle mange les pro­duits « nor­maux » et se mesure sur le siège. Dans un mois, elle ren­tre­ra pour quelques temps à Tokyo pour voir si la radio­ac­ti­vi­té accu­mu­lée va dis­pa­raître. Elle n’a aucune for­ma­tion scien­ti­fique. Elle est une « simple mère » comme elle dit. C’est tout de même incroyable : les scien­ti­fiques et les doc­teurs clament que tout va bien tan­dis que quelques citoyens auto­di­dactes se battent pour com­prendre et faire fonc­tion­ner des machines.

…Cette femme est éton­nante. Elle a deux enfants de 11 et 9 ans. Lorsque l’accident a eu lieu, elle a sui­vi les infos et les recom­man­da­tions du gou­ver­ne­ment. Elle a juste deman­dé à ses enfants de por­ter un masque. Pen­dant deux mois, ils sont res­tés à l’intérieur. Ils deve­naient fous et com­men­çaient à se battre entre eux. Madame Nishi­ka­ta a remar­qué que pen­dant ces pre­miers mois ses enfants étaient extrê­me­ment fati­gués. Ils habi­taient au 5° étage. D’habitude, les enfants mon­taient les esca­liers d’une traite. Depuis l’accident, ils étaient obli­gés de mar­quer une pause au 3° étage. Elle-même sen­tait des déman­geai­sons lorsqu’elle pre­nait son bain. Elle connaît plein de gens dont les enfants ont eu les mêmes symp­tômes que les siens, ou des sai­gne­ments de nez. Un jour un homme l’a appe­lé tan­dis qu’elle tra­vaillait comme stan­dar­diste pour KODOMO NETWORK (de Mr Naka­té). Sa femme venait de perdre un fœtus de 5 mois. Le cœur s’était arrê­té. La mère était tom­bé enceinte quelques semaines après l’accident. Le père, ne vou­lant lais­ser l’enfant dis­pa­raître sans trou­ver la rai­son de cette mort a appe­lé KODOM NETWORK pour savoir s’ils connais­saient un hôpi­tal de confiance (ce qui est rare au Japon tant il est vrai que les méde­cins portent la parole du gou­ver­ne­ment). Madame Nashi­ka­ta l’avait alors renseigné.

…Ils fini­ront par démé­na­ger dans un petit appar­te­ment à Yama­ga­ta (1H30 de route de Fuku­shi­ma City). Le père res­te­ra tra­vailler à Mina­mi-Soma et gar­de­ra la mai­son avec le chien. Depuis l’accident les mai­sons aban­don­nées font l’objet de vol de la part de Chinois…

Madame Kowa­ta se sou­vient aus­si de la céré­mo­nie d’entrée dans l’enseignement secon­daire. Au Japon, c’est un évé­ne­ment impor­tant. Les enfants sont habillés de l’uniforme de l’école, les mamans se mettent sur leur 31. On fait des pho­tos, on écoute des discours…ça compte dans la vie de tout Japo­nais. Mais Ken­to qui vient d’arriver en avril dans l’école, n’a pas d’amis avec qui par­ta­ger cette joie, il n’a pas d’uniforme. Madame Kowa­ta, elle-même n’a pas pris ses robes. Ken­to est triste, seul. Aucun élève ne par­tage cette joie avec lui… Com­ment résu­mer 3H d’interview…Juste dire, le cou­rage de cette femme qui croyait que sa vie et celle de ses enfants était bien réglée et que tout allait se pas­ser comme sur des rou­lettes. Je pense à nous. Je pense à cette Europe endor­mie qui ne voit pas encore qu’une autre catas­trophe se pré­sente, une catas­trophe éco­no­mique qui bou­le­ver­se­ra aus­si nos vies…le capi­ta­lisme, les super mar­chés, les yaourts aux fraises, les vacances dans le sud de la France ou aux Baléares, c’est bien­tôt fini !

…J’ai sur­tout ren­con­tré Shin­ta­ro. Ce jeune Japo­nais de 26 ans est venu voir CHERNOBYL 4 EVER au Par­le­ment Euro­péen. Après la pro­jec­tion, il m’a expri­mé son émo­tion. Mon film l’avait éclai­ré sur l’avenir du Japon : « Si les Ukrai­niens n’ont tou­jours pas réus­si à régler le pro­blème du réac­teur N°4, que ferons-nous de 4 réac­teurs conte­nant encore du com­bus­tible ? Il ne sera pas pos­sible d’élever des sar­co­phages car la zone est dan­ge­reuse du point de vue sis­mique. Le Japon n’a plus de futur ! ». Or le hasard a vou­lu que Shin­ta­ro habite à deux rues de chez moi. Nous nous sommes donc vus très régu­liè­re­ment pour par­ler du Japon. En réflé­chis­sant ensemble non pas sur le film que nous vou­lions réa­li­ser, mais en nous inter­ro­geant sur le film qui devait être fait, Shin­ta­ro et moi, sommes arri­vés à une conclu­sion simple : l’urgence est de se pen­cher sur le sort des enfants.

Sou­te­nir le docu­men­taire d’Alain de Hal­leux « Mes­sage in a bottle »,
repor­tage sur la vie de 5 enfants vivant en zone contaminée

http://message.in.a.bottle.over-blog.com/