Henning Mankell : Je veux contribuer à briser le blocus illégal de Gaza

"ce sont les actes qui viennent étayer les mots, et non l'inverse"

Après la ten­ta­tive de mai 2010 vio­lem­ment stop­pée par Israël (9 morts), une nou­velle “flot­tille de la liber­té” doit appa­reiller de Grèce ces jours-ci pour appor­ter de l’aide huma­ni­taire à Gaza. L’é­cri­vain sué­dois Hen­ning Man­kell sera à bord, comme en mai der­nier. Il explique le sens et l’im­por­tance que cette démarche a pour lui.

L’é­cri­vain sué­dois Hen­ning Man­kell a dénon­cé la dis­pro­por­tion de l’as­saut israé­lien contre la flot­tille pour Gaza, esti­mant que l’at­taque était un signe d’af­fai­blis­se­ment d’Is­raël. Hen­ning Man­kell se trou­vait à bord d’un des bateaux où sont inter­ve­nus les com­man­dos israé­liens, ain­si que dix autres Sué­dois, arrê­tés comme lui après l’as­saut qui a fait au moins neuf morts. “Que se pas­se­ra-t-il l’an pro­chain lorsque nous vien­drons avec des cen­taines de bateaux ? Tire­ront-ils une bombe ato­mique?”, a décla­ré l’au­teur de romans poli­ciers à suc­cès, peu après avoir atter­ri le 1er juin en Suède. Deux autres mili­tants sué­dois, le dépu­té Meh­met Kaplan et le méde­cin Vic­to­ria Strand, sont ren­trés en Suède avec lui, après avoir choi­si l’ex­pul­sion plu­tôt que des pour­suites judi­ciaires en Israël.

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27.06.2011 | Hen­ning Mankell | 

La “flot­tille pour Gaza” est une grande action de soli­da­ri­té qui fait beau­coup réagir, et par consé­quent beau­coup de choses arrivent. Des gens me trans­mettent des mes­sages grif­fon­nés sur des bouts de papier. La der­nière fois que cela s’est pro­duit, c’é­tait dans le train entre Stock­holm et Göte­borg. Une femme entre deux âges m’a glis­sé un bout de papier entre les doigts au moment où je pas­sais, une tasse de thé à la main. On pou­vait y lire : “Il est impor­tant que cela soit fait.” Ou bien des gens m’ar­rêtent dans la rue. Ils me parlent nor­ma­le­ment, sans bais­ser la voix. Les marques de sym­pa­thie pour l’i­ni­tia­tive prennent bien des formes, et les pla­teaux s’é­qui­librent sur la balance entre ceux qui, d’un côté, expriment en secret leur répu­gnance et leur déses­poir face à la situa­tion et ceux qui, de l’autre, affichent ouver­te­ment leur sym­pa­thie pour cette action.

Mais qu’est-ce qui me pousse à mon­ter à bord ? Pour­quoi la flot­tille pour Gaza ? Pour­quoi grim­per à bord d’un car­go, pour­quoi ne pas se conten­ter de dire sa com­pas­sion avec des mots ? Pour­quoi ne pas res­ter à terre ?

Une des réponses pour­rait prendre la forme sui­vante : j’es­saie de mettre en pra­tique une sorte de cre­do intel­lec­tuel selon lequel “ce sont les actes qui viennent étayer les mots, et non l’in­verse”. Natu­rel­le­ment, écrire aus­si est un acte, et un acte impor­tant. August Strind­berg disait que les mots étaient “en [son] pou­voir”. Mais il est raris­sime qu’un livre, un article, un tableau ou encore un mor­ceau de musique par­vienne à lui seul à chan­ger une réa­li­té poli­tique. Il est rare qu’un livre ait un impact aus­si fort que le Prin­temps silen­cieux de Rachel Car­son, par exemple [ce livre de 1962, qui trai­tait des effets néga­tifs des pes­ti­cides sur l’en­vi­ron­ne­ment, et plus par­ti­cu­liè­re­ment sur les oiseaux, a contri­bué à lan­cer le mou­ve­ment éco­lo­giste dans le monde occi­den­tal]. J’ai ten­dance à tenir le rai­son­ne­ment inverse et à pen­ser que l’on ne peut rien chan­ger sans la culture et sans la conscience intellectuelle.

J’es­time donc qu’il est éga­le­ment de ma res­pon­sa­bi­li­té d’in­tel­lec­tuel de m’ex­pri­mer par d’autres moyens. Ces moyens peuvent être de dif­fé­rentes natures. Cela peut être, par exemple, comme aujourd’­hui – ou comme l’an­née der­nière – de par­ti­ci­per acti­ve­ment à une tra­ver­sée dont l’ob­jec­tif est de bri­ser le blo­cus illé­gal de la bande de Gaza.

Quelles sont les rai­sons qui me poussent à mon­ter à bord ? La pre­mière est bien sûr que le blo­cus israé­lien est une vio­la­tion fla­grante du droit inter­na­tio­nal. Les agis­se­ments d’Is­raël sont contraires à toutes les défi­ni­tions inter­na­tio­nales du droit. Ce fai­sant, Israël rejoint le camp des dic­ta­tures mili­taires et des régimes totalitaires.

Je n’ai pas besoin d’en­trer dans le détail des inci­dences de ce blo­cus. Elles sont suf­fi­sam­ment et tris­te­ment connues. Mais ce qui est plus grave encore est que ce blo­cus ruine tous les espoirs d’une solu­tion future pour les peuples pales­ti­nien et israé­lien. Le fait que les Israé­liens ne s’en rendent pas compte est à mes yeux l’un des plus grands mys­tères de la situa­tion dans laquelle nous nous trou­vons aujourd’­hui. Ne voient-ils vrai­ment pas ce qui est bon pour eux ? Où se situe leur inté­rêt ? Pour­quoi creusent-ils le trou dans lequel ils tom­be­ront tout seuls ?

Devant cette situa­tion, la flot­tille pour Gaza fait la pro­po­si­tion sui­vante : bri­sez le blo­cus, refu­sez d’ac­cep­ter cette vio­la­tion du droit inter­na­tio­nal pour envoyer un mes­sage clair aux peuples du monde entier et à leurs diri­geants poli­tiques ; tra­dui­sez vos dis­cours en actes ; faites le néces­saire pour que cesse ce répu­gnant blocus.

Dans le même temps, cette action envoie un autre mes­sage aux Pales­ti­niens : vous n’êtes pas seuls ; quel­qu’un vous voit et vous entend.

En tenant ce dis­cours, on peut dire que je prends place sur la pas­se­relle. Mais je ne suis pas encore à bord. Je suis éga­le­ment très sen­sible à l’axiome selon lequel “per­sonne ne sera véri­ta­ble­ment libre tant que tous les hommes ne seront pas libres”. Bien sûr, on peut pen­ser que c’est une chi­mère d’i­déa­liste. Mais, pour moi, c’est une véri­té com­plè­te­ment élé­men­taire. Natu­rel­le­ment, je n’i­ma­gine pas voir ce jour de mon vivant. Ce que je peux voir, en revanche, c’est une amé­lio­ra­tion de la situa­tion par rap­port à ce qu’elle est aujourd’­hui ! Se révol­ter face à l’op­pres­sion est un droit immuable et intemporel.

Enfin, je suis conscient que tous les gens qui prennent part à cette ini­tia­tive peuvent avoir des rai­sons dif­fé­rentes d’a­gir. Dans mon cas, c’est bien enten­du parce que cette situa­tion me rap­pelle le régime infect de l’a­par­theid en Afrique du Sud, dont j’ai été le témoin pen­dant les nom­breuses années que j’ai pas­sées au Mozam­bique. J’ai vu ce que cela signi­fiait pour les Noirs d’être consi­dé­rés et trai­tés comme des citoyens de seconde zone dans leur propre pays. Mais j’ai aus­si vu ce régime odieux s’ef­fon­drer et finir dans les pou­belles de l’His­toire sans que ce pays ne sombre pour autant dans la guerre civile.

Aujourd’­hui, je vois un régime d’a­par­theid émer­ger en Israël. Aus­si odieux, aus­si inhu­main. Ce n’est bien sûr pas une copie conforme de ce qui s’est pro­duit en Afrique du Sud. L’his­toire ne se clone pas. Mais le fond – l’op­pres­sion de citoyens dans leur propre pays – reste le même.

Peut-être Israël aurait-il eu besoin aujourd’­hui d’un Fre­de­rik De Klerk ou d’un Nel­son Man­de­la ? Hélas, ce n’est pas le cas. C’est un vœu pieux. Une chi­mère de roman­tique. Mon objec­tif est de contri­buer dans la mesure de mes moyens à créer les condi­tions néces­saires d’un dia­logue construc­tif entre les Pales­ti­niens et les Israé­liens, dans lequel aucune des deux par­ties ne se trou­ve­rait en posi­tion d’in­fé­rio­ri­té – c’est ce que j’es­père, et que je pense éga­le­ment possible.

Si je monte à bord, c’est en signe de non-vio­lence et de soli­da­ri­té. Lar­guer les amarres n’est pas un acte de guerre !

Source : Cour­rier International