La fabrique des débats publics

Deux cours inédits de Pierre Bourdieu au Collège de France

D’un côté, une situa­tion éco­no­mique et sociale inouïe. De l’autre, un débat public muti­lé, réduit à une alter­na­tive entre aus­té­ri­té de droite et rigueur de gauche. Com­ment se déli­mite l’espace des dis­cours offi­ciels, par quel pro­dige l’opinion d’une mino­ri­té se trans­forme-t-elle en « opi­nion publique » ? C’est ce qu’explique le socio­logue Pierre Bour­dieu dans ce cours sur l’Etat don­né en 1990 au Col­lège de France et publié aujourd’hui.

par Pierre Bour­dieu, jan­vier 2012

Source : Monde diplo­ma­tique

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Illus­tra­tion : Erich von Stro­heim : The Great Gab­bo (1928)

Un homme offi­ciel est un ven­tri­loque qui parle au nom de l’Etat : il prend une pos­ture offi­cielle — il fau­drait décrire la mise en scène de l’officiel —, il parle en faveur et à la place du groupe auquel il s’adresse, il parle pour et à la place de tous, il parle en tant que repré­sen­tant de l’universel.

On en vient ici à la notion moderne d’opinion publique. Qu’est-ce que cette opi­nion publique qu’invoquent les créa­teurs de droit des socié­tés modernes, des socié­tés dans les­quelles le droit existe ? C’est taci­te­ment l’opinion de tous, de la majo­ri­té ou de ceux qui comptent, ceux qui sont dignes d’avoir une opi­nion. Je pense que la défi­ni­tion patente dans une socié­té qui se pré­tend démo­cra­tique, à savoir que l’opinion offi­cielle, c’est l’opinion de tous, cache une défi­ni­tion latente, à savoir que l’opinion publique est l’opinion de ceux qui sont dignes d’avoir une opi­nion. Il y a une sorte de défi­ni­tion cen­si­taire de l’opinion publique comme opi­nion éclai­rée, comme opi­nion digne de ce nom.

La logique des com­mis­sions offi­cielles est de créer un groupe ain­si consti­tué qu’il donne tous les signes exté­rieurs, socia­le­ment recon­nus et recon­nais­sables, de la capa­ci­té d’exprimer l’opinion digne d’être expri­mée, et dans les formes conformes. Un des cri­tères tacites les plus impor­tants dans la sélec­tion des membres de la com­mis­sion, en par­ti­cu­lier de son pré­sident, est l’intuition qu’ont les gens char­gés de la com­po­si­tion de la com­mis­sion que la per­sonne consi­dé­rée connaît les règles tacites de l’univers bureau­cra­tique et les recon­naît : autre­ment dit, quelqu’un qui sait jouer le jeu de la com­mis­sion de la manière légi­time, celle qui va au-delà des règles du jeu, qui légi­time le jeu ; on n’est jamais autant dans le jeu que quand on est au-delà du jeu. Dans tout jeu, il y a des règles et le fair-play. A pro­pos de l’homme kabyle, ou du monde intel­lec­tuel, j’avais employé la for­mule : l’excellence, dans la plu­part des socié­tés, est l’art de jouer avec la règle du jeu, en fai­sant de ce jeu avec la règle du jeu un hom­mage suprême au jeu. Le trans­gres­seur contrô­lé s’oppose tout à fait à l’hérétique.

Le groupe domi­nant coopte des membres sur des indices minimes de com­por­te­ment qui sont l’art de res­pec­ter la règle du jeu jusque dans les trans­gres­sions réglées de la règle du jeu : la bien­séance, le main­tien. C’est la phrase célèbre de Cham­fort : « Le grand vicaire peut sou­rire à un pro­pos contre la reli­gion, l’évêque rire tout à fait, le car­di­nal y joindre son mot [[Nico­las de Cham­fort, Maximes et pen­sées, Paris, 1795.]]. » Plus on s’élève dans la hié­rar­chie des excel­lences, plus on peut jouer avec la règle du jeu, mais ex offi­cio, à par­tir d’une posi­tion qui est telle qu’il n’y a pas de doute. L’humour anti­clé­ri­cal de car­di­nal est suprê­me­ment clérical.

L’opinion publique est tou­jours une espèce de réa­li­té double. C’est ce qu’on ne peut pas ne pas invo­quer quand on veut légi­fé­rer sur des ter­rains non consti­tués. Quand on dit « Il y a un vide juri­dique » (expres­sion extra­or­di­naire) à pro­pos de l’euthanasie ou des bébés-éprou­vette, on convoque des gens, qui vont tra­vailler avec toute leur auto­ri­té. Domi­nique Mem­mi [[Domi­nique Mem­mi, « Savants et maîtres à pen­ser. La fabri­ca­tion d’une morale de la pro­créa­tion arti­fi­cielle », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 76 – 77, Paris, 1989, p. 82 – 103.]] décrit un comi­té d’éthique [sur la pro­créa­tion arti­fi­cielle], sa com­po­si­tion par des gens dis­pa­rates — des psy­cho­logues, des socio­logues, des femmes, des fémi­nistes, des arche­vêques, des rab­bins, des savants, etc. — qui ont pour but de trans­for­mer une somme d’idiolectes[[Du grec idios, « par­ti­cu­lier » : dis­cours par­ti­cu­lier.]] éthiques en un dis­cours uni­ver­sel qui va com­bler un vide juri­dique, c’est-à-dire qui va don­ner une solu­tion offi­cielle à un pro­blème dif­fi­cile qui bous­cule la socié­té — léga­li­ser les mères por­teuses, par exemple. Si on tra­vaille dans ce genre de situa­tion, on doit invo­quer une opi­nion publique. Dans ce contexte, la fonc­tion impar­tie aux son­dages se com­prend très bien. Dire « les son­dages sont avec nous », c’est l’équivalent de « Dieu est avec nous » dans un autre contexte.

Mais les son­dages, c’est embê­tant, parce que par­fois l’opinion éclai­rée est contre la peine de mort, alors que les son­dages sont plu­tôt pour. Que faire ? On fait une com­mis­sion. La com­mis­sion consti­tue une opi­nion publique éclai­rée qui va ins­ti­tuer l’opinion éclai­rée en opi­nion légi­time au nom de l’opinion publique — qui par ailleurs dit le contraire ou n’en pense rien (ce qui est le cas sur bien des sujets). Une des pro­prié­tés des son­dages consiste à poser aux gens des pro­blèmes qu’ils ne se posent pas, à faire glis­ser des réponses à des pro­blèmes qu’ils n’ont pas posés, donc à impo­ser des réponses. Ce n’est pas une ques­tion de biais dans la consti­tu­tion des échan­tillons, c’est le fait d’imposer à tous des ques­tions qui se posent à l’opinion éclai­rée et, par ce fait, de pro­duire des réponses de tous sur des pro­blèmes qui se posent à quelques-uns, donc à don­ner des réponses éclai­rées puisqu’on les a pro­duites par la ques­tion : on a fait exis­ter pour les gens des ques­tions qui n’existaient pas pour eux alors que ce qui fai­sait ques­tion pour eux, c’est la question.

Je vais vous tra­duire à mesure un texte d’Alexander Mac­kin­non de 1828, tiré d’un livre de Peel sur Her­bert Spencer[[John David Yea­don Peel, Her­bert Spen­cer. The Evo­lu­tion of a Socio­lo­gist, Hei­ne­mann, Londres, 1971. William Alexan­der Mac­kin­non (1789 – 1870) eut une longue car­rière de membre du Par­le­ment bri­tan­nique.]]. Mac­kin­non défi­nit l’opinion publique, il donne la défi­ni­tion qui serait offi­cielle si elle n’était pas inavouable dans une socié­té démo­cra­tique. Quand on parle d’opinion publique, on joue tou­jours un double jeu entre la défi­ni­tion avouable (l’opinion de tous) et l’opinion auto­ri­sée et effi­ciente qui est obte­nue comme sous-ensemble res­treint de l’opinion publique démo­cra­ti­que­ment définie :

« Elle est ce sen­ti­ment sur n’importe quel sujet qui est entre­te­nu, pro­duit par les per­sonnes les mieux infor­mées, les plus intel­li­gentes et les plus morales dans la com­mu­nau­té. Cette opi­nion est gra­duel­le­ment répan­due et adop­tée par toutes les per­sonnes de quelque édu­ca­tion et de sen­ti­ment conve­nable à un Etat civi­li­sé. » La véri­té des domi­nants devient celle de tous.

Mettre en scène l’autorité qui auto­rise à parler

Dans les années 1880, on disait ouver­te­ment à l’Assemblée natio­nale ce que la socio­lo­gie a dû redé­cou­vrir, à savoir que le sys­tème sco­laire devait éli­mi­ner les enfants des couches les plus défa­vo­ri­sées. Au début, on posait la ques­tion qui ensuite a été com­plè­te­ment refou­lée puisque le sys­tème sco­laire s’est mis à faire, sans qu’on le lui demande, ce qu’on atten­dait de lui. Donc, pas besoin d’en par­ler. L’intérêt du retour sur la genèse est très impor­tant parce qu’il y a, dans les com­men­ce­ments, des débats où sont dites en toutes lettres des choses qui, après, appa­raissent comme des révé­la­tions pro­vo­ca­trices des sociologues.

Le repro­duc­teur de l’officiel sait pro­duire — au sens éty­mo­lo­gique du terme : pro­du­cere signi­fie « por­ter au jour » —, en le théâ­tra­li­sant, quelque chose qui n’existe pas (au sens de sen­sible, de visible), et au nom de quoi il parle. Il doit pro­duire ce au nom de quoi il a le droit de pro­duire. Il ne peut pas ne pas théâ­tra­li­ser, ne pas mettre en forme, ne pas faire des miracles. Le miracle le plus ordi­naire, pour un créa­teur ver­bal, est le miracle ver­bal, la réus­site rhé­to­rique ; il doit pro­duire la mise en scène de ce qui auto­rise son dire, autre­ment dit de l’autorité au nom de laquelle il est auto­ri­sé à parler.

Je retrouve la défi­ni­tion de la pro­so­po­pée que je cher­chais tout à l’heure : « Figure de rhé­to­rique par laquelle on fait par­ler et agir une per­sonne que l’on évoque, un absent, un mort, un ani­mal, une chose per­son­ni­fiée. » Et dans le dic­tion­naire, qui est tou­jours un ins­tru­ment for­mi­dable, on trouve cette phrase de Bau­de­laire par­lant de la poé­sie : « Manier savam­ment une langue, c’est pra­ti­quer une espèce de sor­cel­le­rie évo­ca­toire. » Les clercs, ceux qui mani­pulent une langue savante comme les juristes et les poètes, doivent mettre en scène le réfé­rent ima­gi­naire au nom duquel ils parlent et qu’ils pro­duisent en par­lant dans les formes ; ils doivent faire exis­ter ce qu’ils expriment et ce au nom de quoi ils s’expriment. Ils doivent à la fois pro­duire un dis­cours et pro­duire la croyance dans l’universalité de leur dis­cours par la pro­duc­tion sen­sible (au sens d’évocation des esprits, des fan­tômes — l’Etat est un fan­tôme…) de cette chose qui va garan­tir ce qu’ils font : « la nation », « les tra­vailleurs », « le peuple », « le secret d’Etat », « la sécu­ri­té natio­nale », « la demande sociale », etc.

Per­cy Schramm a mon­tré com­ment les céré­mo­nies du sacre étaient le trans­fert, dans l’ordre du poli­tique, de céré­mo­nies reli­gieuses [[Per­cy Ernst Schramm, Der König von Fran­kreich. Das Wesen der Monar­chie von 9. zum 16. Jah­rhun­dert. Ein Kapi­tal aus der Ges­chichte des abendlän­di­schen Staates (deux volumes), H. Böh­laus Nach­fol­ger, Wei­mar, 1939.]]. Si le céré­mo­nial reli­gieux peut se trans­fé­rer aus­si faci­le­ment dans les céré­mo­nies poli­tiques, à tra­vers les céré­mo­nies du sacre, c’est parce qu’il s’agit, dans les deux cas, de faire croire qu’il y a un fon­de­ment au dis­cours qui n’apparaît comme auto­fon­da­teur, légi­time, uni­ver­sel que parce qu’il y a théâ­tra­li­sa­tion — au sens d’évocation magique, de sor­cel­le­rie — du groupe uni et consen­tant au dis­cours qui l’unit. D’où le céré­mo­nial juri­dique. L’historien anglais E. P. Thomp­son a insis­té sur le rôle de la théâ­tra­li­sa­tion juri­dique dans le XVIIIe siècle anglais — les per­ruques, etc. —, qui ne peut pas se com­prendre com­plè­te­ment si on ne voit pas qu’elle n’est pas simple appa­reil, au sens de Pas­cal, qui vien­drait s’ajouter : elle est consti­tu­tive de l’acte juridique[[Edward Pal­mer Thomp­son, « Patri­cian socie­ty, ple­beian culture », Jour­nal of Social His­to­ry, vol. 7, n° 4, Ber­ke­ley (Cali­for­nie), 1974, p. 382 – 405.
]]. Dire le droit en com­plet-ves­ton est ris­qué : on risque de perdre la pompe du dis­cours. On parle tou­jours de réfor­mer le lan­gage juri­dique sans jamais le faire, parce que c’est le der­nier vête­ment : les rois nus ne sont plus charismatiques.

L’officiel, ou la mau­vaise foi collective

Une des dimen­sions très impor­tantes de la théâ­tra­li­sa­tion est la théâ­tra­li­sa­tion de l’intérêt pour l’intérêt géné­ral ; c’est la théâ­tra­li­sa­tion de la convic­tion de l’intérêt pour l’universel, du dés­in­té­res­se­ment de l’homme poli­tique — théâ­tra­li­sa­tion de la croyance du prêtre, de la convic­tion de l’homme poli­tique, de sa foi dans ce qu’il fait. Si la théâ­tra­li­sa­tion de la convic­tion fait par­tie des condi­tions tacites de l’exercice de la pro­fes­sion de clerc — si un prof de phi­lo doit avoir l’air de croire à la phi­lo —, c’est qu’elle est l’hommage essen­tiel de l’officiel-homme à l’officiel ; elle est ce qu’il faut accor­der à l’officiel pour être un offi­ciel : il faut accor­der le dés­in­té­res­se­ment, la foi dans l’officiel, pour être un véri­table offi­ciel. Le dés­in­té­res­se­ment n’est pas une ver­tu secon­daire : c’est la ver­tu poli­tique de tous les man­da­taires. Les frasques de curés, les scan­dales poli­tiques sont l’effondrement de cette sorte de croyance poli­tique dans laquelle tout le monde est de mau­vaise foi, la croyance étant une sorte de mau­vaise foi col­lec­tive, au sens sar­trien : un jeu dans lequel tout le monde se ment et ment à d’autres en sachant qu’ils se mentent. C’est cela, l’officiel…

Pierre Bour­dieu

Socio­logue (1930 – 2002). Ce texte est extrait de Sur l’Etat. Cours au Col­lège de France, 1989 – 1992, Rai­sons d’agir — Seuil, Paris, 2012, qui paraît le 5 janvier.