Quand les Grecs étaient Vénézuéliens

Confronté lui aussi, dans un contexte différent, mais non moins « néolibéral », à ce que le parti d’opposition de gauche Syriza a légitimement qualifié de « coup d’Etat », le peuple vénézuélien a trouvé en son temps la réponse en remettant lui-même en marche ses médias.

par Mau­rice Lemoine

Le mar­di 11 juin, peu après 23 heures, les chaînes de la radio et télé­vi­sion publiques grecques Elli­nikí Radio­fonía Tileó­ra­si (ERT), consi­dé­rées, à tort ou à rai­son, comme des bas­tions de la gauche, ont brus­que­ment ces­sé d’émettre, le gou­ver­ne­ment conser­va­teur d’Antonis Sama­ras ayant envoyé la police décon­nec­ter de façon expé­di­tive le prin­ci­pal émet­teur situé sur une mon­tagne, près d’Athènes. Forte de deux mille sept cents sala­riés, ERT appar­tient aux orga­nismes d’Etat qui doivent être « restruc­tu­rés » en ver­tu du pro­to­cole d’accord signé entre la Grèce et ses bailleurs de fonds de la Troï­ka (Com­mis­sion euro­péenne, Banque cen­trale euro­péenne et Fonds moné­taire inter­na­tio­nal) – laquelle exige la sup­pres­sion de deux mille emplois d’ici à la fin juin.

Confron­té lui aus­si, dans un contexte dif­fé­rent, mais non moins « néo­li­bé­ral », à ce que le par­ti d’opposition de gauche Syri­za a légi­ti­me­ment qua­li­fié de « coup d’Etat », le peuple véné­zué­lien a trou­vé en son temps la réponse en remet­tant lui-même en marche ses médias.

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Nous sommes le 11 avril 2002. Élec­to­ra­le­ment mino­ri­taire, la droite véné­zué­lienne mani­feste mas­si­ve­ment dans les rues de la capi­tale. Elle veut un pays à sa mesure et, tout comme Washing­ton, qui hait Hugo Chá­vez et la sou­tient sans s’en cacher, rêve de diri­geants qui lui res­semblent et de poli­tiques qui lui conviennent. Toute cette affaire pue le pétrole et la conspi­ra­tion. Aux ordres du maire du grand Cara­cas Alfre­do Peña, la Police métro­po­li­taine ne s’oppose pas à la marche qui, détour­née de son tra­jet ini­tial et auto­ri­sé, se dirige vers le palais pré­si­den­tiel pour en sor­tir le pré­sident élu – elle lui ouvre même le che­min. En « allu­mant » de manière indis­cri­mi­née tous ceux – « cha­vistes » et « non cha­vistes » – qui passent à leur por­tée, des francs-tireurs pro­voquent le chaos. A par­tir de 14 h 30, on éva­cue les pre­miers blessés.

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Mira­flores 2002

Dès 14 heures, livrant une bataille de la com­mu­ni­ca­tion inégale face aux médias com­mer­ciaux incon­di­tion­nel­le­ment acquis à la sédi­tion, la chaîne de télé­vi­sion natio­nale – Vene­zo­la­na de Tele­vi­sión (VTV), éga­le­ment connue sous le nom de Canal 8 – a appe­lé les « boli­va­riens » à se mobi­li­ser pour défendre la révo­lu­tion. A 15 h 45, Chá­vez y lance un appel au calme[[Obligés par la loi à retrans­mettre éga­le­ment l’allocution, les médias pri­vés coupent leurs écrans en deux pour dif­fu­ser, en même temps, les images de la mani­fes­ta­tion.]]. « J’appelle le peuple véné­zué­lien, tous les sec­teurs, au calme, à la pon­dé­ra­tion, à la réflexion, à tous, ceux qui m’appuient et mes adver­saires, et ceux qui sont indif­fé­rents… Ici, il y a une tolé­rance à l’épreuve de qua­si­ment tout. Mais la tolé­rance a ses limites. La seule tolé­rance à l’épreuve de tout, seul un mort peut l’avoir, parce que même un arbre ne tolère pas tout… » Par la voix du gou­ver­neur de l’Etat de Miran­da, l’opposant Enrique Men­do­za, la petite tri­bu vio­lente et anti­dé­mo­cra­tique réagit : il faut faire taire cette chaîne de ser­vice public. Prise d’assaut, VTV sera réduite au silence à 22 heures par la Police métro­po­li­taine qu’accompagnent des jour­na­listes et des came­ra­men de Glo­bo­vi­sión, qui annoncent en direct que la chaîne publique « a été aban­don­née par ses jour­na­listes et ses employés ». Les­quels viennent d’être expul­sés de leur lieu de tra­vail et ren­voyés chez eux manu militari.

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Désor­mais seuls en lice, les médias pri­vés imputent la res­pon­sa­bi­li­té des dix-sept morts et des cen­taines de bles­sés pro­vo­qués par les francs-tireurs au chef de l’Etat. Des offi­ciers du haut com­man­de­ment de l’armée et de la Garde natio­nale uti­lisent l’accusation comme pré­texte pour exi­ger son départ. Le rap­port de forces semble bas­cu­ler. Dans la nuit, et pour évi­ter un bain de sang, le pré­sident se rend et est emprisonné.

Le 12 avril, à 7 heures du matin, dans son stu­dio de la chaîne Vene­vi­sión, le pré­sen­ta­teur-vedette Napo­león Bra­vo se penche vers la camé­ra : « Vous vous deman­dez à quoi res­semble la démis­sion de Chá­vez ? D’abord à une lettre. Je vais vous lire la lettre qu’il a signé : “En me basant sur l’article 233 de la Consti­tu­tion de la Répu­blique, je pré­sente au pays ma démis­sion irré­vo­cable à la charge de Pré­sident de la Répu­blique, charge que j’ai occu­pée jusqu’à aujourd’hui, 12 avril 2002. Fait à Cara­cas le 12 avril 2002, 191e année de l’Indépendance et 142e de la Fédé­ra­tion. Hugo Chá­vez.” » Un men­songe de la taille du soleil ! Jamais le chef d’Etat n’a démis­sion­né. Mais qui pour­rait en infor­mer le pays ? Toutes les chaînes pri­vées – Vene­vi­sión, Glo­bo­vi­sión, Tele­ven, RCTV – reprennent la thèse. Et les chefs de ser­vice y mar­tèlent leur doc­trine en matière de liber­té d’expression : « Pour ceux qui n’auraient pas com­pris, je répète : la direc­tion inter­dit for­mel­le­ment qu’aucune per­son­na­li­té de l’ancien régime appa­raisse à l’écran[[Lire Chá­vez Pre­si­dente !, Flam­ma­rion, Paris, 2005.]]. » La presse écrite – El Nacio­nal, El Uni­ver­sal, Tal Cual, etc. – dif­fuse la même ver­sion des faits.

Ce 12 avril, le patron des patrons Pedro Car­mo­na s’autoproclame pré­sident de la Répu­blique et dis­sout tous les pou­voirs consti­tués. Finis réforme agraire, loi de la pêche, loi sur les hydro­car­bures, veaux, vaches, cochons, cou­vées, toutes ces fan­tai­sies ima­gi­nées par « le tyran ». La ratio­na­li­té éco­no­mique reprend ses droits : son pre­mier décret sup­prime d’un trait de plume l’augmentation de 20 % du salaire mini­mum décré­tée par Chá­vez quelques jours plus tôt. Enfin, le peuple va retrou­ver la condi­tion à laquelle il n’aurait jamais dû échap­per : l’austérité. La Troï­ka (droite véné­zué­lienne, Etats-Unis de George W. Bush et Espagne de José Maria Aznar, qui recon­naissent immé­dia­te­ment l’usurpateur) rugit lit­té­ra­le­ment de joie.

Un calme mons­trueux règne main­te­nant sur le Vene­zue­la ; à Cara­cas, trente-huit diri­geants popu­laires sont assas­si­nés. Pour­tant, pas­sé le pre­mier moment de stu­peur, dans toutes les bar­ria­das, on redresse len­te­ment les épaules. Chá­vez est l’un de ces hommes autour duquel se cimente une classe sociale. Au fil des ans, il a don­né à cette mul­ti­tude une réelle iden­ti­té. Dès 21 heures, des groupes des­cendent des quar­tiers popu­laires de La Vic­to­ria, Colo­mon­ca­gua, Catia, leur Consti­tu­tion à la main. La police fas­ciste tourne, mais ils avancent quand même. La police fas­ciste réprime, lâche ses flingues et ses chiens, tire pour empê­cher les mobi­li­sa­tions. Dans ce pays où, durant les trois années de gou­ver­ne­ment Chá­vez pas une mani­fes­ta­tion n’a été répri­mée, des corps tombent, du sang coule à nouveau.

Au matin du 13 avril, des colonnes de fumée hui­leuse planent au-des­sus des toits. Tout au long des rues, des gens crient : « Vive le coman­dante Chá­vez ! » Les télé­phones por­tables se trans­forment en radio popu­laire. Les motards en mes­sa­gers. Des hommes et des femmes, même les vieillards et les éclo­pés, il en arrive de par­tout, par colonnes, de l’ouest de la ville, par camions des loin­taines péri­phé­ries, avec des ban­de­rolles, des cris, de la rage, des slo­gans. « Vive Chá­vez ! El pue­blo, uni­do, jamás sera ven­ci­do ! » Une cla­meur monte : « Au Palais ! Au Palais ! » Mais un doute plane encore, puisque… « Chá­vez a démissionné ».

D’autant que, depuis le début des troubles, et le ser­vice public ayant été mis hors d’état de « nuire », les chaînes télé­vi­sion ne dif­fusent que des films, des recettes de cui­sine, des matchs de base-ball, des des­sins ani­més. Rien sur ces boli­va­riens qui avancent d’un pas ferme, en ombre immense, qui rem­plissent tout l’espace et conti­nuent d’arriver en flots. Rien sur la pres­ta­tion de ser­ment avor­tée du put­schiste Car­mo­na, pré­vue à 13 h 30, au Palais de Mira­flores, repris par la Garde pré­si­den­tielle, demeu­rée fidèle au chef de l’Etat. Rien sur les para­chu­tistes de Mara­cay qui, aux ordres du géné­ral Raúl Isaías Baduel, entendent faire res­pec­ter la Constitution.

Le pre­mier des cha­vistes pas­sés à la clan­des­ti­ni­té à réap­pa­raître à Mira­flores s’appelle William Lara, pré­sident de l’Assemblée natio­nale. Les ministres Aristó­bu­lo Istú­riz, María Urba­ne­ja, Maria Cris­ti­na Igle­sias et Ana Eli­sa Oso­rio arrivent peu après. Puis Cilia Flores et (l’actuel pré­sident) Nico­las Madu­ro. Mais le peuple, et en par­ti­cu­lier l’intérieur du pays, ne le sait tou­jours pas. Les médias locaux conti­nuent à ver­rouiller l’information et, sur CNN, qui l’interroge par télé­phone, Car­mo­na vient encore d’affirmer qu’il se trouve au palais pré­si­den­tiel et qu’il contrôle la situation.

« Si nous repre­nons le contrôle du Canal 8, nous résol­vons le pro­blème », estime le ministre de l’éducation Aristó­bu­lo Istú­riz, convain­cu de ce que la remise en route de la chaîne per­met­trait d’informer tant la popu­la­tion que la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale sur le fait que Cha­vez n’a pas démis­sion­né et qu’il est empri­son­né dans un lieu incon­nu. Char­gé de la sécu­ri­té du chef de l’Etat, le colo­nel Jesús del Valle réagit immé­dia­te­ment et c’est l’un de ses com­pa­gnons d’armes, le colo­nel Zam­bra­no, qui se charge de l’opération. Dans l’impossibilité de dis­po­ser des hommes qui ont repris Mira­flores et ne peuvent s’en éloi­gner, ni d’autres troupes, soit contrô­lées par les géné­raux put­schistes, soit encore indé­cises dans leur ana­lyse de la situa­tion, celui-ci passe une série de coups de fil aux cercles boli­va­riens de Petare. Il les connaît depuis qu’il a par­ti­ci­pé au Plan Bolivar[[Série de pro­grammes sociaux menés en 1999 et 2000, avec l’aide de l’armée.]], dans leur quar­tier. « Vous vou­lez que Chá­vez revienne ? Je fais par­tie des mili­taire loyaux. Allez me cher­cher du monde pour reprendre VTV. » Il contacte éga­le­ment les gens de Catia TV, une chaîne de télé­vi­sion com­mu­nau­taire du quar­tier popu­laire du même nom, née grâce au pro­jet d’intégration sociale de la révo­lu­tion boli­va­rienne et que dirige alors Blan­ca Eekhout (qui devien­dra plus tard ministre de la com­mu­ni­ca­tion et de l’information, et qui est aujourd’hui vice-pré­si­dente de l’Assemblée nationale).

Lorsque le colo­nel par­vient à Los Ruices, au siège de la télé­vi­sion, trois mille per­sonnes y sont déjà pré­sentes, arri­vées en hâte de La Vic­to­ria, de Catia, Gua­re­nas, Gua­tire et sur­tout Petare. L’officier plonge par­mi eux : « Je n’ai pas de sol­dats. Mes sol­dats, c’est vous. Je vous garan­tis que cette chaîne fonc­tion­ne­ra bien­tôt. Mais vous devez res­ter là pour me pro­té­ger. » Les deux minutes sui­vantes s’écoulent en dis­cus­sion intense avec le chef des membres de la Police métro­po­li­taine pla­cés là pour sur­veiller les ins­tal­la­tions. « Regarde. Il y a ici cinq mille per­sonnes. Et il en arrive de par­tout. Je rentre. Je n’ai pas d’arme et ces gens ne sont pas armés non plus. Ce qu’ils veulent c’est que la chaîne fonc­tionne. Si tu ne nous laisse pas faire, tu es res­pon­sable de ce qui va arriver. »

Une débâcle dans les règles étant en défi­ni­tive moins éprou­vante qu’une ten­ta­tive de résis­tance dont le résul­tat est par­ti­cu­liè­re­ment loin d’être garan­ti, les poli­ciers s’inclinent.

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Rom­pant le silence impo­sé par les médias put­schistes sur la résis­tance popu­laire, la reprise de la chaîne 8 (VTV) reste dans les mémoires comme cette image. En régie, invi­sibles, les tech­ni­ciens-arti­sans de ce ral­lu­mage furent entre autres Alva­ro Caceres, Blan­ca Eekhout et Angel Palacios…

Rom­pant le black-out des médias pri­vés sur la résis­tance popu­laire, quelques mili­tants des médias com­mu­nau­taires reprennent la seule chaîne publique exis­tante (VTV), fer­mée par les put­schistes. L’image de cette trans­mis­sion de for­tune est res­tée dans la mémoire popu­laire. A droite, le juge Dani­lo Ander­son, assas­si­né quelques mois plus tard lors d’un atten­tat à l’explosif com­man­di­té par les put­schistes sur les­quels il enquêtait.

Des ombres s’agitent rapi­de­ment dans les stu­dios et en régie. Il y a déjà des gens qui tra­vaillent. Sauf que per­sonne ne sait com­ment remettre ce four­bi en route. Les escualidos[[Les fre­lu­quets : sobri­quet dont Chá­vez affu­blait ses oppo­sants.]] ont bou­sillé qua­si­ment tout l’équipement. Les mucha­chos des médias com­mu­nau­taires, Catia TV et Ávi­la TV, font appel à leurs com­pé­tences tech­niques. L’un se penche sur une camé­ra, l’autre s’agite dans la pro­duc­tion. Ils com­mencent à recon­nec­ter les câbles, à essayer les plugs, les maté­riels, les camé­ras. Aver­ti, le pré­sident de VTV Jesús Rome­ro Ansel­mi appa­raît, ain­si que le per­son­nel, rameu­té par télé­phone. A 20 h 05, un cri reten­tit : « On reprend l’antenne, tout est OK. »

A l’extérieur, com­pacte, dense, la foule des citoyens pro­tège l’opération. Per­sonne ne bouge, y com­pris après que, à 20 h 12, des diri­geants cha­vistes aient annon­cé que le coman­dante n’a pas démis­sion­né, qu’ils contrôlent Mira­flores et que le fil consti­tu­tion­nel est réta­bli. Le silence est rom­pu, l’incertitude pul­vé­ri­sée. Dans tout le pays, l’espoir prend le des­sus sur le doute, la popu­la­tion exulte, rem­plit les espaces, sort en flots débor­dants. A Cara­cas, débor­dée par le nombre, la police métro­po­li­taine se débande. Une main géante se referme sur la nuque des géné­raux félons et de Car­mo­na : dans la nuit, un com­man­do va libé­rer le pré­sident Cha­vez, main­te­nu pri­son­nier dans l’île de La Orchila. 

Ce jeu­di 13 juin 2013, dans le cadre d’une jour­née de grève géné­rale appe­lée par les deux prin­ci­paux syn­di­cats grecs, du pri­vé et du public, la prin­ci­pale ban­de­role déployée devant le grand bâti­ment de la Radio Télé­vi­sion Hel­lé­nique appelle les citoyens « à ne pas res­ter sans réac­tion » car « on brade tout » 

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Cara­cas, le 13 avril 2002 : le peuple des­cend dans la rue et fait échouer le coup d’État contre Hugo Chávez.

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Athènes juin 2013… Les mani­fes­tants reflé­tés dans le miroir d’un écran de TV en car­ton, à l’entrée de la chaïne de télé­vi­sion publique ERT. Pho­to : Rus­sia Today

Par MAURICE LEMOINE (auteur de Chá­vez Pre­si­dente !, Flam­ma­rion, Paris, 2005 et de Sur les eaux noires du fleuve, don Qui­chotte, Paris, 2013)

Source de l’ar­ticle : vene­zue­la-infos