Américain d’origine malienne, écrivain, professeur à l’Université de New York et professeur visiteur au Centre d’études africaines de l’EHESS, Manthia Diawara questionne l’intervention française au Mali au regard de la promesse des indépendances. « Quel est l’intérêt du Mali, en tant qu’Etat nation, incapable de protéger ses propres frontières ? », demande-t-il en interrogeant le bilan des nationalismes africains.
Je suis un enfant des mouvements de décolonisation et des indépendances. Encore jeune en Guinée-Conakry, je connaissais la fameuse phrase de Frantz Fanon, dans Les damnés de la terre (1961) : « (…) les hommes (…) se rendaient compte que toute culture est d’abord nationale (…). » En d’autres termes, dans le contexte des luttes anticoloniales, il n’y aurait de culture que la culture nationale. Le mot d’ordre était ainsi donné, et partout, de l’Algérie au Congo, en passant par le Mali et le Ghana, il nous fallait façonner notre modernité dans les luttes de libération qui faisaient de nous des femmes et hommes nouveaux, dans des nations souveraines, porteuses de cultures vivantes. Pour Fanon et autres prophètes des indépendances, même le panafricanisme devait passer par les Etats Nations qui avaient obtenu leur souveraineté contre l’impérialisme occidental.
Mais, s’il est indéniable que l’Afrique a beaucoup évolué depuis les indépendances, au début des années 1960, que dire des imaginaires africains aujourd’hui, au regard des invasions récentes de la France, et autres anciens empires impérialistes en Libye, en Côte d’Ivoire et au Mali ?
En voyant l’euphorie et l’enthousiasme avec lesquels les Maliens – et avant eux, les Libyens et Ivoiriens – ont accueilli l’intervention française dans leur pays, on serait en droit de se dire que les Africains ne demandent pas mieux que d’être recolonisés par les anciennes puissances. Qui pourrait les en blâmer ? Le Mali, comme la Côte d’Ivoire, il y a deux ans, est tombé dans le gouffre, sans perspective apparente de sortie.
La situation du Mali avant l’intervention française
Au nord, on a semé la terreur dans les cœurs des populations et interdit aux femmes de sortir seules en ville, même pendant le jour. Ajoutez à cela l’application barbare et primitive de la charia, où les gens risquent la lapidation, sinon leurs bras ou jambe coupés, si quelqu’un les accusait de viol, de vol, ou d’adultère, même pour se venger. Plus de 300 000 personnes sont déplacées et on a réveillé les vieux démons de la haine ethnique entre personnes de « peau blanche » et « peau noire. »
Le sud du Mali ne représente pas une meilleure image que le nord, en ce qui concerne les violations des droits de l’homme et l’anarchie dans l’octroi de l’autorité du gouvernement. Les arrestations arbitraires des civils et la confiscation de leurs biens par l’ex-junte continuent, plus de neuf mois après le coup d’Etat, malgré le rétablissement de l’ordre constitutionnel, avec la nomination d’un gouvernement de transition. Si, au nord, le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA) a été rapidement expédié par Lyad Ag Ghaly et son Ansar dine, avec le soutien et le regard vigilant d’Aqmi et du Mujao, au sud les institutions républicaines sont affaiblies par le chef de l’ex-junte, Amadou Haya Sanogo, qui semble préférer le pouvoir qu’il détient dans son fief de Kati, en dehors de la loi républicaine. Cela lui offre l’opportunité de manger dans les coffres publics aussi longtemps que possible, et de retarder le retour à la constitutionalité et à la réconciliation de Bamako avec les rebelles touaregs du MNLA.
Le sud, comme le nord, a aussi ses intégristes, ceux qui instrumentalisent l’islam à des fins politiques. Ainsi, le gouvernement de transition est obligé de faire la courbette à des chefs religieux, tels que Sheikh Mahmoud Dicko, président du Haut Conseil islamique, devenu célèbre au Mali pour avoir bloqué le passage du “ Code de la famille ” ayant pour objectif de donner plus de droits à la femme dans la société. En un mot, nous avons au sud, comme au nord, des sbires qui ne demandent qu’à faire durer la transition pour mieux profiter du gâteau national.
La Françafrique et l’odeur du père
Dans de telles conditions, on peut aisément comprendre ceux qui voient dans l’intervention française la meilleure solution pour sauver la nation malienne. Ainsi, dirait-on, la France, qui nous avait donné une nation à l’indépendance, est revenue cette fois pour nous la sauvegarder contre les terroristes, les trafiquants de drogues, les bandits armés et envahisseurs barbares, et les fous de dieu.
Souvenons-nous que Fanon, dans Peau noire, masques blancs (1952), avait aussi déconstruit ce complexe du père blanc, dont souffriraient les Africains. A son crédit, François Hollande, lui-même, avait, aussitôt après son intronisation, pris ses distances par rapport à la Françafrique.
Mais, on sait que les puissances occidentales, particulièrement les anciens empires coloniaux, ont toujours considéré les ressources des sous-sols africains comme les leurs. Ils sont prêts à sacrifier des vies humaines en Afrique pour préserver leurs intérêts dans le pétrole du Congo et du Gabon, le coltan en République démocratique du Congo, ou l’uranium du Niger. Le nord du Mali a été dans le viseur de la France bien avant l’indépendance de l’Algérie et du Mali.
On peut alors spéculer que, stratégiquement, la France, dans son rôle du « retour du père absent », a aussi à l’esprit le pétrole et d’autres minerais qui se trouveraient dans le sous-sol du désert malien. On pourrait même dire que c’est du business as usual pour Paris, où la Françafrique a toujours primé sur tout.
Ironiquement, et c’est dommage pour le Mali, cette réalité politico-économique est masquée par des discours sur l’intégrisme islamique et la lutte contre le terrorisme.
On savait depuis un moment que François Hollande voulait frapper les rebelles au nord du Mali, alors même qu’il refusait d’obtempérer à l’appel de secourir le gouvernement de François Bozizé de la Centrafrique. De même, Hollande a été intransigeant envers Laurent Désire Kabila, qu’il avait qualifié de mauvais élève de la démocratie. Comment pouvait-il alors courir à la défense de la démocratie au Mali, et attaquer les terroristes du nord, sans même faire fi de Amadou Haya Sanogo, l’homme qui a fait le coup d’Etat, détruit l’armée malienne et se maintient en obstacle contre toute tentative de reforme constitutionnelle ?
Pourtant, les alliés de la France, comme les Etats-Unis, l’Union européenne et l’ONU, prônaient la négociation, en grande partie, parce qu’ils ne pouvaient pas fermer les yeux et prétendre que Sanogo et ses cohortes de Kati n’existaient pas. Même les Bamakois du Front uni pour la sauvegarde de la démocratie et la République, (FPR) pensent que Sanogo est aussi dangereux pour la survie de la démocratie au Mali que tous les fous de dieu venant du Nord.
Mais voilà que Lyad Ag Ghali, chef du mouvement Ansar Dine, donne une opportunité inespérée à François Hollande. Ag Ghaly croyait, peut-être, renforcer sa main contre les négociateurs du gouvernement de transition à Bamako, ou, peut être, était-il obligé par ses alliances avec les jihadistes transfrontaliers du Mujao, d’Aqmi et du Boko Haram, qui ambitionnent d’aller au-delà du Mali, ou encore, comme diraient les théoriciens du complot, peut être qu’il est tombé dans un piège tendu par la France, avec le Burkina Faso et ce qui reste de l’armée malienne. Le résultat est que les jihadistes se sont avancés au-delà de la “ ligne rouge ”, en plein centre du territoire malien, dans la région de Mopti.
L’idée d’une attaque imminente des terroristes “ islamistes ” sur Mopti et Bamako n’est pas sans rappeler les désastres humanitaires que Gaddafi aurait pu causer à Benghazi, ou Saddam Hussein en Irak. Avec cette peur dans nos cœurs, les Maliens, en premiers, et les défenseurs des droits de l’homme, partout dans le monde, ne pouvaient qu’espérer et recevoir, avec soulagement, l’intervention française au Mali, et voir François Hollande comme le sauveur de la nation malienne.
Hollande a gagné. Il a sauvé “ l’existence même du Mali ” là où l’Amérique avait hésité. Hollande a pris de court l’ONU et l’Algérie qui se cramponnaient derrières des paroles futiles de négociation. Hollande a même forcé la main des pays membres de la Cédéao, qui avaient, pourtant, plus à perdre dans l’éventualité d’une victoire des “ intégristes ” sur le Mali.
Et voila ! Tout d’un coup, le monde entier dance au rythme de François Hollande. Pas seulement ses alliés européens et américains, mais aussi l’ONU, les voisins africains, y compris l’Algérie, qui risque pourtant d’avoir les “ islamistes ” sur son dos.
Mais la France qui gagne est-elle synonyme du Mali qui gagne ? Nous savons bien que c’est dans l’intérêt des pays européens et des USA d’avoir une nation, un gouvernement stable, voire un homme fort, pour mieux asseoir leurs intérêts bilatéraux avec chaque Etat nation, fusse-t-il le plus petit ou le plus faible économiquement et politiquement. L’Amérique a usé de ses relations bilatérales avec les pays du Sahel pour y créer une base militaire (Africom ou commandement militaire américain pour l’Afrique) sur place. La France a toujours considéré le Mali comme un lieu stratégique, non seulement pour contrôler l’émigration des Maliens vers l’Europe, mais aussi pour combattre le terrorisme et le trafic de drogues, et avoir ses ressources naturelles à l’œil.
Les limites de l’Etat nation
Mais quel est l’intérêt du Mali, en tant qu’Etat nation, incapable de protéger ses propres frontières ? Que dire, en général, de l’état nation en Afrique aujourd’hui ? On s’est rendu compte que les états nations, qui étaient nécessaires au moment de prendre nos indépendances, ne sont plus opérationnels, parce qu’ils constituent des obstacles à la mobilité des populations entre Etats africains, et obstruent la liberté d’expression des individus à l’intérieur de plusieurs pays. Les produits culturels et marchandises provenant d’un Etat sont aussi stigmatisés dans l’autre, au point qu’on puisse parler du nationalisme comme mécanisme d’exclusion, d’oppression, d’anti-progressisme et de racisme entre les nations africaines.
Il faut dire que le père à tuer aujourd’hui n’est plus le colonisateur qui nous vantait sa supériorité raciale et scientifique à longueur de journée, mais le Tanzanien passif mais trop bavard pour les Kenyans, le Dioula considéré comme étranger en Côte d’Ivoire, ou le Nigérian que les Ghanéens stigmatisent comme trop agressif et voleur. On peut facilement trouver les mêmes stéréotypes entre les Marocains et les Algériens, les Maliens et les Sénégalais, etc.
L’Etat nation est aussi devenu le sanctuaire du tribalisme dans plusieurs pays, où des hommes qui ont peur de tout perdre en embrassant la modernité, s’agrippent à leurs identités ancestrales pour sauvegarder les acquis qui les accompagnent. Ils refusent le changement mis en place par les mères et pères fondateurs de la nation moderne et éclairée, et prennent des options qui conduisent non seulement à la corruption des instruments de la sphère publique, mais aussi à des guerres civiles qui ne servent, en réalité, que les intérêts des capitalistes néolibéraux et la Chine actuelle. On peut citer en exemple les cas des guerres civiles au Congo, en RDC, en Côte d’Ivoire, au Soudan et au Mali.
Vers des imaginaires panafricanistes
Au vu de ces évidences, la situation actuelle du Mali, loin d’être singulière en Afrique contemporaine, nous impose de réfléchir autrement que de passer tout notre temps à dénoncer l’ingérence des puissances étrangères dans nos affaires. La France est au Mali aujourd’hui parce qu’elle agit dans son intérêt, car, comme on le dit souvent, seuls les intérêts comptent en politique, comme en guerre.
Mais quel intérêt avons nous de garder nos émotions pour un Etat nation lorsque seuls les autres peuvent en sauver l’existence pour nous ? Si la nation et le nationalisme étaient utiles à l’Afrique à un moment, c’était pour nous débarrasser du joug colonial qui nous asservissait en sous-hommes. Si après cinquante années d’indépendances, les Occidentaux doivent venir au secours de nos Etats nations, ou pour nous protéger contre les dictateurs, ou nous apprendre la démocratie, peut-être qu’il faudrait commencer à repenser, à imaginer d’autres systèmes de vie en commun que ceux offerts par les Etats nations.
Si on ne peut pas protéger les droits des minorités à l’intérieur de nos Etats nations, pourquoi ne pas se poser la question sur l’existence de ces Etats nations ? Pourquoi continuer à garder les hommes et les femmes comme des prisonniers dans la nation, si elle ne peut pas satisfaire leurs besoins élémentaires de liberté de mouvement et d’expression, de droit au travail, à l’éducation et à la santé ?
Après cinquante ans de stagnation dans l’Etat nation, pourquoi ne pas le dépasser et rêver d’une nouvelle Afrique où les hommes, les femmes, les pensées, les cultures et les marchandises circuleraient librement du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest ? Pour ce faire, il serait nécessaire de divorcer les Etats des nations. Les Etats auraient alors pour fonction principale le développement et le maintien des infrastructures de transport et mobilité, de l’économie, de la santé, de la culture, et de renforcer la sécurité et la protection des droits des individus.
Ce découplement, dans lequel nous reléguerions le rôle de la nation aux blocs régionaux et à l’Union africaine, pour nous concentrer sur la définition des Etats et de leurs accents culturels et économiques, constituerait la base de la nouvelle définition du panafricanisme. Il nous permettrait aussi de mieux négocier en bloc avec les puissances étrangères, plutôt que bilatéralement avec les moyens faibles des Etats nations.
Pour conclure, je voudrais retourner à la crise malienne et l’intervention de la France, pour dire que je l’accepte avec beaucoup d’appréhensions et inquiétudes. J’approuve tout ce qui peut aider le Mali, aujourd’hui, à se débarrasser de Lyad Ag Ghali avec son Ansar dine, et du capitaine Amadou Haya Sanogo et ses cohortes de Kati, qui sont, pour moi, de vrais poisons contre la démocratie. Mais le militarisme de François Hollande m’inquiète, parce que son intervention risque de pousser à l’arrière-plan les ambitions démocratiques des Maliens et d’autres Africains, pour ne révéler, au final, qu’une guerre entre le néolibéralisme occidental et l’islam politique, ou Al Qaeda au Sahel.
Parler du Mali avec le même vocabulaire et récit narratif que celui utilisé pour l’Afghanistan serait une occasion pour la France, l’Amérique et la Grande-Bretagne de s’installer pour de bon dans cette région du Sahel, et de transformer l’agenda politique et culturel de cette région en lutte contre le terrorisme et l’islamophobie. Nous avions vu tant de cooptations de nos programmes d’auto-détermination pendant la Guerre Froide, qu’il n’est pas inutile de questionner les vrais motifs de François Hollande au Mali. Comme on dit en Amérique, “Let the buyer beware”.
Le combat pour les Maliens ne fait que commencer, car les bombardements des avions français au nord causeront plus que des victimes parmi les civils. Comme on l’a vu avec la Libye, les “ islamistes ” d’Aqmi et le Mujao chercheront sans doute des sanctuaires en Algérie, en Mauritanie ou au Niger. Il faudrait aussi s’attendre à un ressentiment et des rancœurs de la part des musulmans au Mali et ailleurs, qui ont plus de sympathie envers les soi-disant islamistes que le gouvernement de Bamako, ou la France. J’ai eu des débats houleux avec mes amis et plusieurs cousins, frères et sœurs au Mali, qui n’arrêtent pas de me dire qu’un bon musulman n’avait rien à craindre d’Ansar dine ou de Sheikh Mahmoud Dicko. Ils sont là, après tout, pour renforcer l’enseignement du Coran, que tout bon musulman doit accepter avec bonheur.
L’autre grosse difficulté concerne les groupuscules nationalistes à Bamako qui considèrent que la démocratie est un concept occidental, parsemé de corruption, et de décadence, qu’il faut combattre. Ces petits groupes révèlent souvent des comportements staliniens, ou des attitudes ethniques et féodales, en se réclamant des traditions “ pures ‚” du Mandé ou du Fouta, etc.
Il faudrait que ces groupuscules anti-démocratiques réalisent que le Mali ne pourra pas se relever en contournant les Touaregs du MNLA pour entamer le dialogue avec d’autres Touaregs de leur choix. La question du nord doit être abordée de manière compréhensive, et sans préjugé. Finalement, je pense qu’il faudrait aller aux élections, aussi rapidement que possible, et sans attendre la fin de la guerre, pour avoir en face de nous un gouvernement crédible.
En ce qui concerne nos leaders de la Cédéao et de l’UA, c’est à espérer qu’ils feront un sursaut pour prendre la vedette à François Hollande, et nous rendre fiers d’eux, maintenant qu’ils ont tous été embarqués, malgré eux, dans la guerre par la France.
Comme j’ai eu souvent à le dire, les nouveaux leaders d’une vraie renaissance africaine, comme ceux des indépendances, se reconnaîtront par leur courage à prendre en charge ces tissus vivants que sont les liens et relations entre les communautés, au-delà des frontières artificielles, pour imaginer une nouvelle géographie africaine basée sur les affinités culturelles et économiques. Ils se distingueront par leur capacité à rêver, à oser penser à un espace africain plus grand et plus convivial que les Etats Nations actuels.
Source : http://blogs.mediapart.fr/edition/les-invites-de-mediapart/article/140113/la-france-qui-gagne-est-elle-synonyme-du-mali‑q