La Grèce au JT : de la révolte invisible à la nécessaire austérité

Deux semaines loin de la Grèce, sur TF1 comme sur France 2...

Acri­med, le 20 juin 2011 — http://www.acrimed.org/article3620.html

Une mobi­li­sa­tion sociale de grande ampleur est actuel­le­ment en cours en Grèce. Les Grecs pro­testent contre l’imposition – par la troï­ka que com­posent le FMI, l’Union euro­péenne et la Banque cen­trale euro­péenne, avec la par­ti­ci­pa­tion du gou­ver­ne­ment grec – d’un nou­veau plan de rigueur, impli­quant des coupes mas­sives dans les dépenses publiques, une hausse de la TVA, et de nom­breuses pri­va­ti­sa­tions, contre l’octroi d’un prêt. Nous avons vou­lu rendre compte de la manière dont les jour­naux télé­vi­sés de TF1 et de France 2 ont infor­mé sur ce mou­ve­ment social. Ont-ils don­né les moyens aux télé­spec­ta­teurs de com­prendre les rai­sons de cette colère et de s’approprier les enjeux de cette mobi­li­sa­tion ? Ont-ils per­mis d’ouvrir un débat poli­tique sur la dette, son ori­gine et les moyens trou­vés (ou impo­sés) par les Etats et les ins­ti­tu­tions supra­na­tio­nales pour y faire face ?

Le mou­ve­ment social dont il est ques­tion ici, où convergent les syn­di­cats tra­di­tion­nels et les occu­pants de la place « Syn­tag­ma » (sur le modèle des « indi­gnés » espa­gnols), est par­ve­nu, dès la fin du mois de mai, à ras­sem­bler des cen­taines de mil­liers de mani­fes­tants. C’était notam­ment le cas le dimanche 5 juin, non seule­ment à Athènes mais dans des dizaines de villes grecques. Depuis, les mani­fes­ta­tions et les occu­pa­tions se suc­cèdent, posant la ques­tion de l’origine de la dette grecque [[Sur ce point, voir le livre tout récem­ment paru de l’économiste Fran­çois Ches­nais : Les dettes illé­gi­times. Quand les banques font main basse sur les poli­tiques publiques, Paris, Rai­sons d’agir, juin 2011.]] et affi­chant le refus de lais­ser détruire, au nom de cette dette, les acquis sociaux et les ser­vices publics.

On avait pris la peine de rap­pe­ler il y a quelques semaines, à pro­pos du retour de Manuel Zelaya au Hon­du­ras, le théo­rème de Jean-Pierre Per­naut : « Vous vou­lez des nou­velles sur le Vene­zue­la ? Regar­dez la chaîne véné­zue­lienne. Sur le Sou­dan ? Regar­dez les chaînes afri­caines » [[Décla­ra­tion dans Télé­ra­ma, le 9 décembre 1998.]]. Ce retour avait en effet été en bonne par­tie invi­si­bi­li­sé par les médias fran­çais, pres­sés d’oublier un pays à pro­pos duquel ils ne s’étaient guère hono­rés quelques mois aupa­ra­vant. On aurait pour­tant tort d’imaginer que la ten­dance des médias à se dés­in­té­res­ser des conflits sociaux, et plus encore lorsque ceux-ci concernent les pays étran­gers [[Nous avons récem­ment consa­cré un article à cette ques­tion, inti­tu­lé : « Misère de l’information sur l’Europe des mobi­li­sa­tions sociales ».]], se rédui­rait à la per­sonne de « JPP », aus­si symp­to­ma­tique soit-elle de la sous-esti­ma­tion de l’information sociale et internationale.

Celui-ci n’avait fait qu’exprimer une « loi » qui gou­verne les jour­naux télé­vi­sés, ren­voyant à la place qu’ils occupent dans le champ média­tique et à la fonc­tion qu’ils exercent, par­fai­te­ment décrite par P. Bour­dieu : « Une part de l’action sym­bo­lique de la télé­vi­sion […] consiste à atti­rer l’attention sur des faits qui sont de nature à inté­res­ser tout le monde, dont on peut dire qu’ils sont omni­bus – c’est-à-dire pour tout le monde. Les faits omni­bus sont des faits qui, comme on dit, ne doivent cho­quer per­sonne, qui sont sans enjeu, qui ne divisent pas, qui font le consen­sus, qui inté­ressent tout le monde mais sur un mode tel qu’ils ne touchent à rien d’important » [[P. Bour­dieu, Sur la télé­vi­sion, Paris, Rai­sons d’agir, 1996, p. 16.]].

La révolte grecque ne sera pas télévisée

Entre l’affaire DSK et l’affaire Fer­ry, l’accident de Joué-lès-Tours et la bac­té­rie tueuse, en pas­sant par la séche­resse et ses consé­quences, la révolte sociale en Grèce a été presque tota­le­ment pas­sée sous silence dans les jour­naux télé­vi­sés des deux prin­ci­pales chaînes de télé­vi­sion fran­çaise. En tout et pour tout, du lun­di 30 mai au dimanche 12 juin, à 13h et à 20h, TF1 lui a consa­cré deux sujets, au « 13h » du 30 mai et au « 20h » du 4 juin, soit 2 minutes et 40 secondes en deux semaines. France 2 a été plus géné­reuse dans la pénu­rie, accor­dant trois sujets et cinq minutes d’antenne à la révolte grecque, au « 13h » du 4 juin et aux « 20h » du 3 et du 4 juin.

Si l’on prend la peine de faire l’inventaire de l’ensemble des sujets abor­dés par les jour­naux télé­vi­sés sur cette même période, la poli­tique édi­to­riale mise en œuvre appa­raît en pleine lumière, et en stricte confor­mi­té avec l’argumentation de P. Bour­dieu citée plus haut. On trouve ain­si, tout en haut de la hié­rar­chie de l’information, la « bac­té­rie tueuse » et la séche­resse, qui appa­raissent à chaque jour­nal télé­vi­sé durant nos deux semaines d’observation.

De manière géné­rale, les phé­no­mènes sani­taires et cli­ma­tiques occupent une place essen­tielle dans les jour­naux télé­vi­sés. Epi­dé­mies, infec­tions, séche­resse, orages, tor­nades, etc : autant de faits qui per­mettent de construire une infor­ma­tion dépo­li­ti­sée et, presque quo­ti­dien­ne­ment, d’alimenter les bavar­dages télé­vi­suels en don­nant lieu à une mul­ti­tude indé­fi­nie de sujets sté­réo­ty­pés. Ces der­niers ne posent géné­ra­le­ment aucune ques­tion sus­cep­tible de faire l’objet d’un débat, qu’il s’agisse par exemple des rap­ports entre réchauf­fe­ment cli­ma­tique et poli­tiques pro­duc­ti­vistes ou de la mar­chan­di­sa­tion de la san­té, mais invitent au contraire à une com­mune déploration.

Ensuite vient la poli­tique natio­nale, géné­ra­le­ment trai­tée sous l’angle des « affaires » (DSK, Tron, Fer­ry, etc.), des petites phrases (celle de J. Chi­rac concer­nant F. Hol­lande ser­vi­ra ain­si d’ouverture au « 13h » et au « 20h » de France 2, le dimanche 12 juin), ou enfin en réac­tion directe aux annonces faites par le gou­ver­ne­ment ou la majo­ri­té par­le­men­taire (rap­port Ciot­ti, volon­té d’imposer des contre­par­ties contre le RSA, etc.).

Plus bas dans la hié­rar­chie : l’information sociale. Un exemple : l’annonce d’une fer­me­ture pos­sible de l’usine de PSA à Aul­nay-sous-Bois n’aura béné­fi­cié que d’une ou deux jour­nées d’antenne, selon la chaîne et selon l’horaire du JT. Le « 13h » de TF1 a même fait l’impasse sur cette infor­ma­tion qui touche pour­tant, outre les 3600 sala­riés du site, les inté­ri­maires, tous ceux qui tra­vaillent dans les entre­prises sous-trai­tantes et les com­mer­çants de la ville et des alentours.

Enfin, tout en bas de la hié­rar­chie propre aux jour­naux télé­vi­sés : l’information inter­na­tio­nale. Outre la révolte grecque, les élec­tions en Ita­lie, au Por­tu­gal ou au Pérou n’ont fait l’objet que de sujets très courts, ne pro­po­sant aucune ana­lyse des forces en pré­sence ou des résul­tats, et ne situant nul­le­ment ces der­niers dans le contexte poli­tique et élec­to­ral propre à cha­cun de ces pays. Les résul­tats des élec­tions au Por­tu­gal et au Pérou ont ain­si été expé­diés en 45 secondes lors du « 20h » de France 2 le lun­di 6 juin.

« Cacher en montrant »

Le dimanche 5 juin, jour d’une des mani­fes­ta­tions grecques les plus impo­santes dans l’ensemble du pays, et alors que la chaîne dis­pose d’un envoyé spé­cial (Romain Mes­sy), le « 20h » de France 2 pré­fère consa­crer un sujet de 11 minutes à « l’affaire DSK ». Le len­de­main, ce sont pas moins de 28 minutes qui seront consa­crées à cette affaire qui agite le micro­cosme média­ti­co-poli­tique depuis envi­ron un mois, et ce pour trai­ter une audience qui aura duré… sept minutes. Près de 40 minutes en deux jours, et rien pour un mou­ve­ment social ras­sem­blant plu­sieurs cen­taines de mil­liers de per­sonnes en Grèce, qui signale par ailleurs que l’activité du même DSK à la tête du FMI a fait mer­veille (point sur lequel les médias fran­çais ne sont jamais revenus).

Autre exemple de la futi­li­té des infor­ma­tions télé­vi­sées, ces mots par les­quels David Puja­das choi­sit d’ouvrir son jour­nal le mar­di 7 juin : « Hil­la­ry Clin­ton hier, Anne Sin­clair aujourd’hui : face à l’infidélité, elles sus­citent l’admiration ou les inter­ro­ga­tions : pour­quoi des épouses par­donnent, s’engagent, et même épaulent leurs maris dans l’épreuve judi­ciaire ? C’est une autre des ques­tions posées par l’affaire DSK ». Une ques­tion cru­ciale, à l’évidence.

A l’opposé, la dépêche de l’AFP qui révé­lait que ce sont les Euro­péens du sud qui tra­vaillent le plus en Europe n’aura pas trou­vé droit de cité au jour­nal télé­vi­sé. Elle per­met­tait pour­tant, au moins en par­tie, de com­prendre la révolte du peuple grec, qui se voit impo­ser de nou­veaux sacri­fices alors qu’il affiche de loin la durée annuelle moyenne du tra­vail la plus forte d’Europe (2219 heures, contre 1390 par exemple pour l’Allemagne ou 1554 pour la France).

« Cacher en mon­trant » comme l’écrivait P. Bour­dieu, c’est-à-dire mettre en avant une somme innom­brable de sujets qui occu­pe­ront le devant de la scène média­tique un temps variable pour mieux noyer l’information qui divise, sociale ou inter­na­tio­nale. Mais quelle vision du mou­ve­ment social en Grèce ont don­né TF1 et France 2 quand, en de rares occa­sions, ils ont dai­gné lui accor­der quelques minutes, ou plu­tôt quelques secondes, d’attention ?

TF1 : « l’humeur est à la résignation »

Le « 13h » de TF1 n’a consa­cré qu’un sujet d’1 minute et dix secondes à la situa­tion en Grèce, mais non pour nous infor­mer du mou­ve­ment social ou des dif­fi­cul­tés ren­con­trées par la popu­la­tion mais pour nous apprendre que l’austérité ne fait (mal­heu­reu­se­ment) « pas for­cé­ment l’affaire des tou­ristes qui vont là-bas ». Res­pec­tant le théo­rème énon­cé plus haut, Jean-Pierre Per­naut ne s’intéresse à la Grèce que pour évi­ter aux Fran­çais qui sou­hai­te­raient s’y rendre de trou­ver des prix plus chers que pré­vus. Char­mante attention.

Plus inté­res­sant peut-être, le court repor­tage (1 minute et 40 secondes) que le « 20h » de TF1 a concé­dé le same­di 4 juin à la révolte grecque. L’inamovible Claire Cha­zal annonce d’emblée la cou­leur : « aujourd’hui la mobi­li­sa­tion est res­tée assez limi­tée ». Tech­nique éprou­vée à pro­pos des mou­ve­ments sociaux en France, le meilleur moyen de convaincre qu’aucune alter­na­tive ne sau­rait être recher­chée et que les mobi­li­sa­tions sociales ne servent à rien consiste, comme on va le voir, à réduire la colère aux seuls syn­di­cats, sou­vent consi­dé­rés comme « archaïques », et sur­tout à dépouiller les acteurs de ces mobi­li­sa­tions de tout espoir de l’emporter.

Ain­si le repor­tage de TF1 com­mence-t-il en pré­ci­sant : « Les syn­di­cats vont se battre. Les mots d’ordre parlent de résis­tance au FMI et à l’Union euro­péenne, mais l’humeur, elle, est à la rési­gna­tion. Les syn­di­cats ont fai­ble­ment mobi­li­sé aujourd’hui à Athènes. Face à un nou­veau plan d’austérité, les Grecs semblent perdre espoir ». S’en suit le témoi­gnage d’un mani­fes­tant qui n’affirme pas le moins du monde avoir « per­du espoir » mais accuse : « on n’a plus rien, ils nous ont tout pris, direc­te­ment dans la poche ». Un autre : « évi­dem­ment c’est inac­cep­table, car les gens ne peuvent pas accep­ter de nou­velles mesures d’austérité si brutales ».

Le jour­na­liste de TF1 pour­suit en expli­quant les contre­par­ties de l’ « aide » euro­péenne [On ne peut que mettre les guille­mets autour d’un prêt qui n’est nul­le­ment per­çu comme une « aide » par une grande par­tie de la popu­la­tion grecque.]]. Mais il le fait au futur, lais­sant entendre que cela se fera de toute façon, peu importe l’intensité des mobi­li­sa­tions sociales : « la Grèce va devoir accé­lé­rer les pri­va­ti­sa­tions ». Il oublie en outre d’informer les télé­spec­ta­teurs d’un fait qui aurait pour­tant pu per­mettre de com­prendre que la « fata­li­té » n’avait rien de natu­rel : lorsqu’il explique qu’il s’agit « d’éponger une dette de 340 mil­liards d’euros », il omet de pré­ci­ser que les fonds grecs pla­cés dans les banques suisses repré­sen­te­raient 280 mil­liards d’euros (près de 120% du PIB grec), ce qui signale une vaste [fuite des capi­taux grecs vers la Suisse. Une infor­ma­tion digne d’intérêt ? Pour TF1 et France 2, c’est non…

France 2 : « leur colère n’y changera rien »

De même, quand France 2 décide (enfin) d’évoquer la Grèce, c’est pour mieux convaincre les télé­spec­ta­teurs que, déci­dé­ment, les mobi­li­sa­tions sociales ne sau­raient chan­ger le cours des choses, en Grèce ou ailleurs : « tous les jours les mêmes piquets de grève, les mêmes défi­lés, et leurs cor­tèges de ten­sions. […] Depuis un an, si à inter­valle régu­lier, si Athènes est dans la rue, c’est pour lut­ter contre les mesures d’austérité qui ont déjà pro­fon­dé­ment ébran­lé la socié­té grecque. Pre­mière visée : la fonc­tion publique. Le gou­ver­ne­ment a déjà sup­pri­mé 82 000 postes l’an der­nier, les salaires des fonc­tion­naires sont eux gelés jusqu’en 2014. Les pen­sions des retrai­tés connaissent elles aus­si le même sort : leur colère n’y chan­ge­ra rien ».

Mais si France 2 se per­met de décré­ter l’utilité (ou plu­tôt ici l’inutilité) des mobi­li­sa­tions sociales, c’est que – comme l’affirme le jour­na­liste – « le pays n’a pas le choix ». Et à l’appui de cette allé­ga­tion sans nuance, c’est à l’expert Elie Cohen qu’il est deman­dé d’ânonner la ritour­nelle de l’absence d’alternative : « Ou la Grèce applique cet accord et elle obtien­dra les ver­se­ments qui sont pro­mis tant par le FMI que par la Com­mu­nau­té euro­péenne. Ou elle n’accepte pas et elle est tech­ni­que­ment en faillite ». Ain­si le péri­mètre de la sor­tie de crise est-il soi­gneu­se­ment déli­mi­té, aus­si bien par le jour­na­liste que par l’économiste pro­mu au rang d’expert infaillible. Par ce moyen, c’est le conte­nu même de l’accord qui est insi­dieu­se­ment pla­cé hors de tout débat, comme si les plans dits « d’ajustement » impo­sés par le FMI, notam­ment en Amé­rique latine, avaient fait la preuve de leur via­bi­li­té à court ou long terme et les ren­daient indiscutables.

Invi­sible ou inutile d’après les jour­naux télé­vi­sés fran­çais, la révolte grecque se pour­suit néan­moins et pour­rait faire des émules dans d’autres pays euro­péens pro­mis aux mêmes plans d’austérité. Il ne s’agit donc pas d’une infor­ma­tion mar­gi­nale, et cha­cun devrait pou­voir en sai­sir les tenants et les abou­tis­sants. Mais qu’a pu en connaître, par l’intermédiaire des JT, la grande majo­ri­té de la popu­la­tion, sinon des frag­ments et quelques idées toutes faites ? Com­ment com­prendre que la ques­tion de la dette consti­tue un enjeu majeur, sus­cep­tible de faire l’objet d’analyses et de poli­tiques contra­dic­toires, quand elle n’est jamais pré­sen­tée comme telle par les grands médias ? Nul doute que c’est pour favo­ri­ser ce débat démo­cra­tique que les mobi­li­sa­tions sociales contre les mesures impo­sées au nom de la dette sont sys­té­ma­ti­que­ment pas­sées sous silence ou répu­tées bat­tues d’avance…

Ugo Pal­he­ta (avec Fré­dé­ric Lemaire et Julien Sergère)