Source de l’article : Basta ! Par Sophie Chapelle (14 novembre 2011)
Alors que le nouveau Premier ministre grec vient de former un « gouvernement d’union nationale », la vie quotidienne des Grecs continue d’être marquée par des augmentations des taxes sur les biens de première nécessité, la baisse des salaires et la hausse du chômage. Dans un contexte où le nombre de suicides augmente, où l’exode des jeunes Grecs s’intensifie, l’économiste Marica Frangakis, membre d’Attac Grèce, analyse pour Basta ! la situation politique interne et appelle à la solidarité des peuples d’Europe.
Basta ! : Les études montrent que la crise financière pourrait mener à une crise sanitaire. Dans quel état d’esprit est la population grecque face au plan d’austérité ?
Marica Frangakis : L’austérité en Grèce a un visage. Ce sont des rangées de boutiques fermées et qui affichent « à vendre » ou « à louer ». Des signes que l’on retrouve aussi sur les façades des appartements, alors que le marché immobilier est en chute libre. Ce sont les boutiques d’achat et de vente d’or qui, subitement, prolifèrent. Ce sont des lignes de taxis jaunes attendant les clients. Ce sont les conversations étouffées dans les autobus, les gens se racontant leurs problèmes. Beaucoup sont gênés de dire qu’ils n’ont pas assez d’argent pour leurs besoins quotidiens. Ce sont des enfants qui s’évanouissent à l’école et admettent n’avoir pas eu de repas solide depuis plusieurs jours. Ce sont les manifestations et les marches à travers le centre d’Athènes. Ce sont des grèves qui rendent la vie quotidienne difficile, mais auxquelles les gens font face sans se plaindre. C’est le nombre croissant de suicides de pères au chômage qui ne peuvent pas nourrir leur famille, d’hommes d’affaires qui ne peuvent pas payer leurs dettes. Athènes est devenu un endroit déprimant pour vivre en ce moment. La situation n’est pas si mauvaise dans d’autres endroits, notamment dans les villes plus petites, où les réseaux sociaux sont plus resserrés. Cependant, à mesure que la crise s’aggrave, la Grèce entière est entraînée dans une spirale infernale.
Concrètement, en quoi consistent ces mesures d’austérité ?
Les mesures d’austérité ont changé la vie quotidienne des Grecs à bien des égards. Depuis 2009, le salaire nominal dans le secteur public a été réduit, tout comme les retraites, de 15 à 20 %. Dans le même temps, la taxe sur la valeur ajoutée a été augmentée à 19 % au début 2010, puis à 21 % et à 23 % à la mi-2010. Par ailleurs, les taxes sur les biens de première nécessité ont été revues à la hausse. Le taux d’inflation est donc dû à l’augmentation de la fiscalité. Comme l’OCDE l’a noté, si l’effet de l’augmentation de la fiscalité est retiré, la Grèce entre réellement en déflation, c’est-à-dire dans une chute persistante des salaires et des prix.
Et côté chômage ?
En raison de la contraction de la demande, le chômage est passé de 10 % à plus de 18 %, selon les statistiques officielles. Cela pourrait même être plus de 20 %. Le chômage touche particulièrement les jeunes (15 – 35 ans), les femmes et les immigrants, alors que le nombre de chômeurs longue durée (plus de 12 mois) ne cesse d’augmenter. La réduction prévue du nombre de fonctionnaires va venir gonfler encore le chômage. On n’avait pas vu de tels chiffres depuis la première moitié du XXe siècle ! À l’instar des années 1950 et 1960, la Grèce connaît un exode des jeunes, qui migrent vers d’autres pays. L’augmentation du chômage signifie aussi que les salaires et les conditions de travail dans le secteur privé se détériorent. Cela est particulièrement vrai pour les nombreuses petites entreprises, qui sont la norme dans l’économie grecque.
Quel est l’impact de la crise sur le paysage politique ?
Depuis le milieu des années 1970 et la chute de la dictature, la politique grecque a été dominée par deux grands partis – la Nouvelle Démocratie (conservateur) et le Pasok (socialiste) – dirigeant en alternance et disposant de plus de 80 % des voix, dans un pays où le vote est obligatoire. La gauche grecque, de son côté, est fragmentée. Le Synaspismós actuel (Syn) est l’héritier de la coalition entre le Parti communiste grec et sa branche dissidente dite « de l’intérieur ». Le Syn est un des partis fondateurs de la Syriza, une large alliance de mouvements politiques de gauche. Au mieux, ces deux partis de l’aile gauche ont obtenu 12 à 14 % des voix. Enfin, un parti de l’extrême droite – Laos (Alarme populaire orthodoxe) – est apparu au début des années 2000, et recueille environ 5 % des voix. Depuis 2009, la crise a agi comme un catalyseur pour le paysage politique. Selon les sondages, les deux grands partis sont soutenus par moins de 50 % de l’électorat, les deux partis de l’aile gauche par plus de 20 %, l’extrême droite par environ 8 %, tandis qu’un peu moins de 10 % des votes vont à un certain nombre de nouveaux partis qui se sont établis à la fois au centre-gauche (Verts, Gauche démocratique) et à droite (Alliance démocratique). Ces changements marquent un processus rapide de radicalisation politique de la société grecque et la recherche de nouveaux acteurs dans la politique grecque.
Comment est perçu l’accord pour un gouvernement d’union nationale ?
C’est dans ce contexte de mécontentement à l’encontre de l’élite politique traditionnelle et de recherche de nouvelles forces politiques que le gouvernement d’« union nationale » doit être considéré. Il est à noter que tous les partis de l’aile gauche ont refusé de participer à ce nouveau gouvernement. En ce sens, ce n’est pas vraiment un gouvernement d’« union nationale », car il ne se compose que de membres des deux grands partis et du Laos. Le fait que la grande majorité des ministres soient les mêmes que dans le précédent gouvernement Pasok est une indication supplémentaire que ce n’est que la continuation du passé. Enfin, il est clair pour tout le monde que le nouveau Premier ministre, Lucas Papadémos, a été choisi en raison de ses liens avec les marchés financiers et les forces conservatrices de l’Union européenne, en tant qu’ancien vice-président de la Banque centrale européenne (BCE) et président de la Banque centrale de la Grèce.
Le gouvernement d’union nationale va-t-il apaiser le mécontentement social ?
La crédibilité des deux grands partis est très faible. Les « Indignés » grecs sont des gens ordinaires de tous âges et ils expriment leur frustration à chaque occasion, de manière pas toujours pacifique – en lançant par exemple yaourts et œufs sur des ministres du gouvernement ! Cette tension a augmenté depuis fin 2009, alors que la crise de la dette publique s’étalait et que les banques grecques ont été généreusement soutenues par l’État du fait de la crise financière mondiale. Comme les mesures d’austérité introduites depuis 2009 sont très dures et socialement injustes, la tension sociale grandit. En juin 2011, le ministre des Finances a été remplacé, pour calmer le conflit entre le gouvernement et la grande majorité de la société. En octobre 2011, comme ce conflit devenait de plus en plus vif, le gouvernement a démissionné et un nouveau a été nommé afin de signer le nouveau contrat de prêt et de tenir des élections début 2012. Il est peu probable que cette nouvelle manœuvre politique calme l’agitation sociale. En ce sens, les tensions politiques internes vont non seulement se poursuivre, mais aussi augmenter.
Quel est le niveau de mobilisation en Grèce ? Et qu’attendez-vous des peuples européens ?
La crise a été un catalyseur de mobilisations. Elle a fait sortir les gens dans les rues. Ces protestations sont croissantes et prennent des formes diverses au fil du temps. C’est une expression de mécontentement social qui évolue et qui n’est pas conforme aux idées préconçues traditionnelles. Il y a eu beaucoup de grèves générales en 2010 et 2011. À ces occasions, les rassemblements organisés par les syndicats ont attiré beaucoup de monde, même si les syndicats en Grèce sont très proches des deux grands partis politiques et, par conséquent, manquent de crédibilité. La gauche est fragmentée, ce qui est une grave faiblesse pour offrir une alternative. Le peuple grec est traditionnellement pro-européen. Les Grecs espèrent trouver la solidarité des peuples d’Europe, alors qu’ils sont profondément déçus par les dirigeants européens.
Propos recueillis par Sophie Chapelle