La Grèce entière est entrainée dans une spirale infernale

Les Grecs espèrent trouver la solidarité des peuples d’Europe, alors qu’ils sont profondément déçus par les dirigeants européens.

Source de l’ar­ticle : Bas­ta ! Par Sophie Cha­pelle (14 novembre 2011)

Image_3-97.png Alors que le nou­veau Pre­mier ministre grec vient de for­mer un « gou­ver­ne­ment d’union natio­nale », la vie quo­ti­dienne des Grecs conti­nue d’être mar­quée par des aug­men­ta­tions des taxes sur les biens de pre­mière néces­si­té, la baisse des salaires et la hausse du chô­mage. Dans un contexte où le nombre de sui­cides aug­mente, où l’exode des jeunes Grecs s’intensifie, l’économiste Mari­ca Fran­ga­kis, membre d’Attac Grèce, ana­lyse pour Bas­ta ! la situa­tion poli­tique interne et appelle à la soli­da­ri­té des peuples d’Europe.

Bas­ta ! : Les études montrent que la crise finan­cière pour­rait mener à une crise sani­taire. Dans quel état d’esprit est la popu­la­tion grecque face au plan d’austérité ?

Mari­ca Fran­ga­kis : L’austérité en Grèce a un visage. Ce sont des ran­gées de bou­tiques fer­mées et qui affichent « à vendre » ou « à louer ». Des signes que l’on retrouve aus­si sur les façades des appar­te­ments, alors que le mar­ché immo­bi­lier est en chute libre. Ce sont les bou­tiques d’achat et de vente d’or qui, subi­te­ment, pro­li­fèrent. Ce sont des lignes de taxis jaunes atten­dant les clients. Ce sont les conver­sa­tions étouf­fées dans les auto­bus, les gens se racon­tant leurs pro­blèmes. Beau­coup sont gênés de dire qu’ils n’ont pas assez d’argent pour leurs besoins quo­ti­diens. Ce sont des enfants qui s’évanouissent à l’école et admettent n’avoir pas eu de repas solide depuis plu­sieurs jours. Ce sont les mani­fes­ta­tions et les marches à tra­vers le centre d’Athènes. Ce sont des grèves qui rendent la vie quo­ti­dienne dif­fi­cile, mais aux­quelles les gens font face sans se plaindre. C’est le nombre crois­sant de sui­cides de pères au chô­mage qui ne peuvent pas nour­rir leur famille, d’hommes d’affaires qui ne peuvent pas payer leurs dettes. Athènes est deve­nu un endroit dépri­mant pour vivre en ce moment. La situa­tion n’est pas si mau­vaise dans d’autres endroits, notam­ment dans les villes plus petites, où les réseaux sociaux sont plus res­ser­rés. Cepen­dant, à mesure que la crise s’aggrave, la Grèce entière est entraî­née dans une spi­rale infernale.

Concrè­te­ment, en quoi consistent ces mesures d’austérité ?

Les mesures d’austérité ont chan­gé la vie quo­ti­dienne des Grecs à bien des égards. Depuis 2009, le salaire nomi­nal dans le sec­teur public a été réduit, tout comme les retraites, de 15 à 20 %. Dans le même temps, la taxe sur la valeur ajou­tée a été aug­men­tée à 19 % au début 2010, puis à 21 % et à 23 % à la mi-2010. Par ailleurs, les taxes sur les biens de pre­mière néces­si­té ont été revues à la hausse. Le taux d’inflation est donc dû à l’augmentation de la fis­ca­li­té. Comme l’OCDE l’a noté, si l’effet de l’augmentation de la fis­ca­li­té est reti­ré, la Grèce entre réel­le­ment en défla­tion, c’est-à-dire dans une chute per­sis­tante des salaires et des prix.

Et côté chômage ?

En rai­son de la contrac­tion de la demande, le chô­mage est pas­sé de 10 % à plus de 18 %, selon les sta­tis­tiques offi­cielles. Cela pour­rait même être plus de 20 %. Le chô­mage touche par­ti­cu­liè­re­ment les jeunes (15 – 35 ans), les femmes et les immi­grants, alors que le nombre de chô­meurs longue durée (plus de 12 mois) ne cesse d’augmenter. La réduc­tion pré­vue du nombre de fonc­tion­naires va venir gon­fler encore le chô­mage. On n’avait pas vu de tels chiffres depuis la pre­mière moi­tié du XXe siècle ! À l’instar des années 1950 et 1960, la Grèce connaît un exode des jeunes, qui migrent vers d’autres pays. L’augmentation du chô­mage signi­fie aus­si que les salaires et les condi­tions de tra­vail dans le sec­teur pri­vé se dété­riorent. Cela est par­ti­cu­liè­re­ment vrai pour les nom­breuses petites entre­prises, qui sont la norme dans l’économie grecque.

Quel est l’impact de la crise sur le pay­sage politique ?

Depuis le milieu des années 1970 et la chute de la dic­ta­ture, la poli­tique grecque a été domi­née par deux grands par­tis – la Nou­velle Démo­cra­tie (conser­va­teur) et le Pasok (socia­liste) – diri­geant en alter­nance et dis­po­sant de plus de 80 % des voix, dans un pays où le vote est obli­ga­toire. La gauche grecque, de son côté, est frag­men­tée. Le Synas­pismós actuel (Syn) est l’héritier de la coa­li­tion entre le Par­ti com­mu­niste grec et sa branche dis­si­dente dite « de l’intérieur ». Le Syn est un des par­tis fon­da­teurs de la Syri­za, une large alliance de mou­ve­ments poli­tiques de gauche. Au mieux, ces deux par­tis de l’aile gauche ont obte­nu 12 à 14 % des voix. Enfin, un par­ti de l’extrême droite – Laos (Alarme popu­laire ortho­doxe) – est appa­ru au début des années 2000, et recueille envi­ron 5 % des voix. Depuis 2009, la crise a agi comme un cata­ly­seur pour le pay­sage poli­tique. Selon les son­dages, les deux grands par­tis sont sou­te­nus par moins de 50 % de l’électorat, les deux par­tis de l’aile gauche par plus de 20 %, l’extrême droite par envi­ron 8 %, tan­dis qu’un peu moins de 10 % des votes vont à un cer­tain nombre de nou­veaux par­tis qui se sont éta­blis à la fois au centre-gauche (Verts, Gauche démo­cra­tique) et à droite (Alliance démo­cra­tique). Ces chan­ge­ments marquent un pro­ces­sus rapide de radi­ca­li­sa­tion poli­tique de la socié­té grecque et la recherche de nou­veaux acteurs dans la poli­tique grecque.

Com­ment est per­çu l’accord pour un gou­ver­ne­ment d’union nationale ?

C’est dans ce contexte de mécon­ten­te­ment à l’encontre de l’élite poli­tique tra­di­tion­nelle et de recherche de nou­velles forces poli­tiques que le gou­ver­ne­ment d’« union natio­nale » doit être consi­dé­ré. Il est à noter que tous les par­tis de l’aile gauche ont refu­sé de par­ti­ci­per à ce nou­veau gou­ver­ne­ment. En ce sens, ce n’est pas vrai­ment un gou­ver­ne­ment d’« union natio­nale », car il ne se com­pose que de membres des deux grands par­tis et du Laos. Le fait que la grande majo­ri­té des ministres soient les mêmes que dans le pré­cé­dent gou­ver­ne­ment Pasok est une indi­ca­tion sup­plé­men­taire que ce n’est que la conti­nua­tion du pas­sé. Enfin, il est clair pour tout le monde que le nou­veau Pre­mier ministre, Lucas Papa­dé­mos, a été choi­si en rai­son de ses liens avec les mar­chés finan­ciers et les forces conser­va­trices de l’Union euro­péenne, en tant qu’ancien vice-pré­sident de la Banque cen­trale euro­péenne (BCE) et pré­sident de la Banque cen­trale de la Grèce.

Le gou­ver­ne­ment d’union natio­nale va-t-il apai­ser le mécon­ten­te­ment social ?

La cré­di­bi­li­té des deux grands par­tis est très faible. Les « Indi­gnés » grecs sont des gens ordi­naires de tous âges et ils expriment leur frus­tra­tion à chaque occa­sion, de manière pas tou­jours paci­fique – en lan­çant par exemple yaourts et œufs sur des ministres du gou­ver­ne­ment ! Cette ten­sion a aug­men­té depuis fin 2009, alors que la crise de la dette publique s’étalait et que les banques grecques ont été géné­reu­se­ment sou­te­nues par l’État du fait de la crise finan­cière mon­diale. Comme les mesures d’austérité intro­duites depuis 2009 sont très dures et socia­le­ment injustes, la ten­sion sociale gran­dit. En juin 2011, le ministre des Finances a été rem­pla­cé, pour cal­mer le conflit entre le gou­ver­ne­ment et la grande majo­ri­té de la socié­té. En octobre 2011, comme ce conflit deve­nait de plus en plus vif, le gou­ver­ne­ment a démis­sion­né et un nou­veau a été nom­mé afin de signer le nou­veau contrat de prêt et de tenir des élec­tions début 2012. Il est peu pro­bable que cette nou­velle manœuvre poli­tique calme l’agitation sociale. En ce sens, les ten­sions poli­tiques internes vont non seule­ment se pour­suivre, mais aus­si augmenter.

Quel est le niveau de mobi­li­sa­tion en Grèce ? Et qu’attendez-vous des peuples européens ?

La crise a été un cata­ly­seur de mobi­li­sa­tions. Elle a fait sor­tir les gens dans les rues. Ces pro­tes­ta­tions sont crois­santes et prennent des formes diverses au fil du temps. C’est une expres­sion de mécon­ten­te­ment social qui évo­lue et qui n’est pas conforme aux idées pré­con­çues tra­di­tion­nelles. Il y a eu beau­coup de grèves géné­rales en 2010 et 2011. À ces occa­sions, les ras­sem­ble­ments orga­ni­sés par les syn­di­cats ont atti­ré beau­coup de monde, même si les syn­di­cats en Grèce sont très proches des deux grands par­tis poli­tiques et, par consé­quent, manquent de cré­di­bi­li­té. La gauche est frag­men­tée, ce qui est une grave fai­blesse pour offrir une alter­na­tive. Le peuple grec est tra­di­tion­nel­le­ment pro-euro­péen. Les Grecs espèrent trou­ver la soli­da­ri­té des peuples d’Europe, alors qu’ils sont pro­fon­dé­ment déçus par les diri­geants européens.

Pro­pos recueillis par Sophie Chapelle