La langue a toujours constitué un mécanisme colonial de la conquête spirituelle et historique. Les colonisateurs ont l’habitude d’imposer leur langue aux peuples qu’ils colonisent, interdisant aux indigènes de parler leur langue maternelle.
Pour beaucoup, le travail théorique, clinique et politique de Samah Jabr a été découvert en 2017 grâce au remarquable film d’Alexandra Dols, Derrière les fronts – un film qu’il faut absolument voir si ce n’est pas encore fait. Aujourd’hui parait sous le même titre, aux Editions Premiers Matins de Novembre, un livre tout aussi remarquable qui propose une sélection d’écrits de Samah Jabr traduits en français.
Sous-titré Chroniques d’une psychiatre psychothérapeute palestinienne sous occupation, il aborde ce qu’on nomme la question palestinienne par de multiples entrées : l’irréductible légitimité de la cause palestinienne, les effets psychiques et psycho-pathologiques de la vie sous occupation, la tension incessante entre résilience et écrasement de la subjectivité, intériorisation de l’oppression et soif de liberté, « l’adolescence arrêtée » des mineurs palestiniens incarcérés, mais aussi « la folie comme stratégie de défense » du côté de l’Etat oppresseur.
En guise de présentation, et d’invitation à découvrir l’ensemble de ces écrits passionnants, pénétrants, poignants, nous publions ici, avec l’amicale autorisation des Editions Premiers Matins de Novembre, un texte consacré au pouvoir des mots et à leurs usages politiques.
Extrait d’un livre important de Samah Jabr : Derrière les fronts
par Samah Jabr
Le 15 mai 2008, jour où les Palestiniens commémoraient le soixantième anniversaire de l’expulsion violente de leurs foyers, la ministre israélienne des Affaires étrangères, Tzipi Livni, a déclaré que nous serions en mesure de célébrer notre indépendance le jour où le mot Nakba, qui désigne cet événement, serait effacé de notre lexique. Danny Carmon, vice-ambassadeur d’Israël à l’ONU, a demandé des éclaircissements après un communiqué officiel du bureau du secrétaire général, Ban Ki-moon, qui employait spécifiquement ce mot. Carmon a déclaré à Radio Israël que le mot Nakba était « un outil de propagande arabe utilisé pour saper la légitimité de la création de l’État d’Israël et qu’il ne devait pas faire partie du lexique des Nations unies ».
Pour renforcer la judaïcité de la Palestine occupée, un nouveau projet de loi présenté à la Knesset vise à faire de l’hébreu la seule langue officielle d’Israël. Ce projet a été rédigé par l’ancienne ministre de l’Éducation et députée Likoud, Limor Livnat, à laquelle se sont associés d’autres députés. L’arabe, qui est la langue du peuple natif de cette terre, deviendrait ainsi une langue secondaire, au même titre que le russe ou l’anglais, qui n’ont à ce jour aucun statut particulier.
« Particulièrement à notre époque – où les organisations extrémistes parmi les Israéliens arabes tentent de transformer Israël en un État binational, et, par conséquent, en un État bilingue dans lequel l’hébreu et l’arabe seraient des langues officielles au statut égal –, il est urgent d’affirmer par la loi le statut unique de la langue de la Bible, l’hébreu », a indiqué Livnat.
De tels efforts visent à refouler et à anéantir le passé et le présent du peuple palestinien par la présence nouvelle d’un Autre, convaincu au fond de lui-même que sa culture est supérieure et, par conséquent, qu’il est plus digne de la vie et de ses opportunités que le peuple originaire de la terre sur laquelle il vit. L’occupation élimine la langue au travers de laquelle nous nous relions au monde, nous nous percevons et nous affirmons notre présence non reconnue. Cette attaque contre notre langue sert un processus d’effacement de la mémoire, de la culture et de l’histoire palestiniennes, afin d’installer insidieusement la domination d’une occupation étrangère. Langue et culture sont inséparables, en particulier pour les communautés qui connaissent une crise politique et historique. Les Palestiniens transmettent les images de leur histoire et de leur culture, l’ensemble des valeurs qui façonnent notre perception de nous-mêmes et de notre place dans le monde, par la littérature écrite mais aussi par le récit de nos grand-mères. La langue est donc inséparable de nous-mêmes, en tant que communauté d’êtres humains ayant une forme et un caractère spécifiques, une histoire spécifique, un rapport spécifique au monde.
La langue a toujours constitué un mécanisme colonial de la conquête spirituelle et historique. Les colonisateurs ont l’habitude d’imposer leur langue aux peuples qu’ils colonisent, interdisant aux indigènes de parler leur langue maternelle. C’est dans ce cadre que l’Histoire est écrite, dépossédant et renommant ; le récit est généralement établi précisément du point de vue des dominants. Après son arrivée aux Amériques, Colomb prétend comprendre ce que les Indiens lui disent, et vice versa. Par exemple, au bout de cinq jours, il déclare :
« Les prisonniers faits à San Salvador ne cessaient de me répéter que les gens de l’île portaient de gros bracelets d’or et des bracelets de cheville, mais j’ai pensé qu’il s’agissait d’une invention destinée à leur permettre de s’échapper. »
Colomb ne se contente pas de nier la barrière linguistique, il considère la traîtrise des natifs américains comme étant l’obstacle majeur à la communication.
La domination linguistique n’est que l’une des facettes des dominations à l’œuvre dans le monde. Le verbe peut être un instrument et une méthode permettant d’examiner, le plus souvent à travers la littérature, ce qui se joue, les attitudes et les hypothèses de deux communautés qui s’affrontent. Ainsi que l’a écrit Frantz Fanon, cette oppression prend la forme d’une assimilation culturelle essentiellement inconsciente, d’un endoctrinement de la nation occupée par les croyances des dominants.
Dans le cas d’Israël, ces pratiques sont plus implicites, plus voilées et sophistiquées, en phase avec les expédients politiques de l’époque, correspondant au contexte moderne de la mondialisation, et à l’extinction des langues des minorités par la stigmatisation et la marginalisation, par le biais de divers pouvoirs sociaux, économiques et politiques.
L’occupation a imposé une logique, un discours, des définitions, catégories et terminologies, qui soumettent les Palestiniens, physiquement, politiquement, culturellement et économiquement. Elle a également fait en sorte que les Palestiniens vivent, travaillent et communiquent en utilisant les termes de la « langue » qu’ils ont créée. En même temps qu’ils ont élaboré un système cohérent de pratiques hégémoniques qui postule la supériorité des valeurs, de la culture et de la langue israéliennes, tout en revendiquant le pouvoir de les projeter de diverses manières.
Pour une part, le processus d’accaparement a consisté à débaptiser ou renommer des événements et des territoires – dont des villes et villages palestiniens – à créer des stéréotypes, à déterminer ce qui est débattu et ce qui est omis, à taxer notre récit d’inexact et à laisser entendre que l’intérêt porté au discours palestinien attesterait d’un point de vue subjectif.
Un vocabulaire défensif et apologiste a été créé, afin de perpétuer les injustices. L’occupation israélienne de la Palestine devient un « conflit » arabo-juif, dont la violence est attribuée à la seule haine palestinienne, bien sûr, car les Israéliens sont comme les Occidentaux : « ils aiment s’amuser et faire des câlins à leurs enfants » et ne sauraient haïr ! La théocratie nationaliste juive est appelée démocratie. Les territoires occupés sont des territoires « contestés », les colonies illégales sont des « quartiers » et leur expansion délibérée sur la terre occupée est une « croissance naturelle ». Les États-Unis, qui soutiennent Israël avec leur argent, leurs armes et leurs veto, sont des « médiateurs sincères ». Les Palestiniens ne jettent pas des pierres mais des « rochers » ; le Mur de séparation est une « barrière » ; les soldats de l’occupation sont des « forces de défense ». Les militants sionistes libéraux constituent un « camp de la paix ». L’enseignement fait à nos enfants de l’histoire de la Palestine est considéré comme une « incitation ». La torture est présentée comme une « pression physique modérée ». L’opposition est portée par des « extrémistes et des terroristes », tandis que les collaborateurs et ceux qui se soumettent sont « modérés et réalistes ». Un discours non conformiste est « amer et énervé », quand les voix médiocres et hypocrites sont « douces et charmantes ».
La restitution de portions insignifiantes de la terre volée, en application du droit international, est une « offre israélienne généreuse » et un « compromis douloureux ».
Le dictionnaire définit l’expulsion comme le renvoi de personnes indésirables vers leur terre natale ; mais Israël utilise ce mot pour évoquer l’expulsion ou l’exil des Palestiniens hors de leur terre natale. De même, il parle de l’immigration juive venant d’Europe, de Russie, d’Éthiopie, d’Amérique du Sud comme d’un retour. Cette terminologie ne fait pas que dénier aux Palestiniens leur droit sur cette terre, mais laisse supposer qu’Israël met simplement en œuvre des procédures légales.
En attendant, l’unique condition de la paix serait que les Palestiniens se soumettent et acceptent la défaite.
N’est-il pas absurde, alors que les Palestiniens sont confrontés à la mort et à l’oppression quotidiennement, que nous soyons obsédés par les craintes israéliennes ? N’est-il pas scandaleux, alors que nous vivons dans l’incertitude, de devoir nous inquiéter du besoin de sécurité d’Israël ? Comment se fait-il, alors que notre existence, nos droits et notre voix ne sont pas reconnus, que nous débattions de la nécessité de reconnaître Israël ? C’est ainsi que les Palestiniens ont appris à parler la « langue » de l’occupation.
Dernièrement, je me suis sentie motivée pour apprendre l’hébreu – un projet à forte charge émotionnelle pour moi. L’hébreu n’est pas une simple langue étrangère, c’est la langue de l’occupation, de sa cruauté politique, de ses noms inventés, de la dérision de notre culture et de la domination manifeste de l’oppresseur. La renaissance de l’hébreu n’a pas été un simple processus linguistique, mais est intimement liée au projet sioniste et au sort réservé aux Palestiniens.
Je veux apprendre l’hébreu pour mieux comprendre et mieux être aux prises avec la culture nouvellement arrivée et ses croyances, valeurs, habitudes et traditions imposées, qui ont fini par s’enchevêtrer avec nos propres vies. Apprendre l’hébreu m’aidera à combattre la langue de l’occupation en utilisant la langue de l’occupant pour exprimer mon opinion, à lui donner des formes littéraires nouvelles reflétant le vécu palestinien, comme un acte thérapeutique de dialogue et de résistance.
La langue est à la fois malléable et trompeuse. Elle peut être utilisée pour exprimer une détresse morale comme pour cacher des actes épouvantables. Quand je parlerai l’hébreu, j’espère lui faire porter le poids de l’expérience et du discours palestiniens, et prêter ses mots aux appels palestiniens à la liberté – et ainsi m’approprier et résister aux politiques qui attaquent notre existence et notre identité en hébreu.
Puisse-t-il exister un jour une langue universelle de libération, de sorte que tous les peuples opprimés puissent résister à l’hégémonie, qui les incite à intérioriser et assumer la charge de leur propre oppression en acceptant comme normal et inévitable le discours des tyrans et leur terminologie souvent oppressive.
Texte paru initialement dans Washington Report on Middle East Affairs en août 2008 (version abrégée). Traduction : Judith Lefebvre, Sandrine Klein. Derrière les fronts est publié aux Editions Premiers Matins de Novembre.
Source : lmsi