L’accord top secret qui doit dépecer les services publics

Les États-Unis, les pays de l’UE et une vingtaine d’autres États ont entamé à Genève des négociations sur le commerce des services. Signe particulier : ces tractations devaient rester secrètes pendant cinq ans. WikiLeaks a réussi à lever en partie le voile sur leur contenu.

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enquête de Bru­no Odent

Mer­cre­di, 25 Juin, 2014

Les États-Unis, les pays de l’UE et une ving­taine d’autres États ont enta­mé à Genève des négo­cia­tions sur le com­merce des ser­vices. Signe par­ti­cu­lier : ces trac­ta­tions devaient res­ter secrètes pen­dant cinq ans. Wiki­Leaks a réus­si à lever en par­tie le voile sur leur contenu.

Tout devait res­ter entiè­re­ment secret. Rien ne devait fil­trer des négo­cia­tions sur l’accord sur le com­merce des ser­vices (ACS) enta­mées depuis deux ans à l’ambassade d’Australie à Genève entre les États-Unis, l’Union euro­péenne et une ving­taine de pays. Une vaste entre­prise de libé­ra­li­sa­tion qui touche jusqu’aux ser­vices publics fon­da­men­taux. Des mesures assu­rant une confi­den­tia­li­té totale des dis­cus­sions ont été prises, dans un lan­gage digne d’un scé­na­rio à la James Bond. Les textes éta­blis­sant l’avancée des pour­par­lers ont été « clas­si­fiés », selon un jar­gon uti­li­sé géné­ra­le­ment pour les dos­siers secret-défense. Ils doivent être « pro­té­gés de toute dif­fu­sion non auto­ri­sée » et sto­ckés dans un sys­tème d’ordinateurs lui-même clas­si­fié et main­te­nu « dans un buil­ding ou un contai­ner clos » sous haute sur­veillance. L’objectif décla­ré est que rien ne puisse trans­pi­rer du conte­nu de ces trac­ta­tions « jusqu’à cinq ans après la conclu­sion d’un accord » ou la fin des négo­cia­tions si celles-ci devaient fina­le­ment ne pas aboutir.

C’était sans comp­ter sur la dex­té­ri­té des lan­ceurs d’alerte de Wiki­Leaks qui sont par­ve­nus à récu­pé­rer une par­tie des textes sur­pro­té­gés. Ils ont publié ain­si le 19 juin sur leur site l’annexe du trai­té en pré­pa­ra­tion consa­cré aux ser­vices financiers.

https://wikileaks.org/tisa-financial/

Ces révé­la­tions sou­lignent, en fait, l’ampleur de l’offensive enga­gée par Washing­ton, sui­vi par les États membres de l’Union euro­péenne, pour per­mettre aux mul­ti­na­tio­nales de trus­ter, le moment venu, le com­merce des pro­duits finan­ciers mais aus­si celui de tous les ser­vices sur les grands mar­chés trans­at­lan­tique et trans­pa­ci­fique, dont les négo­cia­tions, on le sait, avancent au même moment, dans la plus grande discrétion.

Contour­ner les résis­tances popu­laires et réfrac­taires de l’OMC

Les pour­par­lers secrets pour par­ve­nir à un accord sur le com­merce des ser­vices (ACS) ont démar­ré en 2012 et leurs ini­tia­teurs entendent tout faire pour les conclure avant la fin 2015. Ils sont en fait des­ti­nés à contour­ner l’obstacle que consti­tuaient les résis­tances de forces pro­gres­sistes, de mou­ve­ments sociaux, de syn­di­cats et de plu­sieurs pays en déve­lop­pe­ment pour la conclu­sion d’un accord glo­bal sur le com­merce des ser­vices (AGCS) au sein de l’Organisation mon­diale du com­merce (OMC). Devant la para­ly­sie du pro­ces­sus mul­ti­la­té­ral lan­cé en 2001 dans le cadre du cycle dit de Doha de l’OMC, un groupe de pays a déci­dé, sous l’impulsion des États-Unis et des États membres de l’UE, d’entamer, il y a deux ans, une négo­cia­tion parallèle.

Autre­ment dit : désa­voué démo­cra­ti­que­ment et donc sor­ti par la porte, l’AGCS pou­vait ain­si ren­trer par la fenêtre sous l’impulsion d’une cin­quan­taine de gou­ver­ne­ments. Les négo­cia­teurs auto­pro­cla­més ont l’espoir de défi­nir dans un cadre plu­ri­la­té­ral des normes pour qu’elles s’imposent, à terme, comme unique réfé­rence inter­na­tio­nale. Ils misent d’évidence sur leur poids éco­no­mique – ils repré­sentent ensemble près de 70 % du com­merce mon­dial – pour ral­lier en fin de compte les pays récal­ci­trants de l’OMC court-cir­cui­tés. Le lieu géo­gra­phique des trac­ta­tions a sim­ple­ment été trans­fé­ré de quelques rues à Genève, pas­sant du siège de l’OMC aux locaux de l’ambassade d’Australie, pays oppor­tu­né­ment tout acquis à la libéralisation.

Prin­ci­pale source d’inspiration du groupe : les « experts » de la « coa­li­tion glo­bale des ser­vices » (GSC) au sein de laquelle on retrouve, côté états-unien, les géants du sec­teur (banque, Inter­net, éner­gie) mais aus­si, côté euro­péen, le Medef ou le poids lourd fran­çais, Veo­lia (voir ci contre). Le docu­ment dif­fu­sé par Wiki­Leaks, qui cor­res­pond au rele­vé de la négo­cia­tion au 14 avril der­nier, révèle le for­cing déployé pour bana­li­ser le com­merce des pro­duits finan­ciers, comme si rien n’avait été rete­nu des causes du krach rava­geur qui s’est pro­duit seule­ment sept ans en arrière.

Échanges finan­ciers, 
le retour du délire

Les normes pro­po­sées dans l’annexe du texte secret consa­cré au com­merce des pro­duits finan­ciers visent d’abord à res­treindre la capa­ci­té d’intervention de la puis­sance publique et se fixent ouver­te­ment comme objec­tif un modèle « auto­ré­gu­la­teur » de la finance. Les États signa­taires du futur ACS ne seraient qua­si­ment plus auto­ri­sés à légi­fé­rer pour limi­ter les tran­sac­tions finan­cières trans­fron­ta­lières (article X 3.2.).

Au nom de la libre concur­rence les « mono­poles d’État en matière de fonds de pen­sion » – tra­dui­sez : les sys­tèmes publics de Sécu­ri­té sociale – seraient, à terme, déman­te­lés. Même « les assu­rances pour cala­mi­té natu­relle » se devraient de ne plus fonc­tion­ner sous contrôle public.

L’approbation de l’autorisation de pro­duits finan­ciers inno­vants est recher­chée (article X 2.1.). On sait com­bien le laxisme orga­ni­sé à cet égard a nour­ri la bour­sou­flure finan­cière qui a écla­té, il y a sept ans. « Les CDS (cre­dit defaut swaps), qui furent consi­dé­rés comme des pro­duits inno­vants, ont été au cœur de la crise », fait remar­quer à juste titre Jane Kel­sey, pro­fes­seure à la facul­té d’Auckland, en Nou­velle-Zélande, sur le site de WikiLeaks.

Les firmes Inter­net états-uniennes font pres­sion pour trans­mettre sans véri­table garde-fou les don­nées de leurs clients. En par­ti­cu­lier celles qui sont pré­sentes dans les sys­tèmes dits « clouds » (nuages) qui per­mettent de sto­cker des docu­ments hors du disque dur de l’ordinateur. Cette infor­ma­tion-là sus­cite depuis le jour de sa divul­ga­tion par Wiki­Leaks, le 19 juin, une vive réac­tion dans la presse alle­mande où les révé­la­tions d’un autre lan­ceur d’alerte, Edward Snow­den, sur l’espionnage de masse pra­ti­qué par la NSA (Natio­nal Secu­ri­ty Agen­cy), avec la com­pli­ci­té des géants états-uniens de l’Internet, avaient déjà sus­ci­té beau­coup d’inquiétudes dans l’opinion.

Pri­va­ti­sa­tions interdites

Les orien­ta­tions du texte secret sti­pulent que les socié­tés étran­gères ne sau­raient être vic­times d’un trai­te­ment dit « dis­cri­mi­na­toire ». Autre­ment dit : elles doivent avoir accès au mar­ché des pays signa­taires exac­te­ment dans les mêmes condi­tions que les pres­ta­taires locaux, qu’ils four­nissent ou non un ser­vice public à la population.

Un géant de la four­ni­ture d’eau ou de gaz, comme les fran­çais Veo­lia ou GDF Suez, aurait ain­si non seule­ment le droit de s’installer sur un mar­ché tiers. Mais il pour­rait aus­si faire jouer une clause d’engagement au res­pect de la concur­rence pour exi­ger de béné­fi­cier de sub­ven­tions d’un mon­tant égal à celui ver­sé par l’État en ques­tion au ser­vice public de l’eau ou de l’énergie.

Par ailleurs le retour à une natio­na­li­sa­tion d’un ser­vice public pri­va­ti­sé, fût-il par­tiel, serait stric­te­ment inter­dit aux États signa­taires au nom des garan­ties accor­dées aux inves­tis­seurs afin de favo­ri­ser, explique-t-on, la flui­di­té des échanges. Ain­si devien­drait impos­sible une remu­ni­ci­pa­li­sa­tion de l’eau déci­dée en maints endroits en France comme à Paris, après la gabe­gie et l’explosion des fac­tures des par­ti­cu­liers pro­vo­quées par les requins de la Géné­rale et de la Lyon­naise des eaux, qui se sont long­temps par­ta­gé le mar­ché de la capi­tale française.

Édu­ca­tion, san­té, trans­ports, rien n’échapperait à l’appétit du privé

L’ACS doit s’appliquer à tous les domaines capables de four­nir un ser­vice à l’échelle inter­na­tio­nale. Selon l’Internationale des ser­vices publics (PSI), qui regroupe quelque 669 syn­di­cats dans le monde entier, il englobe ain­si un champ immense : la four­ni­ture trans­fron­tière (le mode 1 de l’ex-AGCS) – telle que la télé-méde­cine, la for­ma­tion à dis­tance ou les paris sur Inter­net –, le tou­risme (mode 2 de l’ex-AGCS), l’investissement étran­ger direct avec les prin­cipes et les consé­quences que l’on vient d’exposer (mode 3 de l’ex-AGCS) et le mou­ve­ment tem­po­raire des per­sonnes phy­siques (mode 4 de l’ex-AGCS). L’objectif d’accords comme celui dont la négo­cia­tion est secrè­te­ment enga­gée, dénonce Rosa Pava­nel­li, la secré­taire géné­rale de la PSI, est « d’institutionnaliser les droits des inves­tis­seurs et d’interdire toute inter­ven­tion des États dans un large éven­tail de secteurs ».

San­té, édu­ca­tion, trans­ports, rien n’échapperait à cette logique qui accé­lé­re­rait, dans des dimen­sions inédites, la libé­ra­li­sa­tion des ser­vices publics. Selon une logique d’écrémage par le capi­tal pri­vé en mal d’acquérir de nou­velles res­sources dans la phase actuelle de la crise où les débou­chés se rabou­grissent. Il cherche à s’accaparer les sec­teurs finan­ciè­re­ment les plus pro­met­teurs. Les che­mi­nots fran­çais en lutte ont ain­si par­fai­te­ment dis­cer­né la menace qui pour­rait conduire à une pola­ri­sa­tion des inves­tis­se­ments pri­vés sur les tron­çons voya­geurs les plus ren­tables quand des dizaines de voies dites secon­daires et donc de gares seraient condam­nées à dis­pa­raître. Le 4e paquet fer­ro­viaire de la Com­mis­sion euro­péenne n’est certes pas dans le trai­té secret en cours de négo­cia­tion. Il n’en épouse pas moins la ligne dévas­ta­trice pour l’avenir des ser­vices publics et, au pas­sage, pour… un cer­tain mode de construc­tion euro­péenne. Comme on devrait le savoir au moins depuis l’élection du 25 mai l’acharnement libé­ral, prêt à nier la démo­cra­tie au point d’agir caché contre les inté­rêts des citoyens, met pour­tant l’Europe en danger.

Source de l’ar­ticle : l’HU­MA