Nous sommes innombrables mais dispersés, à supporter de plus en plus difficilement l’hégémonie du profit, de l’argent, du calcul (statistiques, croissance, PIB, sondages) qui ignorent nos vrais besoins ainsi que nos légitimes aspirations à une vie à la fois autonome et communautaire.
Nous sommes innombrables mais séparés et compartimentés à souhaiter que la trinité Liberté, Egalité Fraternité devienne notre norme de vie personnelle et sociale et non le masque à la croissance des servitudes, des inégalités des égoïsmes.
Au cours des dernières décennies, avec le déchainement de l’économie libérale mondialisée, le profit s’est déchainé au détriment des solidarités et des convivialités, les conquêtes sociales ont été en partie annulées, la vie urbaine s’est dégradée, les produits ont perdu leurs qualités (obsolescence programmée, voire vices cachés) les aliments ont perdu de leurs vertus, saveurs et goûts.
Certes, il existe de très nombreux oasis de vie aimante, familiale, fraternelle, amicale, solidaire, ludique qui témoignent de la résistance du vouloir bien vivre ; la civilisation de l’intérêt et du calcul ne pourront jamais les résorber. Mais ces oasis sont encore trop dispersés et se connaissent encore trop peu les uns les autres. Ils se développent pourtant et leur conjonction ébauche le visage d’une autre civilisation possible.
La conscience écologique, née de la science du même nom, nous indique non seulement la nécessité de développer les sources d’énergie propres et d’éliminer progressivement les autres y compris le si
dangereux nucléaire, mais aussi de vouer une part de plus importante de l’économie à la salubrité des villes polluées à la salubrité de l’agriculture, donc à faire régresser agriculture et élevage industrialisés de plus en plus malsains, au profi t de l’agriculture fermière et de l’agro-écologie.
Une formidable relance de l’économie faite des ce sens, stimulée par les développements de l’économie sociale et solidaire, permettrait une très importante résorption du chômage comme une importante réduction de la précarité du travail.
Une réforme des conditions du travail serait nécessaire au nom même de cette rentabilité qui aujourd’hui produit mécanisation des comportements, voire robotisation burn out, chômage qui donc diminue en fait la rentabilité promue. En fait la rentabilité peut être obtenue, non par la robotisation des comportements mais par le plein emploi de la personnalité et de la responsabilité des salariés. La réforme des États peut être obtenue, non par réduction ou augmentation des effectifs, mais par dé bureaucratisation, c’est à dire communications entre les compartimentés, initiatives, et rétroactions constantes entre les niveaux de direction et ceux d’exécution.
La réforme de la consommation serait capitale. Elle permettrait une sélection éclairée des produits selon leurs vertus réelles et non les vertus imaginaires des publicités (notamment pour la beauté, l’hygiène, la
séduction, le standing), ce qui opérerait la régression des intoxications consuméristes (dont l’intoxication automobile). Le goût, la saveur, l’esthétique guideraient la consommation, laquelle en se développant, ferait régresser l’agriculture industrialisée, la consommation insipide et malsaine, et par là la domination du profit.
Le Développement des circuits courts, notamment pour l’alimentation, via marchés, Amaps, Internet, favorisera nos santés en même temps que la régression de l’hégémonie des grandes surfaces, de la
conserve non artisanale, du surgelé.
Par ailleurs, la standardisation industrielle a créé en réaction un besoin d’artisanat. La résistance aux produits à obsolescence programmée (automobiles, réfrigérateurs, ordinateurs, téléphones portables,
bas, chaussettes, etc.) favoriserait un néo-artisanat. Parallèlement l’encouragement aux commerces de proximité humaniserait considérablement nos villes. Tout cela provoquerait du même coup une régression de cette formidable force techno-économique qui pousse à l’anonymat, à l’absence de relations cordiales avec autrui, souvent dans un même immeuble.
Ainsi les consommateurs, c’est à dire l’ensemble des citoyens, ont acquis un pouvoir qui faute de reliance collective, leur est invisible, mais qui pourrait une fois éclairé et éclairant, déterminer une nouvelle orientation non seulement de l’économie (industrie, agriculture, distribution) mais de nos vies de plus en plus conviviales.
Une nouvelle civilisation tendrait à restaurer des solidarités locales ou instaurer de nouvelles solidarités (comme la création de maisons de la solidarité dans les petites villes et les quartiers de grande ville). Elle stimulerait la convivialité, besoin humain premier qu’inhibe la vie rationalisée, chronométrée, vouée
à l’efficacité.
Nous pouvons retrouver de façon nouvelle les vertus du bien vivre par les voies d’une réforme existentielle. Nous devons reconquérir un temps à nos rythmes propres, et n’obéissant plus que partiellement à la
pression chronométrique. Nous pourrons alterner les périodes de vitesse (qui ont des vertus enivrantes) et les périodes de lenteur (qui ont des vertus sérénisantes).
La multiplication actuelle des Festivités et festivals nous indique clairement nos aspirations à une vie poétisée par la fête et par la communion dans les arts, théâtre, cinéma, danse. Les maisons de la culture
devront trouver une vie nouvelle.
Nos besoins personnels ne sont pas seulement concrètement liés à notre sphère de vie. Par les informations de presse, radio, télévisions nous tenons, parfois inconsciemment, à participer au monde. Ce qui
devrait accéder à la conscience c’est notre appartenance à l’humanité, aujourd’hui interdépendante.
Nous croyons comme Montaigne le disait déjà au XVI elle siècle que « tout homme est mon compatriote » et que l’humanisme se déploie comme respect de tout être humain. Nos patries dans leur singularité font partie de la communauté humaine. Nos individualités dans leur singularité font partie de la communauté humaine. Les problèmes et périls vitaux apportés par la mondialisation lient désormais tous les êtres humains dans une communauté de destin. Nous devons reconnaître notre matrie terrienne (qui a fait de nous des enfants de la terre) notre patrie terrestre (qui intègre nos diverses patries) notre citoyenneté terrienne (qui reconnaît notre responsabilité dans le destin terrestre). Chacun d’entre nous est un moment,
une particule dans une gigantesque et incroyable aventure, issue d’homo sapiens-demens, notre semblable dès la préhistoire, et qui s’est poursuivie dans la naissance, la grandeur la chute des empires
et civilisations et qui est emportée dans un devenir où tout ce qui semblait impossible est devenu possible dans le pire comme dans le meilleur. Aussi un humanisme approfondi et régénéré est il nécessaire à notre volonté de rehumaniser et régénérer nos pays, nos continents, notre planète.
La mondialisation avec ses chances et surtout ses périls a créé une communauté de destin pour tous les humains. Nous devons tous affronter la dégradation écologique, la multiplication des armes de destruction
massive, l’hégémonie de la finance sur nos Etats et nos destins, la montée des fanatismes aveugles.
Paradoxalement c’est au moment où l’on devrait prendre conscience solidairement de la communauté de destin de tous les terriens que sous l’effet de la crise planétaire et des angoisses qu’elle suscite, partout
on se réfugie dans les particularismes ethniques, nationaux, religieux.
Nous appelons chacun à la prise de conscience nécessaire et aspirons à sa généralisation pour que soient traités les grands problèmes qui sont à l’échelle de la planète.
Que tous ceux qui se reconnaissent dans ce texte lui apportent leur approbation.
Edgar Morin
APPEL LANCÉ À L’UNIVERSITÉ D’UTOPIA
Mandelieu-la-Napoule — France, 24 septembre 2016
source : utopia