par Noémie Coppin
Alors qu’en France, une assignation de l’État pour contrôle au faciès vient d’être menée, la France nie encore largement la réalité de cette pratique discriminatoire. Cependant, de nombreux acteurs locaux, associatifs, juridiques ou politiques, se mobilisent. Où en sont nos voisins sur cette question cruciale, et quelles sont leurs pratiques ? Tour d’horizon.
Mercredi 11 avril, quinze Français, noirs ou arabes, assignent le ministère de l’Intérieur en justice, s’estimant victimes de contrôles d’identité au faciès. L’action au civil vise à engager la responsabilité de l’État sur cette pratique discriminatoire. L’État devra donc prouver que les contrôles qu’ils ont subis s’appuyaient sur des motifs légaux. La démarche est inédite. Elle est portée par le collectif Stop le Contrôle au faciès [lire l’article d’Afriscope], le Syndicat des Avocats de France et l’Open Society Justice Initiative (OSJI), fondation du milliardaire américain Georges Soros. Une campagne de clips est venue appuyer la démarche, en jouant sur la sensibilisation du public jeune (cf. le site [stoplecontroleaufacies.fr].
Attaquer l’État directement, c’est lui mettre une pression pour que des mesures soient prises au niveau institutionnel. Le formulaire de contrôle, qui laisserait une trace administrative du contrôle et de son motif légal, en est une, mais elle ne saurait être la seule, comme l’explique Lanna Hollo, chargée de recherche pour l’OSJI France : “En France, il y a des recours spécifiques pour les discriminations dans les domaines du logement, de l’éducation, mais pas pour les discriminations policières. La lutte juridique est donc importante. Mais elle ne se suffit pas à elle-même. Pour que cela fonctionne, il faut une volonté politique, des réunions publiques. Il faut aussi entendre la voix des personnes victimes, les rendre audibles. Il faut sensibiliser la population, pour bouger les lignes sur cette question trop banalisée”.
Où en sont nos voisins européens sur la question des contrôles au faciès, et des discriminations policières ? Petit tour d’horizon des bonnes pratiques en la matière.
Le Royaume-Uni, précurseur
Alors que la France peine encore à admettre l’existence même des contrôles au faciès, l’Angleterre a reconnu et documenté le problème. Au début des années quatre-vingt, Brixton, quartier du sud de Londres, explosait dans de violentes émeutes, mettant en scène de jeunes hommes noirs contestant certaines mesures discriminatoires de la police. Suite à ces émeutes, le gouvernement lança une enquête d’envergure sur les potentielles pratiques discriminatoires policières, qui suggéra la mise en place de plusieurs mesures, dont le formulaire d’attestation de contrôle.
À ce jour, et depuis 1984, le Royaume-Uni est le seul état membre de l’Union Européenne qui collecte de façon systématique des données concernant les contrôles de police en relation avec l’appartenance ethnique. Cette collecte de données n’a pas mis fin au problème dans le pays (les noirs et asiatiques sont toujours plus contrôlés que les blancs), mais elle a jeté les bases d’un débat ouvert et informé entre la police et les communautés locales, au sujet des causes de ces disparités, et a permis de développer des politiques pour y répondre.
Le policier qui procède à un contrôle d’identité doit consigner immédiatement l’origine ethnique de la personne et remettre à celle-ci un récépissé. La personne contrôlée n’a pas l’obligation d’indiquer son nom, son adresse ou son origine ethnique. La police n’a aucun moyen de l’y contraindre. Le policier lui propose le choix entre cinq grandes catégories de groupes ethniques et des sous-groupes spécifiques qui peuvent varier selon les lieux :
- Blanc (Britannique, Irlandais, toute autre origine blanche)
- Métisse (Blanc et Noir antillais, Blanc et Noir africain, Blanc et Asiatique, toute autre origine métisse)
- Asiatique (Asiatique, Indien, Pakistanais, Bangladesh, toute autre origine asiatique)
- Noir (Noir, Antillais, Africain noir, toute autre origine noire)
- Autres
La réponse, même manifestement erronée, doit être reportée, le policier indiquant également sa propre appréciation. Suite à la mise en place de ces formulaires, la disproportion a pu baisser localement. Le problème a été pris au sérieux en interne, dans la gestion de la police. Différents systèmes de dialogue citoyens/police ont pu être mis en place, et les citoyens ont été impliqués dans la consultation et l’analyse de ces formulaires de contrôles. Cependant, dans le cadre des coupes budgétaires drastiques dans l’ensemble des domaines publics, le gouvernement du Premier ministre David Cameron a réduit la délivrance des attestations de contrôle. Maintenant, la police est seulement tenue de consigner les contrôles qui conduisent à des fouilles. Les autres peuvent encore être enregistrés, mais seulement dans le cas d’une mésentente dans la manière dont les pouvoirs policiers sont utilisés. Les critiques de ces changements ont été nombreuses, car ils ont diminué la transparence de l’action policière, sans diminuer réellement le temps consacré au travail administratif, qui était pourtant l’argument principal pour imposer ces changements, sans débat public sur la question.
Le rapport annuel, publié en avril 2009, par le ministère de la Justice sur les statistiques relatives aux origines ethniques et au système pénal 2007 – 2008 précise l’origine ethnique présumée. 85 % des contrôles concernaient des personnes blanches, 6 % des personnes noires et 6 % des personnes asiatiques. Entre 2006 – 2007 et 2007 – 2008, le nombre de contrôles a augmenté de 26 %, soit de 25 % pour les personnes blanches, de 29 % pour les personnes noires, de 46 % pour les personnes asiatiques et de 10 % pour celles appartenant à d’autres groupes ethniques. Les personnes noires avaient 2,5 fois plus de chances d’être contrôlées que les personnes blanches (ratio similaire en 2006 – 2007), les personnes asiatiques avaient à peine plus de chances que les personnes blanches avec un ratio de 1,2 sur 1 et celles appartenant à d’autres groupes ethniques un peu moins de chances que les personnes blanches avec un ratio de 0,9 sur 1.
L’Irlande, un travail sur les relations police/citoyens
L’Irlande n’a pas mis en place de formulaire de contrôle. Mais dans le cadre de la Conférence européenne et mondiale contre la discrimination raciale, le pays a lancé un plan d’action national, reconnu par la police, pour lutter contre les discriminations raciales… Les mesures concrètes, sur le terrain, concernent surtout le dialogue police/citoyens. Par exemple, à Dublin, dans le quartier très multiculturel de North Central (qui compte 18 % de minorités ethniques), la station de police locale fait des efforts pour toucher les populations issues de l’immigration, les sensibiliser, les inviter à participer à des réunions. Ils ont trouvé des associations représentant différentes minorités locales et ont gagné leur confiance. Les gens peuvent visiter la station de police, rencontrer les policiers. Des réunions régulières sont organisées, où la police demande aux gens quels sont leurs besoins en termes de sécurité. Le processus permet à la population de voir de nouveau la police comme un véritable “service public”. Dans certains cas, la confiance a été établie de façon si forte que même des personnes en situation irrégulière se dirigent vers des agents de police pour leur parler de leurs problèmes. Ces dispositifs locaux ne concernent certes pas directement les contrôles au faciès. Mais cette confiance, ce dialogue entre police et citoyens a renforcé de façon significative l’efficacité de la police en termes de réduction de la délinquance et de la criminalité. Il a permis aux policiers de constater que les contrôles au faciès n’étaient pas l’outil le plus adapté pour atteindre ce but. Des moyens alternatifs existent, bien plus efficaces, en premier lieu, le dialogue, dans une approche multiculturelle. En Irlande, la police n’est pas armée, et son objectif est surtout d’améliorer sa relation avec la population, pour la servir au mieux. De l’encadrement de festivals portés par des associations à la protection lors de levées de fonds citoyens, la police tente d’être à l’écoute des besoins de la population.
Les Pays-Bas, dire les maux par le théâtre
Les Pays-Bas ne reconnaissent pas officiellement le problème de discrimination raciale. Par contre, la police a publiquement reconnu qu’elle devait travailler à mieux servir la population dans toute sa diversité. Les Pays-Bas ont mis en place de nombreuses mesures touchant au recrutement de la diversité dans la police, à la formation et à la sensibilisation sur la question de la diversité. Mais la question des contrôles au faciès soulève encore beaucoup de résistances, malgré les enquêtes officielles de l’Ombudsman — sorte de médiateur de la République, ou de protecteur du citoyen, indépendant -, qui affirment la nécessité de lutter activement contre les discriminations policières. Ces dernières années, le gouvernement hollandais s’est dirigé vers l’extrême droite, créant un climat politique peu propice à l’application de mesures concrètes et encore moins d’évolution du cadre de loi pour les contrôles d’identité. Mais localement, des projets pilotes sont menés, comme dans la ville de Gouda, zone conflictuelle entre la police et la population, surtout marocaine. Le projet, initié par une troupe de théâtre amateur anglaise et répliqué par l’OSJI, s’intitule “My city real world”. Il consiste en des rencontres régulières entre la police et la population, basées sur une méthode théâtrale d’improvisation. Le projet est encore actuellement en cours, et il donne des résultats très positifs. Les relations police/citoyens en sortent apaisées. Des liens se tissent, qui contribuent à améliorer la sécurité en impliquant les acteurs locaux. Très chronophage pour la police, ce dispositif a néanmoins été reconnu et apprécié par les agents impliqués, et jugé efficace en termes de sécurité publique. Bien sûr, ce genre de projet pilote n’adresse pas le problème des contrôles au faciès de manière frontale, mais il contribue à aller dans le bon sens.
Les expérimentations de l’OSJI
Sur une période de 18 mois, à partir de janvier 2007, l’Initiative pour la Justice de l’Open Society Institute a engagé un travail avec les forces de police et les organisations issues de la société civile en Espagne, en Hongrie et en Bulgarie. L’idée était d’observer et surveiller le recours aux contrôles policiers, dans le cadre d’un projet soutenu par la Commission Européenne, intitulé “Strategies for Effective Police Stop and Search”. S’appuyant sur le modèle du Royaume Uni, un formulaire d’attestation de contrôle, incluant des données relatives à l’appartenance ethnique de la personne contrôlée a été mis au point, et les conclusions ont été débattues avec les représentants des communautés minoritaires locales. L’idée : montrer que les contrôles ciblant de façon disproportionnée les minorités pouvaient être réduits sans aucune conséquence négative sur le maintien de l’ordre, et avec une amélioration des relations police/citoyens. Comment ? Par l’introduction d’un formulaire de contrôle, mais aussi en passant par l’amélioration de la formation de la police, en identifiant et réduisant la disproportionnalité dans les contrôles d’identité, en améliorant l’encadrement et la supervision des contrôles, et en créant un espace de discussion avec les communautés minoritaires, leur permettant de définir les priorités locales en matière de maintien de l’ordre.
L’Espagne, l’expérience de Fuenlabrada
Plusieurs sites pilotes ont été retenus en Espagne pour l’expérimentation de l’OSJI. Notamment Girona et Fuenlabrada. Cette dernière est une banlieue située au sud de Madrid, comptant un peu plus de 200 000 habitants, et près de 16 % d’étrangers. Le nombre de contrôles enregistrés y est tombé de 958 contrôles en octobre 2007 à 253 en mars 2008. En même temps que ce nombre chutait, l’efficacité des contrôles s’est accrue. Le taux de succès est passé de 6 % à 28 %. Cette amélioration suggère que la formation des policiers et la meilleure supervision des contrôles ont permis de faire prendre conscience aux policiers des critères sur lesquels ils s’appuyaient pour recourir aux contrôles, et de rendre plus pertinente leur sélection des personnes à contrôler. À Fuenlabrada, les Marocains avaient 6,3 fois plus de chances d’être contrôlés que les Espagnols, les Roumains 3,8 fois plus, les Équatoriens 3,9 fois plus, les Nigériens 5,2 fois. On prétend souvent que le ciblage disproportionné des minorités est justifié par des degrés différents d’implication dans des activités criminelles. Or, sur la période du projet, les données ont montré que le taux de succès du contrôle était de 17 % pour les Espagnols, et de seulement 7 % pour les marocains, 4 % pour les Roumains et les Équatoriens, 2 % pour les Nigériens. Les minorités sont donc nettement moins susceptibles d’être surprises en infraction à la loi que la population espagnole. D’où l’improductivité de contrôler davantage les minorités.
Un petit groupe de personnes issues des associations locales de migrants et des organisations de droits de l’homme a été mis en place dès le début du processus. Ils ont contribué à la conception du projet et à la formation des participants, ont pris part à des réunions mensuelles, durant lesquelles ils passaient en revue, avec la police, les données concernant les contrôles.
Les formulaires de contrôle s’inspiraient de ceux utilisés au Royaume-Uni, avec des adaptations au contexte local. Ils comprenaient les données personnes de la personne contrôlée, sa nationalité, le nom de l’agent de police, l’heure, la date, le lieu, les motifs légaux du contrôle et son résultat. Une copie du formulaire rempli était remise à la personne contrôlée. Cette copie contenait des informations sur les droits des citoyens et sur les procédures de réclamation auxquelles ils peuvent recourir s’ils ne sont pas satisfaits de la façon dont ils sont traités. Cela a amené les agents à se montrer plus attentifs à leur façon de traiter l’individu pendant le contrôle.
Même si elles témoignent d’une vraie réussite, ces expérimentations restent cantonnées au niveau local. Les autorités espagnoles n’en sont pas encore à reconnaître le problème des contrôles au faciès ni à proposer une loi-cadre sur ces pratiques. Le cas de Rosalind Williams l’illustre parfaitement. En 1992, elle est arrêtée par un officier de police à la gare de Valladolid, et sommée de présenter ses papiers d’identité. Lorsqu’elle demande pourquoi elle est la seule personne contrôlée, l’officier lui répond “parce que vous êtes noire”. Elle a saisi tous les échelons de la justice nationale espagnole, et sa plainte a toujours été rejetée. Ce n’est qu’en allant jusqu’à la commission des droits de l’Homme des Nations Unies que son cas a été reconnu comme discrimination illégale. Les ONG espagnoles dénoncent, de leur côté, l’ampleur du problème des contrôles au faciès, sans être beaucoup entendues.
La Hongrie, discrimination des Roms
À travers toute la Hongrie, selon une étude de l’OSJI, les Roms ont trois fois plus de chances d’être contrôlés par la police que les non-Roms, et pourtant le taux de flagrants délits dans chaque groupe est pratiquement identique. Les disparités dans les taux de contrôle sont d’autant plus perturbantes que la police hongroise recourt aux contrôles à une échelle massive : en moyenne, sur chacun des trois sites pilotes de l’expérimentation, la police effectuait 161 contrôles pour 1 000 résidents, contre 29 pour 1000 habitants pour les sites d’expérimentation espagnols. Les données montrent également que les contrôles effectués par les agents hongrois ne leur permettent pas de repérer la délinquance : seulement 1 % des contrôles effectués ont conduit à une arrestation, 2 % à une détention de courte durée, 18 % à des poursuites pour délits mineurs. Un grand nombre de personnes sont ainsi incommodées sans résultat tangible, et ces personnes sont, de façon disproportionnée, des Roms. À l’issue du projet, des changements ont été enregistrés. Le site pilote de Budapest a enregistré une baisse de 75,3 % des contrôles effectués, par rapport à l’année précédente. Et cette baisse du nombre de contrôles s’est accompagnée d’une hausse de leur efficacité, surtout concernant les poursuites pour délits mineurs, dont la hausse d’efficacité a atteint les 129 %. L’autre site pilote, dans la ville de Szeged, a enregistré des évolutions similaires. Le nombre de contrôles effectués y a diminué de 17,5 % par rapport à l’année précédente. Concernant l’efficacité, le nombre de détentions de courte durée et d’arrestations a augmenté significativement. Cette augmentation a été rendue possible par la création d’une unité spéciale de recherche des personnes sous mandat d’arrêt. Les policiers ont reconnu que cette unité était bien plus efficace que leurs précédentes opérations de contrôles à large échelle. L’expérimentation a donc fonctionné, mais elle est restée au niveau local, le climat politique, dominé par l’extrême droite au pouvoir, ayant mis fin aux espoirs de généralisation du dispositif au niveau national.
La Bulgarie, les raisons d’un échec
L’expérimentation de l’OSJI exigeait des policiers locaux qu’ils modifient leurs pratiques, qu’ils repensent la façon dont ils recourent aux contrôles et qu’ils considèrent l’impact des contrôles sur différentes communautés. Pour que ce processus fonctionne de façon efficace, il était nécessaire que la police, comme la communauté, comprenne bien la nature du problème, et accepte le fait qu’il existe des approches alternatives. En Espagne comme en Hongrie, le projet n’aurait jamais été possible sans un ferme engagement de la hiérarchie policière, et une compréhension du projet par les policiers à tous les niveaux. En Bulgarie, l’absence d’une telle compréhension a posé de nombreux problèmes. Contrairement à ce qui s’est passé avec les participants espagnols et hongrois, ce sont les officiers supérieurs rattachés au commandement central, plutôt que les commandants des sites pilotes, qui ont pris part à un séjour d’études au Royaume-Uni. Malgré leur engagement, ils n’ont pas su transmettre l’information de façon adéquate jusqu’aux sites pilotes. Aucune des forces de police locales n’a perçu le projet comme un moyen d’améliorer les relations entre la police et la communauté. Le projet a été perçu comme imposé de l’extérieur, et le protocole a de fait été très peu respecté. L’expérience n’a donc pas marché.
Lanna Hollo, de l’OSJI, veut apprendre de cet échec : “Il faut analyser les raisons qui ont conduit à cet échec et être attentif à ce qu’elles ne se reproduisent pas. Or il y a des similitudes entre la Bulgarie et la France dans la hiérarchisation de la police, dans la verticalité des ordres, dans l’espace de liberté très restreint de la police au niveau local, et dans le dialogue citoyens/police quasi inexistant. Si le nouveau gouvernement français veut expérimenter le dispositif, il faudra tenir compte de ces précédentes expérimentations, et penser un projet cohérent, complet, travaillé avec toutes les forces vives des lieux pilotes”.
Au-delà de l’introduction d’un formulaire de contrôle, il s’agira donc d’engager des mesures plus globales. Travailler en lien avec des partenaires qui ont une expertise suffisante, obtenir un vrai engagement policier, être en lien avec des associations légitimes et représentatives du terrain en question, qui pourront sensibiliser la population de manière efficace. Au-delà de toutes ces précautions nécessaires, il restera le risque qu’un tel projet pilote, même couronné de succès, ne soit jamais généralisé. D’où l’intérêt d’une loi-cadre sur le sujet.
Noémie Coppin
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