Par Fausto Giudice, Traduit par Michèle Mialane
Au cours d’une de ces nuits où l’on entend le vent hurler entre les immeubles du quartier de la finance à Francfort, Claudia Keht est déjà assise à s’indigner, une fois de plus, sur un banc de bois. Elle a 25 ans et parle de la crise de la dette, du mécanisme de stabilisation, du déficit démocratique. La jeune femme s’enroule plus étroitement dans sa couverture, il fait froid. Mais elle continue à débattre des temps nouveaux. Avec des gens qu’elle n’avait encore jamais vus il y a quelques jours.
Claudia Keht est l’une de ces dizaines de personnes qui la semaine dernière ont dressé leurs tentes ici, tout près des centrales des grandes banques « Ce qu’il y a de plus beau », dit-elle, « c’est de ne plus être seule face à tout ça. » Et de fait, chaque soir, des centaines de gens se rassemblent ici entre les tours. Des jeunes et des vieux, bruyants ou discrets, antifascistes et antinucléaires, altermondialistes, utopistes, étudiants, enseignants, employés. Ils viennent de la ville et de la campagne, de Hesse et de Souabe. Ils sont tous des « Occupy Francfort ».
Une partie de ce mouvement mondial qui a mobilisé le week-end dernier des centaines de milliers de gens. 5 000 à Francfort, 5 000 à Londres, 10 000 en Espagne, 200 000 à Rome. Pas de leaders à ces manifestations, rien qu’un sentiment commun : l’indignation de vivre dans un pays qui dépense plus d’argent pour les banques que pour les gens. Cette protestation a surpris le monde politique, qui s’est senti dépassé.
Finalement, voici quelques semaines seulement, le mouvement se réduisait à quelques centaines de manifestants qui s’étaient rassemblés à New York pour former le mouvement “Occupy Wall Street” . Des rêveurs irréalistes — mais qui ont en ce moment le vent en poupe. Et sans doute aussi le soutien de la majorité silencieuse. Mais comment utiliser cette force ? Comment transformer un sentiment mondialement partagé, une masse hétérogène, en mouvement homogène ? Unifier, voilà le grand défi auquel sont confrontés les villages de tentes qui se sont dressés de par le monde la semaine dernière.
« Bien sûr que c’est fatigant »
« Nous partons de zéro, nous n’avons aucun préjugé » dit Claudia Keht. « Mais nous sommes d’accord sur un point : ça ne peut pas continuer comme ça. » Même en l’absence de toute hiérarchie, « Occupy Francfort » a développé dès les premiers jours une organisation qui fonctionne étonnamment bien, il y a des groupes de travail et des ateliers, quelqu’un propose d’élaborer de nouveaux tracts ou de débattre sur le système éducatif, et tout de suite 15 à 35 personnes sont prêtes à participer. Tous les midis et tous les soirs il y a des « asambleas » ‑les militants appellent ainsi leurs réunions inspirées des Espagnols, les premiers Européens en colère à en tenir, cet été à la Puerta del Sol à Madrid.
Comme il ne fait pas aussi beau à Francfort en octobre qu’en Espagne au mois de mai, cent personnes s’entassent pour « l’asamblea » d’aujourd’hui dans les sous-sols du théâtre proche. Pendant qu’on joue sur scène la farce de George Tabori « Mein Kampf », un jeune homme portant un bouc est assis à la cafétéria devant un tableau à feuillets mobiles. C’est Seba, il expose les règles de « l’asamblea ». Tout le monde a le droit de dire ce qu’il veut, il y a des listes d’intervenants et des temps de parole. Quand on approuve, on agite la main en l’air, quand on désapprouve, on croise les bras devant son visage. Exactement comme à New York, Londres, Rome, Sao Paulo et Helsinki ; ce sont les codes mondiaux du mouvement.
Une « asamblea » est pourtant une longue histoire, qui ne se termine que si tout le monde agite les mains, car on procède par consensus. Les militants utilisent surtout les nouveaux médias. On trouve donc sur le site du mouvement les revendications des manifestants, un livestream des actions et les dates à retenir pour les militants. En outre des sympathisants ont créé un nouveau site. Sous l’intitulé « Nous sommes les 99% », des centaines de personnes décrivent l’impact de la crise sur leurs conditions de vie. Les militants appellent à des actions et manifestations via Twitter ou Facebook. À la différence du mouvement des « Occupy » dans le monde réel, ce réseau virtuel a un centre.
Assis dans le parc Zuccotti à New-York sous un parapluie rose, de jeunes gens tapent sur leurs portables. Quelques-uns portent des masques à l’effigie stylisée de l’Anglais Guy Fawkes, qui voulait faire sauter en 1605 le roi et le Parlement. Son visage est devenu une sorte de marque de fabrique mondiale du mouvement. Dans tous les coins des contestataires font des discours ou grattent des guitares. L’équipe médias du mouvement s’occupe de Twitter et Facebook, sert d’observatoire de la couverture du mouvement par les médias grand public, coordonne les retransmissions sur Internet et informe le monde des évènements en temps réel. L’équipe médias du parc Zuccotti n’est que la partie émergée de l’iceberg, selon le journaliste free lance Michael Premo. Dans toute la ville, des centaines de sympathisants des « occupy » travaillent dans des bureaux et des appartements à orchestrer une campagne médiatique. Outre ces activités en réseau, il existe désormais un journal papier des Occupy « Au fond nous sommes une structure d’information multimédia complète » , dit Premo.
Les militants utilisent en outre des programmes comme l’application « Vibe » d’iPhone qui permettent d’entrer en communication anonymement avec un grand nombre de gens se trouvant à proximité. Les manifestants peuvent ainsi se mettre d’accord en temps réel sans être écoutés ou reconnus par la police, comme c’est le cas pour les appels téléphoniques ou SMS. La police n’est pas tendre ave les manifestants, mais les ceux-ci lui répliquent avec les armes de l’Internet : des hackers du groupe Anonymous ont par exemple publié l’adresse, le numéro de portable et des données sur la famille d’un policier qui a, paraît-il, agressé sans sommation des manifestantes avec une bombe au poivre.
L’organisation new-yorkaise dans le monde réel est elle aussi stupéfiante. Un grand tableau noir portant un calendrier détaillé de la semaine est adossé à une table. C’est un programme est à plein temps, un meeting y est prévu chaque jour pour 6 à 10 groupes de travail. À onze heures a lieu la rencontre d’un groupe « médias », à une heure c’est celui des femmes, à deux heures un collectif qui établit des contacts avec d’autres organisations politiques. Et à 19 heures, comme chaque jour, assemblée générale.
« Le principe est très simple », dit Michael Premo. « Les gens viennent ici, au parc Zuccotti, et demandant ce qu’ils peuvent faire. Et il y a une place pour tous, peu importe si on aide à la cuisine ou si on est avocat à même de conseiller les gens qui ont été arrêtés et doivent être jugés. »
Au bout d’un mois de manifestations le village des « occupy » est un ensemble social bien rodé, une ville dans la ville, bien préparée à s’incruster dans le cœur du capitalisme financier.
Le mouvement voulait s’incruster aussi à Londres. De préférence devant le London Stock Exchange, la Bourse londonienne. Une action sans aucun doute bien en phase avec le modèle « Occupy Wall Street » de New York. Mais la police avait bloqué à temps l’accès à la place et les manifestants se sont installés une bonne centaine de mètres plus loin, devant la cathédrale Saint-Paul, qui leur a donné sa bénédiction à condition de rester pacifiques.
“Indignez-vous !”, “Maintenant ça pète !”
Des milliers de Berlinois ont participé le samedi 15 octobre à la journée mondiale de protestation United for global change en manifestant dans le quartier gouvernemental. Des milliers d’autres ont manifesté dans le reste de l’Allemagne.
Une demande qui n’est pas tombée dans l’oreille d’un sourd. Près de 300 tentes parfaitement alignées, même la distance minimale entre voisins a été respectée. « Instruction des pompiers », dit Natalie, 29 ans, ex-secrétaire qui ne veut pas donner son nom de famille. « Le dernier incendie ici remonte sans doute à plusieurs siècles, mais nous ne voulons pas être agressifs ».
Le vendredi après-midi, le campement s’est tellement étendu que l’administration de l’église l’a fermée au public, une première depuis la Seconde guerre mondiale. Les feux en plein air et les accès bloqués représenteraient un danger pour les pèlerins, touristes et fidèles.
« Notre maison, ce sont les places »
À Londres comme ailleurs les adversaires de l’ordre ancien s’en sont immédiatement donné un nouveau : pas de violence, l’alcool est honni, et deux fois par jour les manifestants tiennent une assemblée plénière où ils travaillent à mettre sur pied des réseaux radio et des toilettes mobiles et préparent les prochaines actions. Si des questions particulières se posent, on vous adresse aux groupes spécialisés, « médias » ou « finances » — les derniers s’occupant des dons. Il y a en outre une tente-point info, une zone « Premiers secours » une cantine et une bibliothèque en plein air — entendez : des piles des livres sur une table.
Les objectifs des « campeurs » sont moins structurés que leur logistique, même s’ils s’accordent pour rejeter collectivement « le régime actuel, non soutenable, injuste et antidémocratique » et le pouvoir des grandes banques. Liz, 21 ans, arbore sur sa tente une affiche qui attire l’attention sur le problème de la prostitution enfantine dans le monde. Un professeur d’anthropologie en retraite établit des parallèles sur la place Saint-Paul avec la place Tahrir et souhaite la chute du capitalisme. Natalie serait déjà bien contente si l’on imposait une séparation entre les banques de dépôt et d’investissement. Même le Chancelier de l’Échiquier, le conservateur George Osborne, y souscrirait : il veut qu’elle soit effective en 2019.
L’ « asamblea » de Francfort se préoccupe elle aussi de professions de foi plutôt fondamentales. Minuit approche et quelqu’un veut abolir le capitalisme, d’autres plaident pour une interdiction des actifs pourris, d’autres encore ignorant de quoi il s’agit. Et cela dure des heures. Taxe sur les transactions financières, augmentations réelles des salaires, lutte contre la gentrification [phénomène urbain d’embourgeoisement. Processus par lequel le profil économique et social des habitants d’un quartier se transforme au profit exclusif d’une couche sociale supérieure, NdE]
« Nous devons nous prononcer haut et fort pour la non-violence », dit tout à coup un jeune homme, Stefan. « Nous ne serons vraiment ouverts à toutes les couches de la société que si nous restons complètement pacifiques. »
« Et que fais-tu de la désobéissance civile ?» demande un autre.
« La désobéissance civile n’est pas une violence » réplique Stefan.
« Oui à la désobéissance civile, non à la violence », crie une jeune fille, plus loin derrière. Toutes les mains s’agitent en l’air. Peu après on ajoute au marqueur noir « non-violence » à la liste que les militants ont collée provisoirement sur un panneau d’affichage.
Ce type de mouvement peut-il être efficace ? Peut-il aussi passer l’hiver ?
Piotr Lewandowski sourit. Ce Polonais né en Espagne a 22 ans. Après son licenciement d’une usine de cartonnages il est allé à pied de Santander à Madrid puis a continué à travers la France jusqu’à Bruxelles pour atterrir ici, à Francfort. Largement 2 500 km. Rien qu’entre Santander et Madrid il a tenu avec ses copains plus de 500 « asambleas » dans de petits villages, appelé les gens à participer à la lutte contre des autorités qui font ce que bon leur semble. Et Lewandowski termine : « Tu dresses une tente, et un jour elle devient ta maison. Nos maisons, ce sont les places. Ils ne pourront plus faire la sourde oreille. »
Article en espagnol : http://www.tlaxcala-int.org/article.asp?reference=6077
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