Le Collège de Bruxelles-Ville va construire 1600 nouveaux emplacements répartis en 4 nouveaux parkings souterrains au plus proche du « nouveau cœur » de Bruxelles.
C’est désormais officiel. Le grand projet de piétonisation des boulevards du centre, cher à la majorité socialiste-libérale de Bruxelles-Ville, a donc un revers : il va provoquer la création d’un mini-ring et de quatre parkings dans le Pentagone. Des années de chantier en perspective pour un résultat qui est de nature à chambouler la vie sociale et commerçante de plusieurs quartiers centraux, dont les Marolles. Comme aux pires heures de l’urbanisme bruxellois…
Les socialistes bruxellois, menés par le bourgmestre Yvan Mayeur, avaient fait de la piétonisation des boulevards du centre le dossier emblématique de la législature en cours. Dans le projet dévoilé en janvier 2014, la Ville dévoilait son intention de transformer les « boulevards en une succession de places » pour créer « un nouveau cœur pour Bruxelles » et permettre « aux citoyens de se réapproprier l’espace public »[[« Un nouveau cœur pour Bruxelles », Ville de Bruxelles, dossier de presse du 31/01/2014.]]. « Une approche innovante » censée « profiter en premier lieu aux habitants de ces quartiers »[[« Un nouveau cœur pour Bruxelles », Ville de Bruxelles, dossier de presse du 31/01/2014.]].
En termes d’accessibilité, la Ville annonçait l’instauration d’un « véritable maillage de mobilité multimodal » et plus précisément d’un « système de boucles » dont l’objectif était « de décourager la circulation de transit en la déviant vers la Petite Ceinture, d’acheminer de façon plus fluide la circulation de destination et de libérer l’espace pour les piétons et les cyclistes »[[« Un nouveau cœur pour Bruxelles », Ville de Bruxelles, dossier de presse du 31/01/2014.]].
En somme, il s’agissait d’un gros projet, dans l’air du temps, moderne, écologique et tout et tout… bref, digne de faire entrer un bourgmestre dans l’Histoire. Peut-être qu’un jour, Bruxellois et touristes allaient flâner sur la place Yvan Mayeur, à côté de la place De Brouckère que ce jeune et grand visionnaire avait appelé à devenir rien moins que « le Times Square de Bruxelles »[[« Yvan Mayeur : « Un Times Square au centre de Bruxelles », La Libre Belgique, 13/12/2013.]].
À la Ville, ça marchande comme à la brocante
Mais c’était sans compter sur les partenaires libéraux de la majorité bruxelloise. Ceux-ci, dont leurs électeurs aimaient paraît-il se déplacer en voiture, avaient besoin d’une compensation pour avaler la couleuvre socialiste. Ils avaient ainsi obtenu une jolie sucette : à l’initiative d’Els Ampe, échevine OpenVLD de la Mobilité, des Travaux Publics et du Parc automobile, le Collège de Bruxelles-Ville décida de construire 1600 nouveaux emplacements répartis en 4 nouveaux parkings souterrains au plus proche du « nouveau cœur » de Bruxelles (Yser, Nouveau Marché aux Grains, place Rouppe, place du Jeu de Balle et en bonus, une extension du parking Poelaert baptisée Sablon-Marolles). Et en guise de « boucles de desserte », c’est finalement une grande boucle qui sortit des cartons de la Ville afin de relier les nouveaux parkings : un véritable mini-ring prompt à saturer des artères habitées et pour certaines déjà complètement embouteillées aux heures de pointe (rues du Lombard, des Alexiens, des Bogards, Van Artevelde, de la Vierge Noire, de l’Ecuyer, d’Arenberg, Fossé-aux-Loups,…).
Pour « décourager la circulation de transit en la déviant vers la Petite Ceinture », le Collège échevinal a voté l’augmentation de l’offre de parkings en plein centre-ville !
Résultat de ce marchandage : pour « décourager la circulation de transit en la déviant vers la Petite Ceinture », le Collège échevinal a voté l’augmentation de l’offre de parkings en plein centre-ville (qui compte déjà parmi les plus hauts ratios d’Europe) ! Une décision absurde, tant le lien entre la possibilité de se garer et le choix de la voiture comme mode de déplacement est devenu évident de nos jours[[Les « Cahiers de l’Observatoire de la mobilité », édités par la Région bruxelloise, l’ont rappelé récemment : « La disponibilité d’une place de parking à proximité du domicile, et davantage encore à destination du déplacement, est un incitant majeur à l’usage de la voiture » ‑ De Witte, 2011.]]. Qui plus est, les 1600 places de parking supplémentaires que projette de construire la Ville iraient s’ajouter aux 18.978 déjà existantes dans les 34 parkings que compte le centre de Bruxelles… et dont le taux d’occupation est d’à peine 60% [[Selon les chiffres officiels établis tant par Bruxelles Mobilité que par le Plan communal de mobilité.]] !
Il existe donc 6000 à 7500 places de parking inoccupées dans le Pentagone. Soit amplement de quoi compenser les 600 qui seraient supprimées en surface par la piétonisation des boulevards du centre[[« Parkings publics souterrains : les projets de la Ville de Bruxelles doivent être enterrés ! », communiqué de presse de l’ARAU, 08/05/2014.]]. Pourquoi en créer de nouvelles ? C’est pourtant ce que la majorité socialiste-libérale appelle, contre toute évidence, un projet cohérent : « Ce grand réaménagement aura le mérite d’être cohérent. Bordeaux a dû passer par là il y a quelques années, mais tout le monde s’en félicite aujourd’hui et la considère comme une ville modèle »[[« Le centre en chantier jusqu’en 2018″, Le Soir, 08/11/2014.]].
Circulez, y a rien à voir…
Ironie de l’histoire : alors que le Parking 58, situé en plein dans le périmètre du futur piétonnier, devrait bientôt disparaître pour faire place au nouvel immeuble administratif de Bruxelles-Ville[[Nouvel immeuble administratif où sont d’ailleurs prévus 847 emplacements de parking.]], la démolition de ce symbole de la bruxellisation marque paradoxalement le retour d’une politique qu’on croyait révolue. Même si le discours a changé et s’est fait plus moderne, même si ce n’est plus à la fonction « bureau » qu’on vend la ville mais désormais « aux citoyens » et aux touristes qu’on la « rend », le résultat est une politique similaire à celle qui a défiguré Bruxelles entre la moitié des années 1950 et les années 1970, faisant la part belle aux voitures et aux parkings… et accessoirement fuir les habitants.
Ceux-là, ils peuvent bien fuir, d’ailleurs. Ce sont des emmerdeurs, jamais contents. Les commerçants ? Ils ne pensent qu’à leur commerce. Les associations ? Des emmerdeuses aussi, mais des professionnelles. À quoi bon s’embarrasser à consulter tout ce petit monde ? Leurs préoccupations et revendications multiples viendraient gâcher la concrétisation de cette grande vision pour la ville. « Times Square » vaut bien ça… Le Collège échevinal a donc préféré sortir prudemment les nouveaux parkings de son chapeau, sans la moindre concertation préalable (pas même de son administration) et le plus tard possible, histoire de prendre tout le monde de court. Une technique censée lui permettre de passer en force et d’éviter d’avoir à répondre à des questions inutiles.
Il n’y a pas d’études : elles seront faites plus tard, une fois la concession délivrée à une société de parking pour 35 ans.
Des mesquins pourraient demander, par exemple, en quoi un parking est « indispensable »[[Selon les propos d’Els Ampe à Télé Bruxelles, 21/11/2014.]] sous la place du Jeu de Balle, alors que celle-ci est située à 400 mètres du parking de la Porte de Hal (500 places) et à 600 mètres du parking Poelaert (500 places). Des naïfs pourraient demander à voir les études d’impact et leurs résultats, par exemple en termes de flux de circulation sur le quartier des Marolles où les ambulances de l’hôpital Saint-Pierre ont déjà du mal à se faufiler dans les voiries étroites et encombrées… Mais non. D’abord, il n’y a pas d’études : elles seront faites plus tard, une fois la concession délivrée à une société de parking pour 35 ans. Et puis, comment voulez-vous que tous ces curieux donnent leur avis sur un Masterplan et un Plan de Mobilité qui ne sont même pas rendus publics ? De toutes façons, les commerçants et les habitants sont « demandeurs », assure Yvan Mayeur[[« Un parking sous la Place du Jeu de Balle », sur le site de Marie Nagy, 17/11/2014.]] !
Et d’ailleurs, il est faux de dire qu’il n’y a pas de participation : la Ville organise actuellement un processus participatif consistant en plusieurs « groupes de travail composés de dix personnes maximum par groupe », dont les participants, désignés par « tirage au sort »[[« Participer au réaménagement des places et boulevards du centre », sur le site de la Ville de Bruxelles.]], travaillent à partir de l’information que veut bien leur donner le Collège et peuvent ainsi donner leur avis sur le nom et le logo du projet, la couleur des pots de fleurs et autres éléments de première importance.
Des p’tits trous, des p’tits trous…
Devant les réactions atterrées des marchands et commerçants de la place du Jeu de Balle à l’annonce de la construction d’un parking, les élus ont tenté de se faire rassurants…
« On fera des petits trous et puis on avance » (Els Ampe).
- Combien de temps va durer le chantier ? 24 mois selon certains, 30 mois selon d’autres. Mais trop de chantiers à Bruxelles se sont éternisés pour que quiconque puisse les croire de bonne foi.
- Que va devenir le marché pendant les travaux ? Là encore, les réponses se contredisent, laissant entrevoir une certaine improvisation sur le sujet. Els Ampe se veut très optimiste, assurant que les entrepreneurs procéderont par phases : « On fera des petits trous et puis on avance »[[Selon les propos d’Els Ampe à Télé Bruxelles, 21/11/2014.]]. Selon elle, une partie des marchands pourrait rester sur la place, tandis que d’autres intégreraient la cour de la caserne du jeu de Balle, pourtant pas très grande. Mais Marion Lemesre, l’échevine des Affaires économiques, voit plutôt elle une délocalisation à la place de la Chapelle… à 500 mètres de là…
- Que vont devenir les commerçants de la place du jeu de Balle et ses abords ? Là, personne n’a de réponse. Pourtant, nul ne peut ignorer qu’un tel chantier fera d’importants « dégâts collatéraux » dans le commerce local, qui est sensiblement lié à l’activité du marché.
Le parking, cheval de Troie de la sablonisation des Marolles
Si nos édiles communaux ont du mal à convaincre de la cohérence de leur politique de mobilité, leur vision de l’avenir du centre-ville semble beaucoup plus homogène. Pour eux, il doit s’aseptiser, devenir propre, chic. Beau. Une sorte de vaste parc à thèmes permanent dédié à l’événementiel et au tourisme, avec juste ce qu’il faut de typique tout en attirant des enseignes de renommée. La « succession de places » 14 qui seront aménagées sur les boulevards centraux s’inscrivent dans cette droite ligne.
« Ça permettra aussi d’attirer des riverains avec une meilleure capacité contributive » (Marion Lemesre).
Et cette fois, on dirait bien que le marché aux puces est dans la ligne de mire de cette disneylandification de la ville. « Cette place est en mauvais état. Ce sera aussi l’occasion de la restaurer », déclare Els Ampe [[« Le centre en chantier jusqu’en 2018″, Le Soir, 08/11/2014.]]. « Ça permettra aussi d’attirer des riverains avec une meilleure capacité contributive », renchérit sa collègue Marion Lemesre[[Marion Lemesre au Conseil communal de Bruxelles, 17/11/2014.]].
En effet, la Ville semble voir d’un bon œil le scénario du déplacement des puces à la place de la Chapelle. Marion Lemesre, justement occupée à « revitaliser » les marchés bruxellois[[« Bruxelles met en oeuvre un projet de revitalisation de ses marchés », L’Avenir, 05/11/2014.]], y voit l’opportunité de renforcer les liens entre le quartier huppé du Sablon et les Marolles. Autrement dit, de concrétiser une étape supplémentaire de la sablonisation des Marolles. On voit bien le coup venir…
Acte 1 : le chantier démarre, le marché est transféré sur un espace trop petit pour accueillir tous les marchands, il faut opérer une sélection parmi eux.
Acte 2 : certains marchands sont mis au carreau et se tournent vers d’autres horizons, tandis que les commerçants du Jeu de Balle sont exsangues.
Acte 3 : le chantier s’éternise, pendant que les brocanteurs ayant été sélectionnés s’adaptent peu à peu à la clientèle du Sablon.
Acte 4 : le parking est enfin fini et la place « restaurée » est inaugurée en grandes pompes.
Acte 5 : seuls les brocanteurs ayant été sélectionnés et tenu bon reviennent dans un quartier transfiguré : des habitants ont fui le chantier, des magasins sont à remettre, les pouvoirs publics soutiennent l’installation de nouveaux commerces, le standing du quartier grimpe, les loyers aussi.
Mais l’acte 1 n’a pas encore démarré et il faut maintenant démentir ce triste scénario. Les chances sont bonnes. La Ville de Bruxelles ne se rend manifestement pas compte à quoi elle a touché. Depuis l’annonce de la construction d’un parking, on ne parle plus que de ça au Jeu de Balle, les conversations s’animent et il faudrait se lever très tôt pour trouver quelqu’un qui soutienne ce projet. Les opposants ne sont pas seulement les marchands, commerçants et habitants des Marolles, ce sont aussi des amoureux du quartier et des clients du marché aux puces qui viennent de tout Bruxelles et de plus loin encore.
Contrairement à Els Ampe, ils aiment la place telle qu’elle est. Ils ne veulent pas la voir défigurée par des trémies. Ils rêvent que les traces historiques qui existent dans le sous-sol de la place et dont ils entendent parler depuis longtemps (notamment un ancien abri aérien) deviennent autre chose qu’un parking ‑ c’est le genre de choses qu’on classe dans d’autres villes, non ? Ils savent que le marché aux puces qui se tient là quotidiennement depuis 1873 est unique et mériterait lui aussi d’être classé. Ce qu’ils y trouvent, ce ne sont pas seulement des objets qu’on ne trouve pas ailleurs, c’est aussi une ambiance, un mélange social inédit, une activité foisonnante, la vie d’une place et d’un quartier particuliers. En d’autres mots : un patrimoine immatériel, économique, social, culturel, quelque chose d’une valeur inestimable… À leurs yeux, cela fait partie de l’âme de Bruxelles. Et pas question de le laisser disparaître pour un bête parking. « Times Square » ou pas.
Notes