Le pouvoir est un rapport de forces
Pour certains, s’interroger sur le « comment » du pouvoir, ce serait se limiter à en décrire les effets sans les rapporter jamais ni à des causes ni à une nature. Ce serait faire de ce pouvoir une substance mystérieuse qu’on se garde d’interroger elle-même, sans doute parce qu’on préfère ne pas la « mettre en cause ». Dans cette machinerie dont on ne rend pas raison, ils soupçonnent un fatalisme. Mais leur méfiance même ne montre-t-elle pas qu’eux-mêmes supposent que le pouvoir est quelque chose qui existe avec son origine, d’une part, sa nature, de l’autre, ses manifestations, enfin.
Si j’accorde un certain privilège provisoire à la question du « comment », ce n’est pas que je veuille éliminer la question du quoi et du pourquoi. C’est pour les poser autrement ; mieux : pour savoir s’il est légitime d’imaginer un pouvoir qui s’unit un quoi, un pourquoi, un comment. En termes brusques, je dirai qu’amorcer l’analyse par le « comment », c’est introduire le soupçon que le pouvoir, ça n’existe pas ; c’est se demander en tout cas quels contenus assignables on peut viser lorsqu’on fait usage de ce terme majestueux, globalisant et substantificateur ; c’est soupçonner qu’on laisse échapper un ensemble de réalités fort complexes, quand on piétine indéfiniment devant la double interrogation : « Le pouvoir, qu’est-ce que c’est ? Le pouvoir, d’où vient-il ?» La petite question, toute plate et empirique : « Comment ça se passe ?», envoyée en éclaireur, n’a pas pour fonction de faire passer en fraude une « métaphysique », ou une « ontologie » du pouvoir ; mais de tenter une investigation critique dans la thématique du pouvoir.
1. « Comment », non pas au sens de « comment se manifeste-t-il ?», mais « comment s’exerce-t-il ?», comment ça se passe lorsque des individus exercent, comme on dit, leur pouvoir sur d’autres ?»
De ce pouvoir il faut distinguer d’abord celui qu’on exerce sur les choses, et qui donne la capacité de les modifier, de les utiliser, de les consommer ou de les détruire — un pouvoir qui renvoie à des aptitudes directement inscrites dans le corps ou médiatisées par des relais instrumentaux. Disons qu’il s’agit là de « capacité ». Ce qui caractérise en revanche le « pouvoir » qu’il s’agit d’analyser ici, c’est qu’il met en jeu des relations entre individus (ou entre groupes). Car il ne faut pas s’y tromper : si on parle du pouvoir des lois, des institutions ou des idéologies, si on parle de structures ou de mécanismes de pouvoir, c’est dans la mesure seulement où on suppose que « certains » exercent un pouvoir sur d’autres. Le terme de « pouvoir » désigne des relations entre « partenaires » (et par là je ne pense pas à un système de jeu, mais simplement, et en restant pour l’instant dans la plus grande généralité, à un ensemble d’actions qui s’induisent et se répondent les unes les autres).
Il faut distinguer aussi les relations de pouvoir des rapports de communication qui transmettent une information à travers une langue, un système de signes ou tout autre médium symbolique. Sans doute communiquer, c’est toujours une certaine manière d’agir sur l’autre ou les autres. Mais la production et la mise en circulation d’éléments signifiants peuvent bien avoir pour objectif ou pour conséquences des effets de pouvoir, ceux-ci ne sont pas simplement un aspect de celles-là. Qu’elles passent ou non par des systèmes de communication, les relations de pouvoir ont leur spécificité.
« Relations de pouvoir », « rapports de communication », « capacités objectives » ne doivent donc pas être confondus. Ce qui ne veut pas dire qu’il s’agisse de trois domaines séparés ; et qu’il y aurait, d’une part, le domaine des choses, de la technique finalisée, du travail et de la transformation du réel ; de l’autre, celui des signes, de la communication, de la réciprocité et de la fabrication du sens ; enfin, celui de la domination des moyens de contrainte, de l’inégalité et de l’action des hommes sur les hommes 1. Il s’agit de trois types de relations qui, de fait, sont toujours imbriquées les unes dans les autres, se donnant un appui réciproque et se servant mutuellement d’instrument. La mise en oeuvre de capacités objectives, dans ses formes les plus élémentaires, implique des rapports de communication (qu’il s’agisse d’information préalable, ou de travail partagé) ; elle est liée aussi à des relations de pouvoir (qu’il s’agisse de tâches obligatoires, de gestes imposés par une tradition ou un apprentissage, de subdivisions ou de répartition plus ou moins obligatoire de travail). Les rapports de communication impliquent des activités finalisées (ne serait-ce que la mise en jeu « correcte » des éléments signifiants) et, sur le seul fait qu’ils modifient le champ informatif des partenaires, ils induisent des effets de pouvoir. Quant aux relations de pouvoir elles-mêmes, elles s’exercent pour une part extrêmement importante à travers la production et l’échange de signes ; et elles ne sont guère dissociables non plus des activités finalisées, qu’il s’agisse de celles qui permettent d’exercer ce pouvoir (comme les techniques de dressage, les procédés de domination, les manières d’obtenir l’obéissance) ou de celles qui font appel pour se déployer à des relations de pouvoir (ainsi dans la division du travail et la hiérarchie des tâches).
Bien sûr, la coordination entre ces trois types de relations n’est ni uniforme ni constante. Il n’y a pas dans une société donnée un type général d’équilibre entre les activités finalisées, les systèmes de communication et les relations de pouvoir. Il y a plutôt diverses formes, divers lieux, diverses circonstances ou occasions où ces interrelations s’établissent sur un modèle spécifique. Mais il y a aussi des « blocs » dans lesquels l’ajustement des capacités, les réseaux de communication et les relations de pouvoir constituent des systèmes réglés et concertés. Soit, par exemple, une institution scolaire : son aménagement spatial, le règlement méticuleux qui en régit la vie intérieure, les différentes activités qui y sont organisées, les divers personnages qui y vivent ou s’y rencontrent, avec chacun une fonction, une place, un visage bien défini ; tout cela constitue un « bloc » de capacité-communication-pouvoir. L’activité qui assure l’apprentissage et l’acquisition des aptitudes ou des types de comportement s’y développe à travers tout un ensemble de communications réglées (leçons, questions et réponses, ordres, exhortations, signes codés d’obéissance, marques différentielles de la « valeur » de chacun et des niveaux de savoir) et à travers toute une série de
1. Lorsque Habermas distingue domination, communication et activité finalisée, il n’y voit pas, je pense, trois domaines différents, mais trois « transcendantaux ». procédés de pouvoir (clôture, surveillance, récompense et punition, hiérarchie pyramidale).
Ces blocs où la mise en oeuvre de capacités techniques, le jeu des communications et les relations de pouvoir sont ajustés les uns aux autres, selon des formules réfléchies, constituent ce qu’on peut appeler, en élargissant un peu le sens du mot, des « disciplines ». L’analyse empirique de certaines disciplines telles qu’elles se sont constituées historiquement présente pour cela même un certain intérêt. D’abord, parce que les disciplines montrent selon des schémas artificiellement clairs et décantés la manière dont peuvent s’articuler les uns sur les autres les systèmes de finalité objective, de communications et de pouvoir. Parce qu’elles montrent aussi différents modèles d’articulations (tantôt avec prééminence des rapports de pouvoir et d’obéissance, comme dans les disciplines de type monastique ou de type pénitentiaire, tantôt avec prééminence des activités finalisées comme dans les disciplines d’ateliers ou d’hôpitaux, tantôt avec prééminence des rapports de communication comme dans les disciplines d’apprentissage ; tantôt aussi avec une saturation des trois types de relations comme peut-être dans la discipline militaire, où une pléthore de signes marque jusqu’à la redondance des relations de pouvoir serrées et soigneusement calculées pour procurer un certain nombre d’effets techniques).
Et ce qu’il faut entendre par la disciplinarisation des sociétés, depuis le XVIIIe siècle en Europe, ce n’est pas bien entendu que les individus qui en font partie deviennent de plus en plus obéissants ni qu’elles se mettent toutes à ressembler à des casernes, à des écoles ou à des prisons ; mais qu’on y a cherché un ajustement de mieux en mieux contrôlé — de plus en plus rationnel et économique — entre les activités productives, les réseaux de communication et le jeu des relations de pouvoir.
Aborder le thème du pouvoir par une analyse du « comment », c’est donc opérer, par rapport à la supposition d’un pouvoir fondamental, plusieurs déplacements critiques. C’est se donner pour objet d’analyse des relations de pouvoir, et non un pouvoir ; des relations de pouvoir qui sont distinctes des capacités objectives aussi bien que des rapports de communication ; des relations de pouvoir, enfin, qu’on peut saisir dans la diversité de leur enchaînement avec ces capacités et ces rapports.
2. En quoi consiste la spécificité des relations de pouvoir ?
L’exercice du pouvoir n’est pas simplement une relation entre des « partenaires », individuels ou collectifs ; c’est un mode d’action de certains sur certains autres. Ce qui veut dire, bien sûr, qu’il n’y a pas quelque chose comme le pouvoir, ou du pouvoir qui existerait globalement, massivement ou à l’état diffus, concentré ou distribué : il n’y a de pouvoir qu’exercé par les « uns » sur les « autres » ; le pouvoir n’existe qu’en acte, même si bien entendu il s’inscrit dans un champ de possibilité épars s’appuyant sur des structures permanentes. Cela veut dire aussi que le pouvoir n’est pas de l’ordre du consentement ; il n’est pas en lui-même renonciation à une liberté, transfert de droit, pouvoir de tous et de chacun délégué à quelques-uns (ce qui n’empêche pas que le consentement puisse être une condition pour que la relation de pouvoir existe et se maintienne) ; la relation de pouvoir peut être l’effet d’un consentement antérieur ou permanent ; elle n’est pas dans sa nature propre la manifestation d’un consensus.
Est-ce que cela veut dire qu’il faille chercher le caractère propre aux relations de pouvoir du côté d’une violence qui en serait la forme primitive, le secret permanent et le recours dernier — ce qui apparaît en dernier lieu comme sa vérité, lorsqu’il est contraint de jeter le masque et de se montrer tel qu’il est ? En fait, ce qui définit une relation de pouvoir, c’est un mode d’action qui n’agit pas directement et immédiatement sur les autres, mais qui agit sur leur action propre. Une action sur l’action, sur des actions éventuelles, ou actuelles, futures ou présentes. Une relation de violence agit sur un corps, sur des choses : elle force, elle plie, elle brise, elle détruit : elle referme toutes les possibilités ; elle n’a donc auprès d’elle d’autre pôle que celui de la passivité ; et si elle rencontre une résistance, elle n’a d’autre choix que d’entreprendre de la réduire. Une relation de pouvoir, en revanche, s’articule sur deux éléments qui lui sont indispensables pour être justement une relation de pouvoir que « l’autre » (celui sur lequel elle s’exerce) soit bien reconnu et maintenu jusqu’au bout comme sujet d’action ; et que s’ouvre, devant la relation de pouvoir, tout un champ de réponses, réactions, effets, inventions possibles.
La mise en jeu de relations de pouvoir n’est évidemment pas plus exclusive de l’usage de la violence que de l’acquisition des consentements ; aucun exercice de pouvoir ne peut, sans doute, se passer de l’un ou de l’autre, souvent des deux à la fois. Mais, s’ils en sont les instruments ou les effets, ils n’en constituent pas le principe ou la nature. L’exercice du pouvoir peut bien susciter autant d’acceptation qu’on voudra : il peut accumuler les morts et s’abriter derrière toutes les menaces qu’il peut imaginer. Il n’est pas en lui-même une violence qui saurait parfois se cacher, ou un consentement qui, implicitement, se reconduirait. Il est un ensemble d’actions sur des actions possibles : il opère sur le champ de possibilité où vient s’inscrire le comportement de sujets agissants : il incite, il induit, il détourne, il facilite ou rend plus difficile, il élargit ou il limite, il rend plus ou moins probable ; à la limite, il contraint ou empêche absolument ; mais il est bien toujours une manière d’agir sur un ou sur des sujets agissants, et ce tant qu’ils agissent ou qu’ils sont susceptibles d’agir. Une action sur des actions.
Le terme de « conduite » avec son équivoque même est peut-être l’un de ceux qui permettent le mieux de saisir ce qu’il y a de spécifique dans les relations de pouvoir. La « conduite » est à la fois l’acte de « mener » les autres (selon des mécanismes de coercition plus ou moins stricts) et la manière de se comporter dans un champ plus ou moins ouvert de possibilités. L’exercice du pouvoir consiste à « conduire des conduites » et à aménager la probabilité. Le pouvoir, au fond, est moins de l’ordre de l’affrontement entre deux adversaires, ou de l’engagement de l’un à l’égard de l’autre, que de l’ordre du « gouvernement » . Il faut laisser à ce mot la signification très large qu’il avait au XVIe siècle. Il ne se référait pas seulement à des structures politiques et à la gestion des États ; mais il désignait la manière de diriger la conduite d’individus ou de groupes : gouvernement des enfants, des âmes, des communautés, des familles, des malades. Il ne recouvrait pas simplement des formes instituées et légitimes d’assujettissement politique ou économique ; mais des modes d’action plus ou moins réfléchis et calculés, mais tous destinés à agir sur les possibilités d’action d’autres individus. Gouverner, en ce sens, c’est structurer le champ d’action éventuel des autres. Le mode de relation propre au pouvoir ne serait donc pas à chercher du côté de la violence et de la lutte, ni du côté du contrat et du lien volontaire (qui ne peuvent en être tout au plus que des instruments) : mais du côté de ce mode d’action singulier — ni guerrier ni juridique — qui est le gouvernement.
Quand on définit l’exercice du pouvoir comme un mode d’action sur les actions des autres, quand on les caractérise par le « gouvernement » des hommes les uns par les autres — au sens le plus étendu de ce mot -, on y inclut un élément important : celui de la liberté. Le pouvoir ne s’exerce que sur des « sujets libres », et en tant qu’ils sont « libres » — entendons par là des sujets individuels ou collectifs qui ont devant eux un champ de possibilité où plusieurs conduites, plusieurs réactions et divers modes de comportement peuvent prendre place. Là où les déterminations sont saturées, il n’y a pas de relation de pouvoir : l’esclavage n’est pas un rapport de pouvoir lorsque l’homme est aux fers (il s’agit alors d’un rapport physique de contrainte), mais justement lorsqu’il peut se déplacer et à la limite s’échapper. Il n’y a donc pas un face-à-face de pouvoir et de liberté, avec entre eux un rapport d’exclusion (partout où le pouvoir s’exerce, la liberté disparaît) ; mais un jeu beaucoup plus complexe : dans ce jeu la liberté va bien apparaître comme condition d’existence du pouvoir (à la fois son préalable, puisqu’il faut qu’il y ait de la liberté pour que le pouvoir s’exerce, et aussi son support permanent puisque, si elle se dérobait entièrement au pouvoir qui s’exerce sur elle, celui-ci disparaîtrait du fait même et devrait se trouver un substitut dans la coercition pure et simple de la violence) ; mais elle apparaît aussi comme ce qui ne pourra que s’opposer à un exercice du pouvoir qui tend en fin de compte à la déterminer entièrement.
La relation de pouvoir et l’insoumission de la liberté ne peuvent donc être séparées. Le problème central du pouvoir n’est pas celui de la « servitude volontaire » (comment pouvons-nous désirer être esclaves ?) : au cœur de la relation de pouvoir, la « provoquant » sans cesse, il y a la rétivité du vouloir et l’intransitivité de la liberté. Plutôt que d’un « antagonisme » essentiel, il vaudrait mieux parler d’un « agonisme » — d’un rapport qui est à la fois d’incitation réciproque et de lutte ; moins d’une opposition terme à terme qui les bloque l’un en face de l’autre que d’une provocation permanente.
3. Comment analyser la relation de pouvoir ?
On peut — je veux dire : il est parfaitement légitime de l’analyser dans des institutions bien déterminées ; celles-ci constituant un observatoire privilégié pour les saisir, diversifiées, concentrées, mises en ordre et portées, semble-t-il, à leur plus haut point d’efficacité ; c’est là, en première approximation, qu’on peut s’attendre à voir apparaître la forme et la logique de leurs mécanismes élémentaires. Pourtant, l’analyse des relations de pouvoir dans des espaces institutionnels fermés présente un certain nombre d’inconvénients. D’abord, le fait qu’une part importante des mécanismes mis en oeuvre par une institution sont destinés à assurer sa propre conservation amène le risque de déchiffrer, surtout dans les relations de pouvoir « intra-institutionnelles », des fonctions essentiellement reproductrices. En second lieu, on s’expose, en analysant les relations de pouvoir à partir des institutions, à chercher dans celles-ci l’explication et l’origine de celles-là, c’est-à-dire en somme à expliquer le pouvoir par le pouvoir. Enfin, dans la mesure où les institutions agissent essentiellement par la mise en jeu de deux éléments : des règles (explicites ou silencieuses) et un appareil, au risque de donner à l’un et à l’autre un privilège exagéré dans la relation de pouvoir, et donc à ne voir en celles-ci que des modulations de la loi et de la coercition.
Il ne s’agit pas de nier l’importance des institutions dans l’aménagement des relations de pouvoir. Mais de suggérer qu’il faut plutôt analyser les institutions à partir des relations de pouvoir et non l’inverse ; et que le point d’ancrage fondamental de celles-ci, même si elles prennent corps et se cristallisent dans une institution, est à chercher en deçà.
Reparlons de la définition selon laquelle l’exercice du pouvoir serait une manière pour les uns de structurer le champ d’action possible des autres. Ce qui serait ainsi le propre d’une relation de pouvoir, c’est qu’elle serait un mode d’action sur des actions. C’est-à-dire que les relations de pouvoir s’enracinent loin dans le nexus social ; et qu’elles ne reconstituent pas au-dessus de la « société » une structure supplémentaire et dont on pourrait peut-être rêver l’effacement radical. Vivre en société, c’est, de toute façon, vivre de manière qu’il soit possible d’agir sur l’action les uns des autres. Une société « sans relations de pouvoir » ne peut être qu’une abstraction. Ce qui, soit dit en passant, rend politiquement d’autant plus nécessaire l’analyse de ce qu’elles sont dans une société donnée, de leur formation historique, de ce qui les rend solides ou fragiles, des conditions qui sont nécessaires pour transformer les unes, abolir les autres. Car dire qu’il ne peut pas y avoir de société sans relation de pouvoir ne veut dire ni que celles qui sont données sont nécessaires, ni que de toute façon le pouvoir constitue au coeur des sociétés une fatalité incontournable ; mais que l’analyse, l’élaboration, la remise en question des relations de pouvoir, et de l’ « agonisme » entre relations de pouvoir et intransitivité de la liberté, sont une tâche politique incessante ; et que c’est même cela la tâche politique inhérente à toute existence sociale.
Concrètement, l’analyse des relations de pouvoir exige qu’on établisse un certain nombre de points.
1) Le système des différenciations qui permettent d’agir sur l’action des autres : différences juridiques ou traditionnelles de statut et de privilèges ; différences économiques dans l’appropriation des richesses et des biens ; différences de place dans les processus de production ; différences linguistiques ou culturelles ; différences dans le savoir-faire et les compétences, etc. Toute relation de pouvoir met en oeuvre des différenciations qui sont pour elle à la fois des conditions et des effets.
2) Le type d’objectifs poursuivis par ceux qui agissent sur l’action des autres : maintien de privilèges, accumulation de profits, mise en oeuvre d’autorité statutaire, exercice d’une fonction ou d’un métier.
3) Les modalités instrumentales : selon que le pouvoir est exercé par la menace des armes, par les effets de la parole, à travers des disparités économiques, par des mécanismes plus ou moins complexes de contrôle, par des systèmes de surveillance, avec ou sans archives, selon des règles explicites ou non, permanentes ou modifiables, avec ou sans dispositifs matériels, etc.
4) Les former d’institutionnalisation : celles-ci peuvent mêler des dispositions traditionnelles, des structures juridiques, des phénomènes d’habitude ou de mode (comme on le voit dans les relations de pouvoir qui traversent l’institution familiale) ; elles peuvent aussi prendre l’allure d’un dispositif fermé sur lui-même avec ses lieux spécifiques, ses règlements propres, ses structures hiérarchiques soigneusement dessinées, et une relative autonomie fonctionnelle (ainsi dans les institutions scolaires ou militaires) ; elles peuvent aussi former des systèmes très complexes dotés d’appareils multiples, comme dans le cas de l’État qui a pour fonction de constituer l’enveloppe générale, l’instance de contrôle global, le principe de régulation et, dans une certaine mesure aussi, de distribution de toutes les relations de pouvoir dans un ensemble social donné.
5) Les degrés de rationalisation :
car la mise en jeu des relations de pouvoir comme action sur un champ de possibilité peut être plus ou moins élaborée en fonction de l’efficacité des instruments et de la certitude du résultat (raffinements technologiques plus ou moins grands dans l’exercice du pouvoir) ou encore en fonction du coût éventuel (qu’il s’agisse du « coût » économique des moyens mis en oeuvre, ou du coût « réactionnel » constitué par les résistances rencontrées). L’exercice du pouvoir n’est pas un fait brut, une donnée institutionnelle, ni une structure qui se maintient ou se brise : il s’élabore, se transforme, s’organise, se dote de procédures plus ou moins ajustées.
On voit pourquoi l’analyse des relations de pouvoir dans une société ne peut pas se ramener à l’étude d’une série d’institutions, pas même à l’étude de toutes celles qui mériteraient le nom de « politique ». Les relations de pouvoir s’enracinent dans l’ensemble du réseau social. Cela ne veut pas dire pourtant qu’il y a un principe de pouvoir premier et fondamental qui domine jusqu’au moindre élément de la société ; mais que, à partir de cette possibilité d’action sur l’action des autres qui est coextension à toute relation sociale, des formes multiples de disparité individuelle, d’objectifs, d’instrumentations données sur nous et aux autres, d’institutionnalisation plus ou moins sectorielle ou globale, d’organisation plus ou moins réfléchie définissent des formes différentes de pouvoir. Les formes et les lieux de « gouvernement » des hommes les uns par les autres sont multiples dans une société ; ils se superposent, s’entrecroisent, se limitent et s’annulent parfois, se renforcent dans d’autres cas. Que l’État dans les sociétés contemporaines ne soit pas simplement l’une des formes ou l’un des lieux — fût-il le plus important — d’exercice du pouvoir, mais que d’une certaine façon tous les autres types de relation de pouvoir se réfèrent à lui, c’est un fait certain. Mais ce n’est pas parce que chacun dérive de lui. C’est plutôt parce qu’il s’est produit une étatisation continue des relations de pouvoir (bien qu’elle n’ait pas pris la même forme dans l’ordre pédagogique, judiciaire, économique, familial). En se référant au sens cette fois restreint du mot « gouvernement », on pourrait dire que les relations de pouvoir ont été progressivement gouvernementalisées, c’est-à-dire élaborées, rationalisées et centralisées dans la forme ou sous la caution des institutions étatiques.
4. Relations de pouvoir et rapports stratégiques.
Le mot de stratégie est employé couramment en trois sens. D’abord, pour désigner le choix des moyens employés pour parvenir à une fin ; il s’agit de la rationalité mise en oeuvre pour atteindre un objectif. Pour désigner la manière dont un partenaire, dans un jeu donné, agit en fonction de ce qu’il pense devoir être l’action des autres, et de ce qu’il estime que les autres penseront être la sienne ; en somme, la manière dont on essaie d’avoir prise sur l’autre. Enfin, pour désigner l’ensemble des procédés utilisés dans un affrontement pour priver l’adversaire de ses moyens de combat et le réduire à renoncer à la lutte ; il s’agit alors des moyens destinés à obtenir la victoire. Ces trois significations se rejoignent dans les situations d’affrontement ‑guerre ou jeu — où l’objectif est d’agir sur un adversaire de telle manière que la lutte soit pour lui impossible. La stratégie se définit alors par le choix des solutions « gagnantes ». Mais il faut garder à l’esprit qu’il s’agit là d’un type bien particulier de situation ; et qu’il en est d’autres où il faut maintenir la distinction entre les différents sens du mot stratégie.
En se référant au premier sens indiqué, on peut appeler « stratégie de pouvoir » l’ensemble des moyens mis en oeuvre pour faire fonctionner ou pour maintenir un dispositif de pouvoir. On peut aussi parler de stratégie propre à des relations de pouvoir dans la mesure où celles-ci constituent des modes d’action sur l’action possible, éventuelle, supposée des autres. On peut donc déchiffrer en termes de « stratégies » les mécanismes mis en oeuvre dans les relations de pouvoir. Mais le point le plus important, c’est évidemment le rapport entre relations de pouvoir et stratégies d’affrontement. Car s’il est vrai que, au cœur des relations de pouvoir et comme condition permanente de leur existence, il y a une « insoumission » et des libertés essentiellement rétives, il n’y a pas de relation de pouvoir sans résistance, sans échappatoire ou fuite, sans retournement éventuel ; toute relation de pouvoir implique donc, au moins de façon virtuelle, une stratégie de lutte, sans que pour autant elles en viennent à se superposer, à perdre leur spécificité et finalement à se confondre. Elles constituent l’une pour l’autre une sorte de limite permanente, de point de renversement possible. Un rapport d’affrontement rencontre son terme, son moment final (et la victoire d’un des deux adversaires) lorsqu’au jeu des réactions antagonistes viennent se substituer les mécanismes stables par lesquels l’un peut conduire de manière assez constante et avec suffisamment de certitude la conduite des autres ; pour un rapport d’affrontement, dès lors qu’il n’est pas lutte à mort, la fixation d’un rapport de pouvoir constitue un point de mire — à la fois son accomplissement et sa propre mise en suspens. Et en retour, pour une relation de pouvoir, la stratégie de lutte constitue elle aussi une frontière : celle où l’induction calculée des conduites chez les autres ne peut plus aller au-delà de la réplique à leur propre action. Comme il ne saurait y avoir de relations de pouvoir sans points d’insoumission qui par définition lui échappent, toute intensification, toute extension des rapports de pouvoir pour les soumettre ne peuvent que conduire aux limites de l’exercice du pouvoir ; celui-ci rencontre alors sa butée soit dans un type d’action qui réduit l’autre à l’impuissance totale (une « victoire » sur l’adversaire se substitue à l’exercice du pouvoir), soit dans un retournement de ceux qu’on gouverne et leur transformation en adversaires. En somme, toute stratégie d’affrontement rêve de devenir rapport de pouvoir ; et tout rapport de pouvoir penche, aussi bien s’il suit sa propre ligne de développement que s’il se heurte à des résistances frontales, à devenir stratégie gagnante.
En fait, entre relation de pouvoir et stratégie de lutte, il y a appel réciproque, enchaînement indéfini et renversement perpétuel. À chaque instant le rapport de pouvoir peut devenir, et sur certains points devient, un affrontement entre des adversaires. À chaque instant aussi les relations d’adversité, dans une société, donnent lieu à la mise en oeuvre de mécanismes de pouvoir. Instabilité donc qui fait que les mêmes processus, les mêmes événements et les mêmes transformations peuvent se déchiffrer aussi bien à l’intérieur d’une histoire des luttes que dans celle des relations et des dispositifs de pouvoir. Ce ne seront ni les mêmes éléments significatifs, ni les mêmes enchaînements, ni les mêmes types d’intelligibilité qui apparaîtront, bien que ce soit au même tissu historique qu’ils se réfèrent et bien que chacune des deux analyses doive renvoyer à l’autre. Et c’est justement l’interférence des deux lectures qui fait apparaître ces phénomènes fondamentaux de « domination » que présente l’histoire d’une grande partie des sociétés humaines. La domination, c’est une structure globale de pouvoir dont on peut trouver parfois les significations et les conséquences jusque dans la trame la plus ténue de la société ; mais c’est en même temps une situation stratégique plus ou moins acquise et solidifiée dans un affrontement à longue portée historique entre des adversaires. Il peut bien arriver qu’un fait de domination ne soit que la transcription d’un des mécanismes de pouvoir d’un rapport d’affrontement et de ses conséquences (une structure politique dérivant d’une invasion) ; il se peut aussi qu’un rapport de lutte entre deux adversaires soit l’effet du développement des relations de pouvoir avec les conflits et les clivages qu’il entraîne. Mais ce qui fait de la domination d’un groupe, d’une caste ou d’une classe, et des résistances ou des révoltes auxquelles elle se heurte, un phénomène central dans l’histoire des sociétés, c’est qu’elles manifestent, sous une forme globale et massive, à l’échelle du corps social tout entier, l’enclenchement des relations de pouvoir sur les rapports stratégiques, et leurs effets d’entraînement réciproque.