Source : [blog de René Naba
->http://www.renenaba.com/egypteles-freres-musulmans-egyptiens-a‑l%e2%80%99epreuve-de-la-revolution/]
I- L’Arabie saoudite, le foyer de la contre-révolution arabe (1)
A grand renfort de pétrodollars, l’Arabie saoudite a lancé une vigoureuse contre offensive politique pour neutraliser les effets des soulèvements populaires arabes, forgeant un glacis diplomatique autour des pétromonarchies par l’adjonction du Maroc et de la Jordanie, injectant quantités de dollars aux organisations islamistes arabes, en Egypte pour inciter le courant salafiste à se rendre maitre de la contestation populaire, en Syrie pour déstabiliser le régime de Bachar Al-Assad.
Sans crainte du ridicule, Ryad a même été jusqu’à sommer la Syrie de procéder à des réformes, sans se rendre à quelle point cette exhortation était malvenue en ce qu’elle plaçait la monarchie saoudienne, qui passe pour être parmi les plus autoritaires du monde, en porte à faux avec les aspirations de son propre peuple, dont elle bride ses plus élémentaires libertés, particulièrement la conduite des femmes au volant
Talonnée par la Turquie, qui se propose de devenir le pôle de référence régionale sur la base de sa diplomatie néo ottomane, la dynastie wahhabite, le foyer de l’intégrisme entend fédérer les états arabes non pas contre Israël, dont il est le principal bénéficiaire de ses coups de butoir contre le noyau dur du monde arabe, mais contre l’Iran chiite, parvenue au rang de puissance du seuil nucléaire en dépit d’un embargo de trente ans, dont il projette d’en faire, après l’Egypte nassérienne dans la décennie 1960, et l’Irak baasiste dans la décennie 1980, un nouvel abcès de fixation en vue de détourner la foudre qui risque de s’abattre sur la dynastie wahhabite.
Mais la tentative d’OPA lancée par les Salafistes égyptiens, le 29 juillet dernier au Caire, lors du manifestation menée sous des slogans wahhabites (2), l’interview à la télévision israélienne de l’ancien Vice président syrien, Abdel Halim Khaddam, transfuge baasiste allié des Frères Musulmans, la participation de la branche syrienne des Frères Musulmans à un colloque de l’opposition syrienne à Paris, en juillet 2011, sous l’égide de Bernard Henry Levy, le fer de lance de la stratégie médiatique israélo américaine, sur le théâtre européen, ainsi que le rôle de ministre occulte des affaires étrangères assumé par le philosophe français auprès de la rébellion libyenne jettent un voile de suspicion sur les motivations profondes de la confrérie.
Quarante eux ans de coopération stratégique avec les Etats-Unis ont débouché sur la judaïsation quasi complète de Jérusalem, la colonisation quasi-totale de la Palestine, l’implosion de l’Irak et la perte du pouvoir sunnite à Bagdad, le démembrement du Soudan par l’aménagement d’une enclave pro israélienne à l’embouchure du Nil, l’implosion de la Libye, sans pour autant que l’Arabie saoudite ne remette en question sa collaboration avec le Grand protecteur d’Israël, la caution de tous ses passes droits.
Le meilleur allié des pays occidentaux contre le nationalisme arabe et son partenaire essentiel dans l’implosion de l’Union soviétique, via la guerre d’Afghanistan, est, paradoxalement, le plus stigmatisé en la personne du petit fils d’un des fondateurs Tareq Ramadan par les intellectuels les plus pro américains de la scène européenne comme en témoignent les imprécations quasi quotidiennes de Sainte Catherine Fourest contre « Frère Tariq ».
Des informations de presse ont fait état, de manière répétitive, de contacts entre les Frères Musulmans (FM) et l’administration américaine visant à la réhabilitation politique de la l’organisation pan islamique, particulièrement active désormais en Egypte et en Libye, depuis le coup de force de l’Otan, de même qu’en Syrie, dans une moindre mesure en Tunisie, et dont la branche palestinienne n’est autre que le Hamas.
La levée de l’ostracisme qui frappait jusqu’à présent la confrérie serait destinée à s’assurer sa coopération dans la stratégie américaine et compenser quelque peu l’impéritie des Etats-Unis dans la zone, du fait de son impuissance face à Israël en ce qui concerne le gel de la colonisation et la relance des négociations israélo-palestiniennes.
La rencontre, en Mai 2011, au Caire du ministre français des affaires étrangères, M. Alain Juppé, avec des représentants de la confrérie, de même que l’intention prêtée aux Frères Musulmans de se lancer dans la vie politique égyptienne sur la base d’un parti politique rénové, témoignent de cette nouvelle orientation, dont le terme ultime devrait être, selon le schéma américain, la mise en parenthèse de l’hostilité de l’organisation pan islamique à l’Etat hébreu.
Retour sur une confrérie parmi les plus anciennes formations politiques du Monde arabe.
II- Les « Frères Musulmans », l’éternel face à face avec l’armée.
Si le Nil est l’artère vitale de l’Egypte, ses deux piliers en sont l’armée et les « Frères Musulmans » qu’une lourde querelle de légitimité oppose depuis un demi-siècle (3).
Fondée en 1928, la confrérie des Frères Musulmans revendique un droit d’antériorité dans la lutte pour l’indépendance nationale. Dans la foulée de l’effondrement de l’empire ottoman, cette organisation panislamiste se proposait comme objectif la renaissance islamique et la lutte non-violente contre l’influence occidentale.
Dans une zone ployant sous le joug colonial, son idéologie exercera un fort attrait sur les élites intellectuelles, propageant rapidement le mouvement dans les pays musulmans (Egypte et Soudan), ou français, mais aussi en Afrique du Nord (Algérie et Libye), et dans une moindre mesure en Tunisie et au Maroc.
Louvoyant entre la Monarchie égyptienne et le colonialisme britannique, alternant entre collaboration et opposition selon les nécessités de sa lutte, l’organisation sera frappée d’interdiction, à l’apogée de sa puissance en 1948, alors qu’elle revendiquait près d‘un million d’adhérents, représentant une force politique sur l’échiquier égyptien.
Son opposition fondamentale et violente aux États laïcs arabes a conduit à son interdiction, tout du moins à la limitation de ses activités dans de nombreux pays notamment en Syrie et en Irak (dont elle combattra l’idéologie laïque du Baas), ou encore en Egypte.
En Egypte, précisément, l’auteur du décret d’interdiction, Mahmoud Fahmi Nokrashi Pacha sera assassiné le 28 décembre 1948, entraînant en représailles, deux mois plus tard, l’assassinat du fondateur du Mouvement Hassan Al Banna (12 février 1949).
Sur fond de désastre militaire en Palestine et du choc traumatique à l’échelle arabe de la création d’Israël, ce règlement de comptes entre le trône égyptien et les Frères musulmans a sapé les fondements de la Monarchie, en même temps qu’il a jeté un discrédit sur la confrérie. En effet, cette guéguerre inter égyptienne sera perçue comme une opération diversion, dérisoire au regard du choc de la création d’une entité occidentale à l’épicentre du monde arabe : Israël. Pendant longtemps pèsera sur les « Frères Musulmans » la suspicion d’être un instrument de dérivation du colonialisme anglais dans le conflit central des Arabes, la Palestine, au même titre d’ailleurs que le Parti populaire Syrien (PPS) et le parti pan syrien fondé par le libanais Antoun Saadé.
Le chef du parti pan syrien, le Libanais Antoun Saadé, auteur présumé d’un coup de force au Liban, est passé par les armes devant un peloton d’exécution, le 8 juillet 1949, six mois après son confrère égyptien. Son parti est voué à la clandestinité tandis que l’ordonnateur de la condamnation, le premier ministre libanais Riad El Solh, est assassiné à son tour, en 1951, lors d’un déplacement à Amman, fief par excellence du Royaume uni au Moyen Orient, et le refuge des deux formations de l’ère de l’Indépendance arabe, au parcours identique, le laïc PPS et le religieux Frères Musulmans.
L’armée égyptienne coiffe ainsi au poteau la confrérie, et rafle la mise en emportant la monarchie en même temps que les rêves de pouvoir de l’organisation panislamiste qui est dissoute en 1954. Le coup d’état du « groupe des officiers libres », le 26 juillet 1952, expédie le Roi Farouk en exil et la confrérie dans la clandestinité.
Erreur fatale. Depuis son nouveau refuge royal, la confrérie mène le combat contre Gamal Abdel Nasser, chef charismatique des Arabes auréolé d’une authentique légitimité populaire, cible d’une offensive occidentale sans précédent dans le Monde arabe.
Nasser avait les yeux rivés sur Tel Aviv, les Frères Musulmans sur La Mecque, la City et Wall Street. L’officier nationaliste percevait Israël comme la principale menace sur le Monde arabe et privilégiait la solidarité pan arabe alors que les Frères Musulmans prônaient la solidarité religieuse comme antidote à la laïcité, occultant le fait israélien. La confrérie, qui avait mené le combat contre le colonialisme britannique en Egypte, se ralliait ainsi aux pires ennemis de son pays : l’Arabie saoudite (le vassal émérite de l’Amérique), et la Jordanie (le gendarme britannique au Moyen Orient).
Référence :
1- Pour une problématique de l’alliance de l’Islam sunnite avec les Etats-Unis d’Amérique depuis la fin de la II me Guerre Mondiale, Cf à ce propos « Les Révolutions arabes ou la malédiction de Camp David » René Naba ‚Editions Golias-Mai 2011.
2- La tentative d’OPA des salafistes égyptien sur le mouvement contestataire égyptien 29 juillet 2011 à Tahrir, « le vendredi de la réaction et du sectarisme vu par Hossam El-Hamalawi
3- Sur les perspectives post révolutionnaires des relations Armée Frères Mususlmans
Cf Analyse des racines de la « révolution démocratique » en Egypte par Omar El-Shafei http://egyptesolidarite.wordpress.com/2011/07/22/analyse-des-racines-de-la-revolution-democratique-en-egypte-par-omar-el-shafei/
Ainsi que le cri d’alarme de 36 ONG le 24 août 2011 au Caire qui dénoncent les « successeurs du régime Moubarak et leurs assauts répétés contre la société civile et la liberté d’association ».
Dwight Eisenhower (au centre) recevant une délégation de musulmans. Saïd Ramadan se trouve à droite, tenant des papiers entre les mains.
III- Le rôle mobilisateur de Said Ramadan
Said Ramadan, père de Tariq Ramadan, le philosophe franco suisse, la cible privilégiée de l’intelligentzia française.
Depuis Amman, où il était en poste en tant que diplomate, Saïd Ramadan, le successeur d’Hassan Al-Banna, organisera sa contre attaque. Bénéficiant d’un sauf conduit jordanien pour faciliter ses déplacements, il entreprend sa guerre d’usure contre le régime nassérien, encouragé en sous main par les services occidentaux. Une collaboration est alors scellée officiellement lors d’une rencontre avec le président américain Dwight Eisenhower, en 1953, au paroxysme de la guerre froide soviéto-américaine.
La rencontre Eisenhower-Ramadan s’inscrivait dans le contexte d’efforts soutenus du gouvernement américain pour rallier les musulmans contre le communisme soviétique. L’Islam était considéré alors comme un contrepoids à l’athéisme soviétique dans le tiers monde. Les États-Unis considèrent les Frères musulmans comme des alliés potentiels contre Nasser et l’établissement de régimes communistes ou socialistes au Moyen-Orient.
Alliée potentielle des Etats-Unis et de l’Arabie saoudite, l’organisation est dissoute en 1954, au lendemain de la rencontre Saïd Ramadan-Dwight Eisenhower. Vingt mille de ses membres sont incarcérés, dont le numéro deux actuel d’Al-Qaïda, Aymane Al-Zawahiri. Le propre père de Tareq Ramadan, l’universitaire égypto-suisse, optera finalement pour la Suisse pour mener sa campagne de mobilisation anti nassérienne à l’aide des fonds saoudiens.
Le coup de pouce politico financier des Saoudiens et des Américains donne à l’organisation les moyens d’établir une structure islamiste juste à temps pour accueillir la vague d’immigration musulmane en Europe dans les années 1970.
En 1961, Saïd Ramadan fonde, avec le soutien du futur Roi Fayçal d’Arabie, le Centre islamique de Genève et prend la tête d’un organisme islamique de Munich : Le Islmische Gemeinschaft in Deutscland, chargé de recycler les transfuges musulmans de l’Armée rouge. Sous sa férule, ses partisans jouent un rôle important dans la fondation en 1962 de la Ligue Islamique Mondiale, la structure parallèle à fondement religieux mise sur pied par l’Arabie saoudite pour contrecarrer l’influence de la diplomatie nassérienne.
La défaite de juin 1967 puis la mort de Nasser en 1970, favorisent une nouvelle convergence entre le pouvoir égyptien et les Frères Musulmans, à la faveur du déplacement du centre stratégique du Monde arabe de la Méditerranée vers les pétromonarchies du Golfe et de l’utilisation de l’arme du pétrole en soutien à la guerre d’octobre 1973. Anouar el Sadate s’appuie sur les Frères musulmans pour faire contrepoids à l’extrême gauche et intègre la charia dans les lois égyptiennes. La lune de miel de cinq ans se brise en 1978, sur le processus de Camp David, première grave scission du mouvement. Les Frères musulmans renoncent officiellement à la violence militaire, à l’exception du combat en Palestine. Mais les divergences stratégiques conduisent à la constitution de nouvelles structures rivales telles que Al-Gama’a Al-Islamliya (Groupe islamique) dont un des membres assassinera Sadate en 1981.
Trois ans après l’assassinat de Sadate, son successeur Hosni Moubarak, confère, en 1984, une reconnaissance politique aux « Frères musulmans » sans toutefois leur concéder le statut de parti. Contournant l’obstacle, les Frères s’engagent sur le terrain politique sous l’étiquette « indépendant », participant aux manifestations visant à la réforme de la constitution et à l’abrogation de l’état d’urgence. Investissant le terrain social et financier, ils viennent en assistance aux classes défavorisés.
La dimension islamique de la contestation populaire atteindra son apogée lors du rétablissement, sous la pression de la rue, du crime d’apostasie par la justice égyptienne et la promulgation d’un nouveau code restrictif de la presse égyptienne.
La tentative d’attentat contre le Président Hosni Moubarak, en juin 1995 ‑la vingtième du genre en quinze ans‑, donne l’occasion au président égyptien de mettre au pas les formations islamistes dont l’activisme, jugeait-il, menaçait de gangrener les principaux rouages de l’Etat. Un mois après cette tentative à l’occasion du sommet de l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA), Le Caire passe à l’offensive et mène une guerre à outrance contre les chefs de file des formations islamistes ayant revendiqué la responsabilité de cet acte.
L’Egypte demande l’extradition de cent vingt islamistes égyptiens réfugiés en Afghanistan ou en Europe occidentale.
A partir du premier choc pétrolier et, surtout, de la guerre antisoviétique en Afghanistan, dans la décennie 1980, les Saoudiens renoncent à la sous-traitance pour prendre directement en main la gestion de l’Islam européen, établissant leurs propres centres et mosquées financés par la Ligue mondiale, aux dépens, paradoxalement, des structures des Frères Musulmans.
C’est ainsi que les Frères Musulmans participent, en 1973 (l’année du premier choc pétrolier), à la fondation du Conseil islamique d’Europe, dont le point d’orgue sera la fondation de l’Union des organisations islamiques en Europe (UOIE) et de l’Union des organisations islamiques de France, en 1983, en pleine phase de montée en puissance de la troisième génération issue de l’immigration arabo musulmane.
Durant cette période, l’Europe occidentale faisait office de base arrière « aux combattants de la liberté » où soixante dirigeants islamistes y avaient résidence, dont quinze disposaient du statut de « réfugié politique ».
A lire la liste des hôtes de marque de l’Europe, la « guerre contre le terrorisme » paraît risible, ce qui témoigne de la duplicité de la diplomatie occidentale tant vis-à-vis de l’opinion occidentale que vis-à-vis du Monde arabe. Parmi les célèbres réfugiés politiques figurent :
-Aymane Al-Zawahiri, le N°1 d’Al Qaida depuis l’élimination d’Oussama Ben Laden le 2 mai 2011. Il résidait à l’époque en Suisse avec le titre de commandeur des groupements islamistes en Europe. Adhérant dans les années 1980 à la formation « Al-Jihad », il avait été condamné à trois ans de prison dans l’affaire de l’assaut de la tribune présidentielle lors de l’assassinat du président égyptien Anouar el-Sadate, en octobre 1981. A sa sortie de prison, il a séjourné en Afghanistan avant de se rendre en Europe.
-Mohamad Chawki Al-Islambouli, frère du meurtrier de Sadate, Khaled Al-Islambouli. Innocenté lors du procès de l’assassinat du chef de l’Etat égyptien, il a rallié les rangs des combattants anti-israéliens au sud-Liban avant de se rendre à Peshawar. Résidant à Kaboul, Chawkat Al-Islambouli a été condamné par contumace dans le procès des « égypto-afghans ».
-Talaat Fouad Kassem, porte-parole de mouvements islamistes en Europe, chargé de la coordination des activités des divers responsables et de la transmission des consignes, des instructions et des subventions entre l’Europe et les militants de base en Egypte. Condamné à 7 ans de prison au moment de l’assassinat de Sadate, il a été le premier à rejoindre les rangs des combattants islamistes afghans où il s’est distingué au sein des escadrons de la mort dans des opérations de guérilla antisoviétique. Avant le Danemark, il était responsable des groupements islamistes à Peshawar (Pakistan), point de transit des Moudjahidin vers l’Afghanistan. Talaat Fouad Kassem devrait mettre en veilleuse les activités de son bureau de Copenhague à la suite de l’attentat anti Moubarak en 1995.
A cette époque, avant d’être touchée à son tour par un attentat faisant 50 morts le 7 juillet 2005 (jour de la tenue du Sommet du G8 sur son territoire, au lendemain de la décision du Comité Olympique Internationale de lui attribuer l’organisation des Jeux Olympiques de 2012), Londres était la capitale mondiale de l’Islam contestataire, puisqu’elle comptait parmi ses hôtes les principaux opposants islamistes tels que le tunisien Rachid Ghannouchi, le soudanais Moubarak Fadel Al-Mahdi, le pakistanais Attaf Hussein (chef du parti d’opposition Muhajir Qawmi Movement (MQM)) ainsi que l’algérien Kamar Eddine Katbane (vice-président du comité du FIS (Front Islamique du Salut)).
Un prosélytisme tous azimuts s’était en effet mis en route à la faveur du choc pétrolier et de la guerre d’Afghanistan. C’est l’époque où la Ligue du Monde Islamique prend son envol et où l’Arabie Saoudite, pour briser la prééminence égyptienne dans les affaires arabes, propulse « le Conseil de coopération du Golfe » (sorte de « syndicat de défense des intérêts des émirs pétroliers du golfe proaméricain », selon l’expression en vigueur à l’époque au sein de l’opposition anti-monarchique), une instance dont seront exclus tant l’Irak que l’Iran pourtant d’importants pays pétroliers de surcroît riverains de la voie d’eau. Si le « Conseil de Coopération du Golfe » devient l’instrument de la diplomatie régionale de l’Arabie, la Ligue du Monde islamique sera l’instrument d’encadrement par excellence des communautés musulmanes de la diaspora.
Siégeant à La Mecque, dirigée statutairement par un saoudien ayant la haute main sur la formation des Imams et des prédicateurs, l’attribution des bourses d’études, le développement des instruments de communication à vocation pédagogique (diffusion du Coran et de documents audio-visuels), elle supervisera aussi la mission du « Conseil Supérieur des Mosquées » qui lui est affilié et dont la tâche exclusive est la promotion des lieux de culte dans le monde.
En Europe, la Ligue a disposé de représentations dans la plupart des métropoles (Londres, Bruxelles, Rome, Genève, Vienne, Copenhague, Lisbonne et Madrid). La pénétration des populations musulmanes s’est faite de manière stratégique par la multiplication des centres culturels et religieux et d’institutions spécialisées. L‘Arabie Saoudite a réparti ses principales institutions entre les grandes capitales européennes dans le souci d’impliquer le plus grand nombre des pays de l’Union à sa politique de sensibilisation islamique et de prévenir toute vacuité institutionnelle qui profiterait à ses rivaux. Si le Conseil Continental des Mosquées d’Europe a choisi Bruxelles pour siège, l’Académie Européenne de Jurisprudence Islamique est basée à Londres.
L’existence de la Ligue du Monde Islamique traduit alors le souci constant des dirigeants wahhabites de s’assurer la supervision de la gestion de la sphère spirituelle au sein du Monde Musulman.
Véritable structure de diplomatie parallèle, la Ligue Islamique est le précurseur et la matrice de l’Organisation de la Conférence Islamique, vaste rassemblement d’une cinquantaine de pays représentant près d’un milliard de personnes, devenu l’un des plus importants forum du Monde non occidental. Le mot d’ordre de l’époque n’était pas le « péril islamiste » ou le « choc de civilisations », mais l’alliance contre l’athéisme antisoviétique sur fond de recyclage de pétrodollars.
Pour répondre à la demande, au plus fort du Djihad Afghan, l’Arabie alloue une subvention annuelle de près de 750.000 (sept cent cinquante mille) dollars à l’Université islamique d’Islamabad dirigée à l’époque par un Recteur dont l’allégeance lui permet ainsi de superviser la production de la jurisprudence islamique d’une institution, qui constitue avec le Centre Islamique de Lahore (Pakistan), l’une des plus fécondes sources de jurisprudence du monde musulman, loin devant l’Université égyptienne d’«Al Azhar ».
Le Royaume se dote même en 1984 d’une imprimerie spéciale : « Le complexe du Roi Fahd pour l’impression du Livre sacré », éditant annuellement huit millions d’exemplaires dans les principales langues de la sphère musulmane (français, anglais, arabe, espagnol, haoussa, urdu, turc), se hissant au rang de principal pourvoyeur du Livre Saint dans le monde.
Au total, durant la décennie 1980, l’Arabie éditera cinquante trois millions d’exemplaires du Coran offrant gracieusement trente six millions d’exemplaires aux fidèles de soixante dix huit pays à l’occasion du Ramadan. Vingt six millions d’exemplaires ont été offerts aux fidèles des pays d’Asie, cinq millions pour l’Afrique, un million pour l’Europe, autant pour l’Australie et pour l’Amérique et le reliquat aux pèlerins à l’occasion du pèlerinage de La Mecque.
L’Arabie Saoudite, qui a consacré durant la décennie 1980 près d’un milliard de dollars (10 milliards de FF au taux de l’époque) à l’entretien des lieux de culte, compte trente mille mosquées, quatre vingt dix Universités et Facultés théologiques, record mondial absolu par rapport à la densité de la population. Durant cette même décennie, le Roi Fahd va également procéder à l’expansion des sites situés dans l’enceinte du périmètre sacré des lieux Saints de l’Islam, décuplant leur superficie et leur capacité d’accueil, respectivement de sept cent trente mille fidèles pour La Mecque et six cent cinquante mille pour Médine, alors que simultanément l’effort se portait sur l’enseignement religieux à l’aide des deux grandes universités islamiques du Royaume : l’Université de l’Iman Mohamad Ben Saoud de Riyad qui a procédé à la formation de vingt trois mille étudiants d’une quarantaine de nationalités et l’Université Oum Al Qorah à La Mecque, (seize mille étudiants de quarante sept nationalités), se muant en autant de zélés propagateurs d’une conception saoudienne de l’Islam au sein de la communauté des pays musulmans.
IV- Les Frères Musulmans, la principale force d’opposition
A cette époque, le Président Moubarak avait dû faire face à une vingtaine d’attentats dont les plus célèbres auront été, en 1993, l’attaque de Sidi Barani contre le convoi présidentiel alors que le président égyptien se rendait par la route en Libye pour rencontrer le colonel Kadhafi, et en 1994, la tentative aux Etats-Unis qui avait entraîné la mise en cause du Cheikh Omar Abdel Rahman, chef des intégristes égyptien en exil sur le territoire américain.
Pendant deux décennies, Hosni Moubarak alterne la carotte et le bâton, utilisant les Frères Musulmans comme soupape de sûreté aux trop fortes pressions israéliennes ou américaines, concédant à la confrérie une large autonomie dans la gestion de la sphère culturelle et sociale, la bridant au gré des virages, réservant à sa coterie les lucratifs contrats de marchés publics.
Par un lent travail de grignotage de la sphère de vie civile, la confrérie réussira à devenir le premier groupe d’opposition à l’assemblée du peuple avec un contingent de quatre vingt huit députés sur quatre cent cinquante quatre, sans toutefois réussir à infléchir, ni la logique de vassalité égyptienne à l’égard de l’axe israélo-américain, ni la paupérisation croissante de la société du fait de la politique népotique et corruptrice de Hosni Moubarak. Disposant d’un statut hybride au sein de l’état égyptien, une association tolérée mais non légale, la confrérie se trouvait en pleine stagnation, conduisant des membres influents à prôner un véritable « aggiornamento » pour sortir de l’impasse dans lequel le pouvoir égyptien tentait de les enfermer. Bon nombre des membres de l’organisation ont ainsi opté pour le costume à l’occidentale, renonçant à la tenue traditionnelle, élargissant leur recrutement aux diplômés des grandes écoles.
La nouvelle garde a déclaré son attachement à la souveraineté du peuple, à l’alternance démocratique et aux droits des minorités. Des propos confirmés le 6 mars 2011, à Alain Juppé, lors de sa rencontre au Caire avec une délégation des Frères Musulmans, premier déplacement à l’étranger du ministre français des affaires étrangères, de l’ère post Moubarak.
Une impasse idéologique suicidaire s’est manifestée avec acuité lors de la destruction de l’enclave palestinienne de Gaza (décembre 2008-janvier 2009), avec la complicité passive des grands pays arabes sunnites (Egypte, Arabie saoudite, Jordanie).
L’alliance avec le chef de file de l’Islam sunnite arabe (l’Arabie saoudite), conduit à la destruction de l’unique organisation sunnite arabe prônant la lutte armée contre Israël (le Hamas, filiale palestinienne des Frères Musulmans), laissant le champ libre au Hezbollah chiite, et, indirectement au mouvement « Al Qaeda », le rival idéologique de la confrérie sur le plan sunnite.
Pareille déconvenue était survenue à d’autres organisations islamiques, notamment le GIS algérien de M. Abassi Madani, lors du débarquement de cinq mille soldats occidentaux (été 1990), en Arabie Saoudite, pour se lancer à l’assaut de l’Irak depuis la terre sainte de l’Islam.
A la fin de février, alors que le pouvoir de Hosni Moubarak chancelait, les Frères musulmans ont décidé de créer le « Parti de la liberté et de la justice » : un bras politique qui pourrait leur permettre d’influer sur l’avenir du pays.
S’il est vrai que la révolte égyptienne a été impulsée et conduite par une coalition de forces politiques, secondée par des réseaux d’internautes, à dominante laïque et démocratique, il n’en est pas moins vrai que les organisations de la mouvance islamique ou leurs membres à titre individuel ont pris part à ce mouvement. Sur un pied d’égalité avec des formations d’importance marginale avant le début du soulèvement, des groupes plus proches des dissidents est-européens de 1989 que des partis de masse ou des avant-gardes révolutionnaires, acteurs traditionnels des révolutions sociales.
Si dans le cas tunisien, observe Gilbert Achcar (politologue), dans la dernière livraison du Monde diplomatique en date de Mars 2011, la discrétion du mouvement islamiste peut largement s’expliquer par la férocité de la répression qui a entravé la capacité d’action du parti En Nahda, c’est paradoxalement dans leur statut même de parti toléré par le régime militaire que se trouve la clé de l’attitude pusillanime adoptée par les Frères musulmans égyptiens.
A l’instar de son prédécesseur Sadate qui avait retourné contre lui l’opinion lors de son « automne de la colère » (1981) en muselant l’opposition, Moubarak, présumant de ses forces, commet la même erreur 30 ans plus tard. A la veille des élections législatives de décembre 2010, prélude à la reconduction d’un sixième mandat à la tête de l’Etat, il écarte l’opposition de la consultation électorale avec la complicité passive de ses parrains occidentaux qui réservent leurs critiques et leurs menaces au seul Laurent Gbagbo de Côte d’Ivoire, dont la réélection a eu lieu le même jour que le scrutin égyptien.
L’un comme l’autre, ils se lancent dans une opération de diversion à connotation religieuse. Sadate bannit dans un couvent du Sinaï le chef de l’Eglise copte, le Pape Shenouda„ alors que sept millions de coptes vivent en Egypte, représentant dix pour cent de la population et autant dans la diaspora occidentale, particulièrement aux Etats-Unis et en Europe. Habitants originels, le pays tirant son nom du leur, ils sont la minorité chrétienne la plus importante du Moyen Orient.
Shenouda, un patriote à toute épreuve, s’est distingué comme simple soldat sur le front de Suez, en 1956, et, par crainte d’une instrumentalisation des coptes dans le conflit israélo-arabe, avait interdit à ses ouailles d’effectuer le pèlerinage des Lieux Saints chrétiens de Jérusalem tant que les Palestiniens n’auront pas eu droit à leur Etat.
Moubarak, par l’entremise de son ministre de l’intérieur, Habib Al Adli, cautionne l’attentat contre une église d’Alexandrie lors de la fête de la nativité des Coptes (fin décembre 2010), suscitant une vague d’indignation à travers le Monde et un élan de solidarité sans pareil au sein de la population égyptienne, prélude aux manifestations Place Tahrir. Présomption fatale qui abrogera son mandat et démasquera son imposture aux yeux de l’opinion internationale.
Au total, depuis l’avènement de la République en Egypte, les relations en dent de scies entre l’armée et les Frères Musulmans se sont soldées négativement par l’assassinat d’un président (Sadate) par un islamiste, et par la participation des Frères Musulmans à la chute d’un deuxième président (Moubarak) en représailles à la répression dont ils auront été l’objet de sa part, tout au long
V- La devise des Frères Musulmans (Hizb al-Ikhwan al-Muslimun)
La devise de la confrérie constitue tout un programme et retentit comme un véritable appel à la mobilisation : « Allah est notre objectif. Le Prophète est notre chef. Le Coran est notre loi. Le Jihad est notre voie. Mourir dans la voie d’Allah est notre plus grande espérance ».
Son logo était constitué de deux sabres croisés. Il a été abandonné au profit d’un logo moins agressif, deux mains jointes autour d’une motte de terre où prend racine une pousse verte. L’un des principaux dirigeants du mouvement, Khairat Al Shater, a été libéré de prison dans la semaine qui a suivi le dégagement de Moubarak. Ce fut également le cas du doyen des prisonniers politiques égyptiens Abboud Al Zoummor, chef du Jihad islamique égyptien, et de son frère Tareq. Tous les deux avaient été incarcérés pour leur implication dans l’assassinat d’Anouar Al Sadate.
Né en 1947, dans la province de Guizeh, Abboud Al Zoummor, est un ancien officier de l’armée décoré au front, en 1973, pour sa bravoure dans des « opérations derrière les lignes ennemies ». Il avait officiellement purgé sa peine en 2001, mais il a été maintenu en prison dix ans de plus jusqu’à la chute de Moubarak.
En Syrie, le mouvement fondé dans les années 1930, a longtemps été la principale force d’opposition. Il a perdu de son importance à la suite du soulèvement de Hama en février 1982, et de la féroce répression qui s’en est suivie. Jugé à l’époque comme une opération de diversion des islamistes téléguidés par l’Arabie saoudite, à cinq mois de l’invasion israélienne du Liban et l(élection du chef des miliciens phalangistes à la présidence de la république libanaise, Bachir Gemayel, le centre-ville de Hama avait été rasé et près de vingt mille personnes tuées.
L’alliance conclue en 2005 entre les Frères Musulmans et le transfuge baathiste Abdel Halim Khaddam (vice président de la République syrienne), a lourdement porté atteinte à leur crédibilité. Le chef de la branche syrienne des Frères Musulmans, Ali Sadr Eddine Al Bayanouni, est réfugié politique à Londres.
Principale force dormante du pays toujours prompte à entrer en éruption en fonction de la conjoncture régionale, comme ce fut le cas lors du soulèvement de Mars 2011, les sympathisants de la confrérie se recrutent au sein de la frange sunnite de la population qui nourrit une récrimination latente à l’égard du clan alaouite à qui elle ne pardonne pas d’avoir usurpé le pouvoir dans l’un des foyers majeurs de l’Islam, Damas, la capitale des Omeyyades.
En Palestine, la confrérie est représentée par le Hamas (le Mouvement de la résistance islamique créé en 1987), dont la charte précise bien la filiation avec « le Mouvement de la résistance islamique, l’une des ailes des Frères Musulmans en Palestine ». Vainqueur des élections législatives de 2006, avec soixante quatorze sièges contre quarante cinq pour le Fatah, le gouvernement Hamas d’Ismail Haniyeh sera tout de même évincé par le président Mahmoud Abbas en juin 2007, lorsque les forces armées du Hamas ont pris par la force le contrôle de la bande de Gaza.
La branche jordanienne des Frères Musulmans (créée en 1942) est le principal parti d’opposition du pays, le seul parti politique jordanien toléré par le roi Hussein, sous le nom de « Front islamique d’action ».
Au Soudan, Les Frères Musulmans sont présents depuis 1949 et ont pour chef Hasan Al-Tourabi. Des partis islamiques kurdes sont également plus ou moins proches des Frères Musulmans. L’Union islamique du Kurdistan est présente au Parlement kurde, mais reste minoritaire face à des partis laïcs comme l’Union patriotique du Kurdistan (UPK) du président irakien Jalal Talabani, et le Parti démocratique du Kurdistan de Massoud Barzani, chef du district du Kurdistan irakien.
VI- Les Frères Musulmans aux portes du pouvoir.
Force actuellement la plus structurée du champ politique égyptien, autour du Parti de la Liberté et de la Justice Parti de la Liberté et de la Justice (PLJ) nouvellement créé, la confrérie des Frères musulmans serait-elle en voie de fragmentation ? Le 21 juin, un groupe de jeunes Frères a décidé de faire scission pour créer le Parti du courant égyptien (Hizb Al-Tayyar Al-Masry) qui dispose d’ores et déjà de son site internet, de sa page facebook et de son compte twitter.
Ce nouveau parti, « inspiré par l’esprit de la révolution, dont il entend améliorer les acquis et les réalisations », souhaite donner une place centrale aux jeunes et aux masses, explique Mohammed Affan, l’un des cofondateurs, sur la page facebook.
« Le parti se distingue par sa nature démocratique et civile. Il est fier de son identité. Il est ouvert aux autres. Il est mû par des valeurs religieuses et morales », annonce son site internet. Pour cadre de référence, il s’est choisi la civilisation arabo-islamique, et non pas la sharia islamique : une partie de ses membres n’étant pas issue des Frères. Cette scission est la seconde au sein de la confrérie, après celle en mars de l’un de ses membres influents, Ibrahim Al-Zaafarani, pour créer le Parti de la renaissance égyptienne (Hizb Ennahda Al-Masry). Il dénonçait lui aussi le traditionalisme rigide de la confrérie.
Pour la deuxième fois de son existence tumultueuse, la confrérie des « Frères Musulmans » se retrouve aux portes du pouvoir dans un contexte radicalement bouleversé alors que, coup sur coup, rien que durant le moins de septembre, la Turquie vient d’expulser l’ambassadeur d’Israël et qu’Israël a été contrainte de rapatrier son ambassadeur du Caire.
Dans un tel contexte exacerbé de surcroît par l’accession de l‘Iran au statut de « puissance du seuil nucléaire », la Confrérie pourra-t-elle demeurer, sans dommage, la courroie de transmission de la diplomatie saoudo américaine ? Sera-telle, du fait de la scissiparité qui la menace, phagocytée par la révolution, ou, surmontant sa pente naturelle, briguera-telle des responsabilités bonifiées par les enseignements de ses errements longtemps calamiteux pour l’ensemble de la sphère arabo musulmane ?
En un mot saura-t-elle rompre le cordon ombilical qui la lie depuis la période post coloniale au camp occidental, si préjudiciable à sa crédibilité et à la cause qu’elle est censée défendre, dont l’Islam sunnite aura été, de surcroît, le grand perdant de son pari sur l’Amérique ?