Les pieds, la tête et le coeur d’Evo Morales

Par Isabel Rauber

Isa­bel Rau­ber vient d’Ar­gen­tine, elle est doc­teure en phi­lo­so­phie, et actuel­le­ment pro­fes­seure à l’Universidad Nacio­nal de Lanús (Bue­nos Aires). Spé­cia­liste des mou­ve­ments sociaux en Argen­tine, au Bré­sil et en Boli­vie. Nous vous pro­po­sons ici la lec­ture d’un article sur “La force de ceux d’en bas”, fai­sant réfé­rence à Evo Morales, le Pré­sident de la Boli­vie. Source ori­gi­nale : Rebe­lión (http://www.rebelion.org/noticia.php?id=119661). Source en Fran­çais : (http://www.larevolucionvive.org.ve/spip.php?article1391&lang=fr)

Les pieds, la tête et le coeur d’Evo Morales

lun­di 3 jan­vier 2011

isabel_Rauber.jpg Alerte rouge, c’est par ces mots qu’on pour­rait résu­mer ce qui s’est pas­sé en Boli­vie la semaine pas­sée. Bien­ve­nu ce coup de l’essence (gaso­li­na­zo) s’il se trans­forme en secousse poli­tique, en point d’inflexion capable de ren­ver­ser la crois­sante ten­dance super­struc­tu­relle gou­ver­ne­men­tale de déci­der du haut sans comp­ter avec ceux d’en bas, adop­tant la vieille culture poli­tique du pou­voir qui consi­dère que gou­ver­ner, c’est l’affaire de ceux qui soi-disant “savent et ont rai­son”, que c’est l’affaire d’éclairés, ou d’“avoir les reins solides”. Mais la révo­lu­tion est l’affaire de peuples, de majo­ri­tés conscientes, orga­ni­sées, dis­cu­tant et défi­nis­sant LEUR pro­jet à mesure qu’ils le construisent.

Les peuples ne sont pas seule­ment là pour accep­ter, appuyer, approu­ver ou maté­ria­li­ser (exé­cu­ter) des idées et des déci­sions mais avant tout pour en être les pro­ta­go­nistes. Ce qui veut dire : par­ti­ci­per au pro­ces­sus de prise de déci­sion et à la réa­li­sa­tion ulté­rieure de celles-ci, par­ta­ger les responsabilités.

Si on avait dis­cu­té du pro­blème du prix de l’essence et du pétrole,etc., avec les orga­ni­sa­tions sociales, si on avait déga­gé col­lec­ti­ve­ment une mesure et les étapes de sa mise en place, rien de tout cela ne se serait pro­duit. J’ignore quelle aurait été la pro­po­si­tion mais les résul­tats auraient été dif­fé­rents : per­sonne ne des­cend dans la rue pour pro­tes­ter contre ce sur quoi on s’est mis d’accord.

Les pro­ta­go­nistes ne peuvent ‑ni ne veulent- apprendre leur his­toire par les jour­naux. Ce n’est pas avec des réso­lu­tions et des décrets qu’on impulse la révo­lu­tion démo­cra­tique et cultu­relle, la clef est dans la par­ti­ci­pa­tion. Il s’agit d’un pro­ces­sus mar­qué par la construc­tion col­lec­tive, qui exige des rythmes adap­tés à cette construc­tion et à cette prise de conscience col­lec­tive. Quand on pré­tend l’accélérer en pas­sant par-des­sus la par­ti­ci­pa­tion popu­laire, ce qui parais­sait un suc­cès ou une mesure per­ti­nente à moyen terme se trans­forment en un échec immédiat.

La preuve saute aux yeux : en pariant sur la consul­ta­tion et la par­ti­ci­pa­tion de ceux d’en bas, le che­min peut s’avérer plus long et les rythmes plus lents, mais à la longue il sera plus effec­tif, pro­fond et radi­cal. Cette sagesse n’est pas sor­tie des uni­ver­si­tés, elle s’est for­gée dans l’expérience de la lutte des peuples. Dans leurs pra­tiques ils ont des­si­né et construit les nou­velles logiques de la trans­for­ma­tion sociale depuis le bas, c’est-à-dire, des révo­lu­tions démo­cra­tiques-cultu­relles carac­té­ri­sées par l’appel au déve­lop­pe­ment de la conscience, l’organisation et la par­ti­ci­pa­tion per­ma­nentes de ceux d’en bas.

Et cela ne s’obtient pas par des cours ou des confé­rences, mais par la par­ti­ci­pa­tion pleine de ceux d’en bas dans tout le pro­ces­sus de chan­ge­ment : du diag­nos­tic et des défi­ni­tions jusqu’à la mise en place et au contrôle des déci­sions. Celles-ci ne sont pas la tâche d’un groupe de diri­geants mais la res­pon­sa­bi­li­té de toutes et de tous.

Le peuple conscient, par­ti­ci­pant et pro­ta­go­niste des déci­sions des­cen­drait aus­si dans la rue mais – dans ce cas – pour réaf­fir­mer les mesures du gou­ver­ne­ment qui seraient ses mesures, et pour deman­der l’approfondissement révo­lu­tion­naire du processus.

Ce qui s’est pro­duit en Boli­vie ne cor­res­pond à aucune de ces alter­na­tives mais ne signi­fie pas non plus un rejet du gou­ver­ne­ment qu’il conti­nue à consi­dé­rer comme le sien. C’est un cri et une mani­fes­ta­tion forte contre une faible mais crois­sante manière de gou­ver­ner qu’on voyait poindre dans cer­taines déci­sions, qui pré­tend igno­rer le peuple comme pro­ta­go­niste cen­tral du pro­ces­sus et le sup­plan­ter dans la prise de déci­sions fon­da­men­tales, réin­car­nant la pire part de l’héritage poli­tique bourgeois-colonial.

Un gou­ver­nant révo­lu­tion­naire ne se défi­nit pas comme tel par le cur­ri­cu­lum ni par ce qu’il est “hon­nête et bon” mais par com­pa­rai­son avec les gou­ver­nants tra­di­tion­nels du sys­tème ; bien que ces qua­li­tés soient requises de manière élé­men­taire, leur pro­jec­tion déborde l’aspect per­son­nel. Tout dépend direc­te­ment de sa capa­ci­té de dis­po­ser les espaces de pou­voir en fonc­tion de la trans­for­ma­tion révo­lu­tion­naire, d’ouvrir les portes du gou­ver­ne­ment au peuple, de construire un nou­veau type d’institutionnalité, de léga­li­té et de légi­ti­mi­té basées sur la par­ti­ci­pa­tion du peuple dans la prise de déci­sions poli­tiques (base de l’Assemblée Constituante).

La tâche tita­nesque des gou­ver­nants révo­lu­tion­naires ne consiste pas à sub­sti­tuer le peuple, ni à “sor­tir de leurs têtes” de bonnes lois, encore moins pour démon­trer qu’ils sont plus intel­li­gents que tous, qu’ils ont rai­son et que pour cela, ils “savent gou­ver­ner”. Impul­ser des révo­lu­tions depuis les gou­ver­ne­ments passe par faire de ceux-ci un outil poli­tique révo­lu­tion­naire : déve­lop­per la conscience poli­tique, ouvrir la ges­tion à la par­ti­ci­pa­tion des mou­ve­ments indi­gènes, des mou­ve­ments sociaux et syn­di­caux, des sec­teurs popu­laires, construi­sant des méca­nismes col­lec­tifs et éta­blis­sant des rôles et des res­pon­sa­bi­li­tés dif­fé­ren­ciées, pour gou­ver­ner le pays ensemble.

Les révo­lu­tions depuis le bas, c’est-à-dire, celles que mènent les peuples depuis la racine des pro­blèmes, parient sur le chan­ge­ment qui naît des consciences des peuples et qui se construit comme une action pro­ta­go­nique, rien à voir avec des méthodes qui pré­tendent impul­ser le pro­ces­sus par des décrets ou des réso­lu­tions prises d’en-haut, même s’ils sont bien inten­tion­nés, même s’ils sont justifiés.

On n’avance pas avec des mesures super-struc­tu­relles même si elles sont justes et rai­son­nables. Il faut construire le pro­ta­go­nisme popu­laire col­lec­tif et cela ne s’obtient qu’en le for­geant à chaque pas et dans chaque pas. L’apprentissage, comme l’enseignement, com­mence dans les pra­tiques quo­ti­diennes. Édu­quer au nou­veau signi­fie déve­lop­per de nou­velles pra­tiques, don­ner l’exemple. Telle est la clef péda­go­gique vitale des révo­lu­tions d’en bas.

Celles-ci ne peuvent s’approfondir qu’accompagnées de la construc­tion et du ren­for­ce­ment de leur sujet col­lec­tif, l’acteur socio­po­li­tique capable de les impul­ser et de les pous­ser vers des objec­tifs radi­ca­le­ment supé­rieurs. La tâche fon­da­men­tale de l’instrument poli­tique consiste donc pré­ci­sé­ment à déve­lop­per le tra­vail poli­tique, cultu­rel ou idéo­lo­gique néces­saire pour pro­mou­voir le déve­lop­pe­ment de la conscience poli­tique de l’ensemble des acteurs sociaux et poli­tiques du camp popu­laire, d’ouvrir des canaux ins­ti­tu­tion­nels et non ins­ti­tu­tion­nels à la par­ti­ci­pa­tion consciente, orga­ni­sée et crois­sante de l’ensemble des acteurs révo­lu­tion­naires, ain­si que pour créer des espaces pro­pices aux réflexions cri­tiques col­lec­tives du pro­ces­sus de chan­ge­ment, de manière à ce que se ren­forcent les consciences, dans une crois­sance collective.

En Boli­vie le peuple n’est pas sor­ti dans la rue pour reje­ter son gou­ver­ne­ment mais pour reje­ter, avec cette mesure, son impo­si­tion, pour reje­ter les déci­sions sans consul­ta­tion, la dis­tan­cia­tion entre gou­ver­nants et mou­ve­ments indi­gènes, pay­sans et sociaux qui était en train d’apparaître et qui se cris­tal­lise main­te­nant avec force autour de cette mesure appe­lée le coup de l’essence (gaso­li­na­zo).

Evo_Che.png Le peuple n’est pas sor­ti pour s’opposer à Evo, mais pour lui dire NON à toute ten­ta­tive de gou­ver­ner sans sa par­ti­ci­pa­tion, pour lui deman­der rec­ti­fi­ca­tion et recon­nais­sance. Et par un acte d’humilité qui rap­pelle tant sa grande sagesse que ses racines, Evo a rec­ti­fié. Et fidèle à sa pro­messe de Tihua­na­ku, il a reti­ré les décrets et réité­ré sa déci­sion de “gou­ver­ner en obéis­sant”, ce qui –au sens strict- ne signi­fie ni gou­ver­ner ni obéir mais gou­ver­ner ensemble, construire ensemble les mesures fon­da­men­tales et par­ta­ger les res­pon­sa­bi­li­tés des déci­sions et de leur mise en place.

Cela n’est pas néces­sai­re­ment la garan­tie du suc­cès ni d’éviter de com­mettre des erreurs ni de se trom­per, mais quand les peuples échouent en pre­nant conscience de ce qui pour­rait se pro­duire, c’est-à-dire en sachant qu’on pou­vait perdre, l’échec peut se trans­for­mer en vic­toire, en crois­sance col­lec­tive, en nou­vel appren­tis­sage et en un ren­for­ce­ment qui les dyna­mise et les pousse à concré­ti­ser leurs objec­tifs par d’autres voies. Quelque chose comme : “Bon, si de cette manière l’objectif n’a pas été atteint, par où et com­ment allons-nous l’atteindre ?” C’est-á-dire, la situa­tion se pré­sente dif­fé­rem­ment quand il y a une par­ti­ci­pa­tion consciente que quand il n’y en a pas : les peuples avancent en pre­nant conscience de leurs échecs ou en célé­brant leurs vic­toires, et cela dépend de leur par­ti­ci­pa­tion dans les déci­sions ; quand ils échouent sans conscience de ce qu’ils étaient en train de faire, la frus­tra­tion est profonde.

Les révo­lu­tions sont iden­tiques à la par­ti­ci­pa­tion pro­ta­go­nique de leurs peuples ; direc­te­ment pro­por­tion­nelles à celle-ci. Si, par exemple, on applique cette simple équa­tion à des pro­ces­sus popu­laires révo­lu­tion­naires en cours, aux mesures gou­ver­ne­men­tales et à leurs pro­cé­dés, les résul­tats sautent à la vue : à moindre par­ti­ci­pa­tion popu­laire, moindres conte­nu et por­tée révo­lu­tion­naire, moins de révo­lu­tion. Conclu­sion : le noeud gor­dien stra­té­gique des pro­ces­sus révo­lu­tion­naires ne réside pas dans la per­ti­nence des réso­lu­tions gou­ver­ne­men­tales ni dans la sagesse des gou­ver­nants et de leur entou­rage mais dans la volon­té popu­laire, dans la conscience et l’organisation pour par­ti­ci­per aux défi­ni­tions et aux solu­tions, et pour les impul­ser et les soutenir.

Sur le ter­rain poli­tique il est clair que savoir est pou­voir. Dans la mesure où le savoir pro­cé­dant des tech­ni­ciens et des experts est d’accès res­treint, réduit à des élites et à des mino­ri­tés, leur pou­voir lui aus­si est faible et réduit, confi­né à des charges et à des fonc­tions, à ce qu’on appelle com­mu­né­ment “tra­vail pro­fes­sion­nel”. C’est pour­quoi, sans nier la valeur du tra­vail d’experts et de conseillers, les résul­tats et les pro­po­si­tions de leurs études ont sans cesse besoin d’être rééva­lués (et même construits) avec le peuple, avec les mou­ve­ments indi­gènes, syn­di­caux et sociaux, avec le tout camp popu­laire. Ce n’est que dans un pro­ces­sus arti­cu­lé, conjoint, qu’il est pos­sible de trans­for­mer les pro­po­si­tions de fonc­tion­naires, spé­cia­listes ou tech­ni­ciens en déci­sion poli­tique et révo­lu­tion­naire du gou­ver­ne­ment et du peuple.

Dans des pro­ces­sus poli­tiques- révo­lu­tion­naires comme celui que vit la Boli­vie d’aujourd’hui- l’administration publique –qui est l’administration du public- ne peut res­ter pri­son­nière des papiers des fonc­tion­naires ; elle est le thème et la tâche de la mili­tance socio­po­li­tique des peuples dans les rues des villes, dans les cam­pagnes, dans les mines…

Ceux qui ont la res­pon­sa­bi­li­té de gou­ver­ner ont la pré­ro­ga­tive de pro­po­ser des chan­ge­ments et l’obligation de ce que leurs pro­po­si­tions pos­sèdent de solides fon­de­ments. Cela ne se dis­cute pas. Mais l’autre pilier du pro­ces­sus, le fon­da­men­tal, celui qui lui donne sens et pro­jec­tion révo­lu­tion­naires consiste en ceci : pour que le savoir pro­duit d’en haut soit en même temps pou­voir d’en bas, il doit se construire avec ceux d’en bas et se consti­tuer en savoir/pouvoir du peuple. Telle est la tâche poli­tique par excel­lence de ceux qui ont des res­pon­sa­bi­li­tés de gou­ver­ne­ment dans des pro­ces­sus révolutionnaires.

Démon­trer cela et le mettre sur la table est un des ensei­gne­ments les plus impor­tants et défi­ni­tifs des évé­ne­ments qui ont résul­té du coup de l’essence. le peuple a récla­mé son pro­ta­go­nisme, a par­lé avec son lea­der dans son lan­gage de résis­tance et de lutte, et Evo a répon­du en tant que militant.

Conscient de ce que rec­ti­fier est sage, il a écou­té et com­pris le mes­sage de ses com­pagnes et com­pa­gnons et a rapi­de­ment abro­gé les réso­lu­tions et les décrets, et remis dans l’agenda gou­ver­ne­men­tal le thème-clef : gou­ver­ner pour le peuple implique de gou­ver­ner avec le peuple.

Par quoi Evo éclaire une autre leçon : pour impul­ser une révo­lu­tion d’en bas, il ne suf­fit pas d’avoir “les reins solides” mais aus­si les pieds sur terre, le coeur dans le peuple, et la pleine clar­té de ses res­pon­sa­bi­li­tés en tant que gou­ver­nant révo­lu­tion­naire capable d’amener les peuples à faire leur histoire.

Il est clair dès lors que le thème ouvert avec le coup de l’essence (gaso­li­na­zo) ne se limite pas aux éco­no­mistes, ni aux experts, ni aux jour­na­listes, il appar­tient au peuple. C’est le peuple – dans sa diver­si­té d’identités, de natio­na­li­tés et de cultures- qui a le pou­voir de chan­ger l’histoire et de la construire à son image.

C’est pour­quoi, à quelques jours de com­mé­mo­rer un nou­vel anni­ver­saire de la consti­tu­tion du pre­mier gou­ver­ne­ment indo-amé­ri­cain dans notre conti­nent, il est pos­sible de s’exclamer, avec for­cé et vitalité :

¡Jal­lal­la peuples de Boli­vie ! ¡Jal­lal­la Evo !

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Source : Rebelión

Tra­duc­tion : Thier­ry Deronne, pour La revo­lu­ción vive.