Lettre de Marielle Franco adressée aux boursiers d’une université privée

Présenter à qui que ce soit notre réalité concrète, ce n'est pas être victimiste, d’autant plus si on a la perspective de tracer des voies possibles et alternatives aux limites rencontrées.

Quand, le matin du jeu­di 15 mars, l’étudiant Michel Sil­va a été invi­té à hono­rer Marielle Fran­co à l’U­ni­ver­si­té pon­ti­fi­cale catho­lique de Rio de Janei­ro (PUC-Rio), l’étudiant Michel Sil­va n’a pas hési­té : il a lu une lettre dans laquelle la conseillère muni­ci­pale, assas­si­née la veille, encou­ra­geait les bour­siers de l’ins­ti­tu­tion à faire face aux embûches semées par cette école pri­vée et si chère. « Il est impos­sible de ne pas avoir une crampe à l’estomac (…) quand on entend racon­ter qu’il y a des ensei­gnants qui donnent des textes et des films en anglais sans tra­duc­tion, qu’on ne voit pas d’ étu­diants noirs dans les amphis, que la prin­ci­pale reven­di­ca­tion des étu­diants est une dimi­nu­tion des prix de par­king, que le pilo­tis (hall cen­tral de l’université) est un défi­lé de mode », écri­vait l’élue début 2017.

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Le Dépar­te­ment des sciences sociales a orga­ni­sé cet hom­mage, qui a ras­sem­blé envi­ron 200 per­sonnes autour du buste de John F. Ken­ne­dy dans le bâti­ment prin­ci­pal de la PUC. À l’ins­tar du pré­sident démo­crate US, la conseillère du PSOL a été assas­si­née. Quatre des treize balles tirées l’ont atteinte à la tête alors qu’elle se dépla­çait en voi­ture mer­cre­di soir dans les rues d’Está­cio. TV Glo­bo, la plus grande chaîne du pays, a révé­lé ven­dre­di que les balles de calibre 9 mm qui ont tué la conseillère muni­ci­pale et son chauf­feur mer­cre­di venaient d’un lot ven­du à la police fédé­rale en 2006.

Michel Sil­va est étu­diant en en jour­na­lisme, et a par­ti­ci­pé à la céré­mo­nie de en tant que repré­sen­tant d’un col­lec­tif lan­cé en 2016 : les Bâtards de la PUC-Rio. Sil­va a fon­dé le groupe avec quinze condis­ciples. “Le nom est une décli­nai­son iro­nique de l’ex­pres­sion “enfants de la PUC”, qui est deve­nue cou­rante dans le milieu uni­ver­si­taire”, explique le jeune homme de 24 ans. Bien qu’elle accueille de nom­breux étu­diants issus de l’en­sei­gne­ment public, l’u­ni­ver­si­té ras­semble éga­le­ment des reje­tons de l’é­lite. “Eux, les blancs des classes moyennes ou supé­rieures, qui vivent dans les zones les plus riches du Sud de Rio et paient des frais men­suels salés, sont les enfants de la PUC. Nous, les bruns et les noirs, qui avons besoin des bourses, nous sommes les bâtards.” Ori­gi­naire du com­plexe de bidon­villes de La Maré dans le nord de la ville, Marielle, s’est diplô­mée à la PUC qu’elle a rejoint en 2002 pour étu­dier la socio­lo­gie. C’est à la demande du groupe que l’an­cienne élève avait écrit la lettre.

Les Bâtards ont cou­tume d’organiser des cau­se­ries pour débattre des pro­blèmes des étu­diants à faible reve­nu. Dans l’une des dis­cus­sions, nous avons déci­dé que nous pré­pa­re­rions un manuel pour les étu­diants pauvres de pre­mière année, avec des conseils sur la façon de sur­vivre dans un envi­ron­ne­ment sco­laire dif­fé­rent de celui qu’ils ont fré­quen­té”, raconte Michel Silva.

Voi­ci la lettre de Marielle Franco :

Aux bâtards de la PUC-Rio, avec mon affection

Arri­ver à la PUC-Rio peut sem­bler quelque chose d’assez stres­sant : l’in­sé­cu­ri­té natu­relle à occu­per un nou­vel espace ; des per­sonnes et des normes jusque-là incon­nues… C’est impos­sible de ne pas avoir de crampes d’estomac ! D’autant plus quand on entend ces his­toires : qu’il y a des pro­fes­seurs qui donnent des textes et des films en anglais sans tra­duc­tion, qu’on ne voit pas d’ élèves et de pro­fes­seurs noirs dans les amphis, que la prin­ci­pale reven­di­ca­tion des étu­diants est la baisse du prix du par­king, que le pilo­tis de la PUC est un défi­lé de mode… et tout à l’avenant.

Il n’y a pas de manuel pour résoudre tout ce qui passe dans notre tête à ce moment-là, mais cer­taines pistes sont impor­tantes pour nous aider à entre­voir une nou­velle rou­tine aca­dé­mique, sans ces­ser de prendre en consi­dé­ra­tion notre réa­li­té éco­no­mique, poli­tique et sociale.

La pre­mière est de ne pas se lais­ser affec­ter par tout ce qui se dit sur la PUC. Les expé­riences vécues, même s’il existe d’im­por­tantes simi­li­tudes col­lec­tives, sont indi­vi­duelles et tout dépen­dra beau­coup de la façon dont vous affron­tez le monde et les défis posés.

J’ai, pour ma part, opté pour le dia­logue franc et constant avec les ensei­gnants face aux dif­fi­cul­tés que j’ai vécues, que ce soit comme jeune mère, comme tra­vailleuse et habi­tante de fave­la. Depuis les limi­ta­tions concrète dues au fait de devoir me dépla­cer de La Maré jus­qu’à Gávea [22 km à vol d’oiseau, 2 heures en trans­ports en com­mun, NdT], pour le pre­mier cours à 7 h du matin, jus­qu’aux acti­vi­tés para­sco­laires que je n’ai pas pu mener à cause de mon tra­vail ou par manque de fric pour les financer.

Pré­sen­ter à qui que ce soit notre réa­li­té concrète, ce n’est pas être vic­ti­miste, d’autant plus si on a la pers­pec­tive de tra­cer des voies pos­sibles et alter­na­tives aux limites ren­con­trées. En ce sens, le vice-rec­to­rat en charge de la com­mu­nau­té est éga­le­ment un par­te­naire fon­da­men­tal pour les ques­tions objec­tives et pour trou­ver des oppor­tu­ni­tés à l’in­té­rieur et à l’ex­té­rieur de l’université.

Il est impor­tant de s’en­tou­rer de per­sonnes, que ce soit des cama­rades de classe, des ensei­gnants ou des fonc­tion­naires, qui peuvent contri­buer à ce que le pas­sage par la PUC soit réus­si. C’est sans aucun doute une excel­lente stra­té­gie pour la sur­vie universitaire.

Ceci dit, cher­cher à com­prendre la PUC-Rio dans sa com­plexi­té, en tant qu’université pri­vée de qua­li­té et avec une légi­ti­mi­té aca­dé­mique, c’est aus­si com­prendre que dans une socié­té inégale, raciste et machiste, les rares oppor­tu­ni­tés qui se pré­sentent ne doivent pas être sous-employées. En pen­sant à cela, être un fils “bâtard” de la PUC ne peut pas être consi­dé­ré comme quelque chose de mau­vais, nous devons reven­di­quer une nou­velle signi­fi­ca­tion poli­tique : le “bâtard” est la per­sonne qui résiste aux inéga­li­tés. Il faut donc que notre iti­né­raire per­son­nel soit un res­sort qui don­ne­ra une impul­sion à notre vie aca­dé­mique. Sans perdre de vue notre iden­ti­té, le lieu et la famille qui nous ont vu naître, vivre la PUC-Rio est presque une mis­sion poli­tique et sociale, vu que le pro­ces­sus péda­go­gique est une route à deux voies : quand nous nous trans­for­mons, nous modi­fions aus­si tout et tout le monde autour de nous.

Notre pré­sence à la PUC-Rio est déjà en soi un acte de résistance !

Bon voyage aca­dé­mique, poli­tique, éco­no­mique et social !

Marielle Fran­co

Tra­duit par Faus­to Giu­dice (tlax­ca­la)
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