Nous avons interrogé Sebastian Farfan Salinas, qui était président de la Fédération des étudiant.e.s de l’Université de Valparaiso et membre de l’exécutif national du mouvement étudiant de 2011. Dirigeant de l’aile radicale de la Confédération des étudiants chiliens (Confech), il a participé à la création d’un nouveau courant politique, l’Union Nationale Etudiante. L’entretien a été réalisé le 17 décembre 2012, réalisé par Bettina Ghio et Hugo Harari-Kermadec. On gagnera à lire cet entretien en lien avec celui, publié il y a quelques semaines sur notre site, réalisé auprès de Gabriel Nadeau-Dubois et Eric Martin, à propos de la mobilisation étudiante au Québec contre le néolibéralisme éducatif.
Source de l’article : contretemps
« C’est le moment où tout le pays s’est rendu compte que le Chili était en train de changer. »
Q : Est-ce que tu peux nous rappeler les principales étapes de la mobilisation de 2011 ?
Parmi les principales dates, il y a le 12 mai 2011, qui a montré qu’il fallait que le mouvement étudiant soit tactiquement assez flexible pour rassembler différents acteurs. Le rassemblement est l’une des questions clés, qu’on n’avait jamais menée de façon systématique. Cette fois-ci, on y est arrivé, avec une concrétisation le 12 mai : toutes les universités publiques ont été bloquées, à l’initiative des recteurs ! Grâce à des discussions politiques avec leur association, sur la crise de l’éducation, sur leur problème face aux coupes budgétaires, on est arrivé au constat de la nécessité d’une lutte commune. Le blocage par les recteurs a interpelé les enseignant.e.s, les travailleur.euses et aussi les étudiant.e.s moins politisé.e.s. Ils ne pouvaient plus aller en cours, à cause de la grève des recteurs (!). En voyant les recteurs manifester, ils se sont rendu compte qu’ils devaient aussi participer. L’implication des recteurs a créé une forte polémique, avec des accusations de la part des journaux de droite, qui les a obligés à assumer publiquement leur position. Ca leur a permis de construire leur analyse et d’en rendre compte sur les plateaux télés. Le 12 mai a donc été une démonstration de rassemblement.
Le 21 mai a marqué le début de la radicalisation totale du mouvement. On avait donné un ultimatum à Piñera [le président du Chili – droite[[ Voir : F. Gaudichaud, « Un entrepreneur multimillionnaire à la tête du Chili ».]]] pour répondre à nos revendications. Or le 21 mai, chaque année, le président doit faire un discours télévisé. Mais ce jour-là, il n’a rien dit de nouveau sur l’éducation. On attendait une annonce, quelque chose. Mais non, rien. Alors tout le monde a compris qu’il n’y avait pas de dialogue possible et ça nous a radicalisés. Dans la semaine, pratiquement toutes les universités étaient occupées.
Août a été le point culminant de la mobilisation, entre le 4 et le 25. Début août, on sentait un affaiblissement du mouvement, et la manifestation du 4 pouvait en annoncer la fin. Et le gouvernement a pris une mesure très absurde en interdisant la manifestation. Ce qui a jeté de l’huile sur le feu. « Si vous voulez nous interdire de manifester, alors on va se battre contre la répression ». On donc appelé à deux mobilisations, matin et après-midi, qui ont été des luttes constantes pour récupérer les rues. Il y a eu des affrontements, débouchant finalement sur un appui massif de la population. C’est le moment où tout le pays c’est rendu compte que le Chili était en train de changer. La population est sortie dans les rues, pas uniquement les étudiant.e.s : le soir, alors qu’il y avait partout des barricades et des affrontements, les gens sont sortis à la fenêtre avec leurs casseroles, comme lors de la dictature militaire, pour dire leur opposition au gouvernement et à sa répression. On a donc réactivé des usages de l’époque de la dictature. On entendait partout les casseroles, dans tout Santiago et tout le Chili. C’était très émouvant et ça a obligé le gouvernement à reculer. L’appui était trop massif et direct.
A partir de là et jusqu’au 25 août, le mouvement a repris de la force. Des assemblées locales se sont mises en place, des protestations hebdomadaires, des blocages de rue, de nombreuses initiatives dans le monde du travail. On a alors appelé à une grève le 25 avec les travailleurs chiliens, pendant deux jours. Ca a été la mobilisation la plus forte mais elle s’est soldée par un mort le soir du 25. Au Chili, on a l’habitude de sortir le soir les jours de mobilisation dans les quartiers, de faire des barricades et d’affronter les carabineros la gendarmerie]. Il en a résulté de nombreux blessés, beaucoup de violence parce que c’est une police militaire qui intervient la nuit dans les quartiers. Et un mort. Nous n’avons jamais voulu une telle situation mais ca a pesé sur la suite du mouvement étudiant, qui s’est senti en partie responsable. A ça s’est ajoutée une tragédie nationale debut septembre. Le gouvernement était alors très inquiet à l’approche du 11 septembre [anniversaire du coup d’état de Pinochet], qui est toujours une date de mobilisation forte et radicale. Au début du mouvement, ça paraissait inatteignable comme date, mais pourtant le mouvement était toujours là. On attendait donc une grande radicalité et des violences. Mais quelques jours avant, un accident d’avion à Juan Fernandez a tué des personnalités publiques, dont le principal animateur télé du pays. Ça a beaucoup touché les gens, et tout suspendu. On ne savait pas trop comment réagir, et le mouvement a reflué progressivement, tout en perdurant jusqu’à novembre au moins. Voilà pour les principales dates de ce qui a été le plus fort mouvement social au Chili, depuis les années 1970 [[Voir : F. Gaudichaud, « [Chili. Quand le néolibéralisme triomphant se fissure ».]] .
Q : Comment s’organisent les étudiant.e.s au Chili, et comment s’est prise l’initiative du mouvement étudiant de 2011 ?
Le mouvement étudiant est unitaire : il n’y a qu’une organisation, la Confech. Il combine des aspects de démocratie représentative, à travers les porte-paroles, avec une importante composante de démocratie directe. Le pouvoir réel n’est pas entre les mains des porte-paroles ou des dirigeants, mais reste à la base, dans les assemblées qui ont un pouvoir absolu sur les décisions. Les dirigeants ne peuvent pas prendre leur décision de leur côté, ils sont toujours engagés par les décisions prises par les assemblées. Le pouvoir des assemblées est si grand qu’une bonne partie des porte-paroles, qui étaient membre de la Concertation[[La Concertation de Partidos por la Democracia (Concertation des Partis pour la Démocratie) est un regroupement des partis sociaux-libéraux et de centre gauche qui ont gouverné le Chili de 1990 (au sortir de la dictature) jusqu’à 2010.]], ont été éjectés pendant la lutte. Par simple décision de la base. Il y a des élections par fédération chaque année, où se présentent des listes de l’extrême droite, l’Union Démocratique Indépendante (UDI [issu du régime militaire]), jusqu’à nous, en passant par le PC, la Concertation. La liste ayant reçu le plus de voix gagne mais toute l’année les porte-paroles peuvent être révoqués s’ils ne respectent pas ce qui se dit dans les assemblées. D’où ce mélange entre représentation et démocratie directe très forte. Dans d’autres pays, le système est beaucoup plus délégatif et la fédération élue fait ce qu’elle veut. Ici, c’est impossible, et ça donne sa force au mouvement, en laissant plus de place pour la participation des camarades. Il y a des assemblées par discipline, par faculté, des assemblées générales de chaque université, et des assemblées régionales. ça donne de la force et ca se combine avec des porte-paroles clairs avec des responsabilités politiques, ce qui permet une exécution des tâches. Et en même temps c’est unitaire, ce que je n’ai pas vu ailleurs. Les universités reconnaissent la fédération élue et lui affecte un financement pour des systèmes de bourses, de crèches. Ce sont de véritables institutions politiques avec une longue tradition qui remonte aux années 1960. Et donc personne n’irait faire une fédération parallèle, tous y participent. La droite, si elle avait été plus radicale, aurait pu chercher à créer un mouvement parallèle, ou l’extrême gauche. Mais personne ne l’a fait parce que tout le monde y participe, le système est trop légitime. Ainsi, lorsque la grève ou l’occupation sont votées, ces décisions sont respectées. L’assemblée est le lieu souverain dont nous disposons. Si tu as des idées de droite, tu dois aller les y défendre, tu ne peux pas la contourner. C’est une forteresse qui nous donne une grande unité. Il y a beaucoup de luttes politiques en leur sein, en permanence, mais c’est démocratique et unitaire.
Cette force fait des dirigeant.e.s étudiant.e.s des acteurs politiques reconnus. Cela ne date pas de 2011, mais des années 1990. Les luttes contre la marchandisation et la privatisation durent depuis longtemps. Etre porte-parole étudiant donne donc un poids politique national. Et à partir de 2011 encore plus. Ca permet d’intervenir dans le débat public, de devenir un acteur dont on demande l’opinion sur de nombreux sujets. On devient un vrai acteur public.
Q : Justement, comment es-tu devenu porte-parole ?
La gauche a pendant longtemps trouvé refuge à l’Université. Je fais partie de cette gauche, qui avait créé des collectifs dans tout le Chili, des regroupements de la gauche alternative au PC et à la Concertation. Quand j’ai commencé à militer, on a décidé de chercher à se faire un espace dans les fédérations étudiantes, que l’on considérait avant comme des bureaucraties. Et on s’est rendu compte qu’on pouvait gagner ! Comme dirigeant, j’ai gagné face au PC et à la Concertation dans le mouvement étudiant. On ne pensait pas qu’un tel mouvement étudiant arriverait, mais lorsqu’il est apparu, on y a participé. Il a alors fallu décider quoi faire des collectifs qu’on avait créés. On a cherché à l’organiser nationalement, au moins au niveau étudiant dans un premier temps, comme première étape vers une unification de la gauche. Une nouvelle organisation est née, l’Union Nationale Etudiante, qui a tenu son congrès de fondation cette année. Je pense que c’est une des organisations les plus remarquables aujourd’hui au Chili, parmi celles qui s’opposent à la Concertation. C’est l’union de différents groupes de gauche radicale qui intervenaient dans les universités, en vue d’un projet commun. Des organisations d’origines diverses, avec des points de vue différents, mais qui se rejoignent sur un programme et des perspectives communes. C’est une organisation politique, insérée dans le mouvement étudiant. Notre rassemblement nous permet d’être présents sur presque tout le territoire, d’assumer des porte-parolats importants – ils sont en cours de renouvellement et on vient de gagner celui de l’Université de Conception. On est arrivé second de l’une des principales circonscriptions de l’Université du Chili, traditionnellement l’université la plus radicale. L’Université catholique, foyer de la droite, un impressionnant mouvement de gauche est arrivé troisième, ce qui est notable dans une université qui a vu naitre le « gremialisme » [mouvement politique étudiant chrétien ultraconservateur, ayant conduit à la création de] l’Union Démocratique Indépendante (UDI), l’un des principaux partis qui gouvernent aujourd’hui le Chili. C’est donc une évolution intéressante, surtout étant donné l’importance des universités dans le mouvement social, ce qui est peut-être spécifique du Chili. Peser là, pour la gauche, augure d’un rôle politique important dans les années à venir, avec la responsabilité d’organiser au-delà des étudiant.e.s – les travailleur.euses, les quartiers, etc. – en construisant une organisation qui ait pour prétention de changer le Chili.
« Le mot d’ordre ‘‘Non au profit’’ du mouvement étudiant est devenu immédiatement une sorte de parapluie, repris dans d’autres secteurs »
Q : Comment le mouvement des étudiant.e.s au Chili est-il devenu un mouvement de lutte beaucoup plus large ?
Cela s’explique par les conditions de lutte établies au Chili à partir des énormes contradictions surgies de la dictature militaire de 1973 et de l’implantation du modèle néolibéral. Ces profondes contradictions se sont cumulées depuis des années dans notre pays et elles explosent en 2011 à partir du mot d’ordre « Non au profit » (« no al lucro ») du mouvement étudiant, qui est devenu immédiatement une sorte de « paraplui » : la même revendication étant reprise dans d’autres secteurs. C’est-à-dire, la demande d’arrêter le profit dans l’éducation a permis aux salarié.e.s des autres secteurs et à la société en général de l’exiger à leur tour.
Puis, quand notre programme s’est radicalisé, nous avons commencé également à avancer des revendications historiques du peuple chilien qui dataient même de l’époque de l’Unidad Popular[[L’Unité Populaire (UP) née en 1969 d’un accord politique entre les partis de la gauche et du centre gauche au Chili. Elle a mené à la présidence Salvador Allende en 1970.]]. Par exemple, la demande de la nationalisation du cuivre, d’une assemblée constituante, ou l’exigence des référendums populaires pour prendre des décisions sur certains sujets. Ces revendications se sont répandues en même temps que les demandes des étudiant.e.s. Ce programme nous a permis d’avoir une vision de la situation beaucoup plus large et de nous relier à d’autres secteurs combatifs de la société.
De plus, à l’intérieur même du mouvement étudiant, nous avons commencé à percevoir l’étudiant.e en tant que sujet qui a besoin du soutien de ces autres secteurs, car il ne peut pas changer l’ensemble de la situation tout seul. Il a besoin que son peuple se mobilise avec lui, il lui faut notamment l’aide des salarié.e.s ; c’est pourquoi, par exemple, nous avons appelé à une grève de deux jours avec les salarié.e.s du cuivre. C’est à partir de cette perception politique que les luttes ont commencé à converger.
Q : Comment a eu lieu exactement la structuration des étudiant.e.s avec ces autres secteurs ? Il y a eu des formes de coordination ou seulement des interpellations entre les syndicats ?
Au début, il s’agissait d’interactions directes entre la Fédération[[La Fédération des étudiants de l’Université du Chili (FECH).]] et les syndicats des travailleurs, chaque fédération entretenait des relations politiques avec les différents acteurs de la région. Par exemple, dans plusieurs villes, il y avait des assemblées unitaires des étudiant.e.s, professeur.e.s et salarié.e.s qui permettaient des marches communes. Mais ensuite, nous avons compris qu’au Chili le processus d’articulation avec les salarié.e.s est beaucoup plus lent que celui des étudiant.e.s, c’est ainsi que nous avons décidé de convoquer ce que nous avons appelé des « assemblées populaires ». Ces assemblées étaient nécessaires afin de faciliter l’expansion des demandes, car n’importe quelle personne, même si elle n’était pas syndiquée ou organisée, pouvait intégrer le mouvement. De cette manière, ces assemblées de base ont été convoquées dans tout le pays et c’est de là que l’on appelait aux mobilisations. Ces espaces très démocratiques ont permis que des gens qui n’étaient pas auparavant engagés dans des luttes soient désormais partie prenante du mouvement. Il y avait alors des instances formelles de coordination entre les syndicats, le mouvement étudiant et d’autres acteurs, avec leurs dirigeant.e.s et porte-paroles, mais il y avait aussi des espaces de base qui permettaient aux gens de participer activement du mouvement. De cette manière, les revendications ont commencé à s’articuler et à se canaliser. Avec des contradictions bien sûr, car il s’agissait d’un mouvement gigantesque avec des avis divers sur la façon d’avancer. Mais en tout cas, cette façon de fonctionner a permis la démocratisation de la lutte et que tout le monde se sente acteur et sujet d’un processus.
Les réseaux sociaux ont également joué un rôle d’articulateurs de la lutte : des gens qui n’étaient pas politisés mais qui étaient motivés pour participer du mouvement ont découvert dans ces réseaux un outil de lutte. Ainsi, nous nous sommes rendu compte que de nombreuses personnes occupent les réseaux sociaux comme un outil politique de dénonciation. Par exemple, en reprenant les sujets qui les concernent dans leurs tweets, les gens peuvent les faire monter dans les sujets du jour qui sont repris dans les moyens de communications traditionnels. Celle nouvelle forme de participation a permis de canaliser cette énergie, qui se serait difficilement manifestée s’il n’y avait aucun espace de participation.
Q : Dans quelle dynamique était l’éducation avant le mouvement de 2011 ? Y a‑t-il eu des progrès après les années Pinochet ou le même modèle a‑t-il été maintenu ?
L’accès à l’université a augmenté de façon gigantesque. C’est un fait dont la droite se sert contre nous, mais c’est vrai. Il y a actuellement presque un million d’étudiant.e.s dans l’enseignement supérieur, pour une population qui ne dépasse pas les dix-sept millions d’habitants[[Soit une proportion d’étudiants deux fois plus importante qu’en France.]]. Il faut se demander comment est-on arrivé à cette croissance ? Il ne s’agit pas d’un projet public régulé ou d’un projet de développement national, mais simplement de mesures visant à favoriser l’anarchie du marché. Si bien qu’aujourd’hui près de 70% des étudiant.e.s sont dans des universités privées, grandement remises en question, notamment pour ce qu’elles font de leurs ressources. Au Chili, selon la loi, le « profit » dans l’éducation est entièrement interdit mais, après le mouvement étudiant, on a découvert que la plupart des universités chiliennes faisait des profits d’une façon scandaleuse. Même le ministre de l’Education du gouvernement de Piñera, Joaquín Lavín, menait ses propres affaires dans une université et il s’est avéré incapable de se défendre ou de nier ce profit quand il a été invité à des émissions de télévision.
Les universités et les gouvernements ont créé un grand marché de l’éducation avec des conséquences néfastes pour les étudiant.e.s et leurs familles. Tout d’abord, les tarifs sont les plus chers du monde et les familles doivent s’endetter. Ensuite, la déception est à la mesure des grands espoirs que crée l’inscription à l’université. Cela est non seulement dû au manque de travail — 60% des gens qui sortent de l’université n’ont pas de travail correspondant à leur diplôme — mais aussi à la mauvaise qualité de l’enseignement universitaire privé. Par exemple, de nombreuses filières des universités privées ont dû fermer en cours d’année parce qu’elles n’avaient pas les ressources pour continuer ou qu’elles se sont rendu compte qu’il n’y avait pas de travail lié aux diplômes qu’elles dispensaient. Tout cela a produit des contradictions terribles chez les étudiant.e.s qui avaient fondé de grands espoirs dans leur cursus universitaire. Il y a eu également de nombreux scandales liés au profit fait dans l’éducation qui ont poussé plusieurs ministres à démissionner. En décembre dernier par exemple, le ministre de la Justice, Teodoro Ribera, a démissionné à cause de sa participation frauduleuse dans des affaires liées à l’Enseignement supérieur. Le système d’« accréditation » avait été conçu pour homogénéiser les universités privées et publiques, mais il existe une magouille gigantesque à laquelle ont participé des membres du gouvernement. Le ministre a ainsi accepté des pots-de-vin pour accréditer de nombreuses universités privées qui ne remplissaient aucun critère de qualité. Une fois la corruption connue, l’Universidad del Mar a perdu son accréditation et risque donc de fermer. Il y a environ 13 000 étudiant.e.s qui ne pourront pas finir leurs études et perdent toute possibilité de décrocher un diplôme. La situation de cette université a été un scandale énorme.
Alors certes, l’accès à l’université a augmenté, mais au prix d’un système corrompu, anarchique et avec de nombreux conflits qui ont provoqué de plus un discrédit des gouvernant.e.s du pays. La crise de l’éducation est un problème énorme, et malgré l’obstruction des membres du gouvernement les scandales se multiplient, en partie grâce au mouvement étudiant, car il s’agit d’un système de privatisation si radical qu’il se moque du peuple chilien.
« Il s’agit d’une nouvelle génération qui recueille toutes les racines et traditions critiques et radicales latino-américaines. »
Q : Quelle est la relation du mouvement étudiant avec les partis traditionnels de la gauche, comme le Parti Communiste, ou révolutionnaires, comme le Mouvement de la gauche révolutionnaire, MIR ?
Il faut savoir qu’au Chili après la dictature militaire et le processus de transition vers cette démocratie « pactée » qui existe de nos jours, la gauche a été continuellement marginalisée. A part le Parti Communiste qui a été le seul qui a réussi à survivre, en s’adaptant au système, la gauche a été balayée et, si elle subsiste encore, ce n’est qu’en se divisant. Il y a donc un grand vide, pas de référent important à gauche. Le Parti Communiste, de son côté, a suivi une stratégie d’insertion dans les institutions grâce à des accords faits avec les mêmes personnes qui ont approfondi le modèle de Pinochet par la Concertation. Le PC obtient un espace institutionnel grâce à des accords avec les partis de la Concertation, qui regroupe des partis qui vont de la Démocratie chrétienne jusqu’à des secteurs renouvelés du Parti Socialiste, des organisations qui défendent ouvertement le système. Ces alliances ont coûté très cher au PC qui a été énormément remis en question dans la mobilisation.
Les autres organisations de la gauche comme le MIR n’existent pratiquement plus de nos jours. Dans les années 1990, la gauche s’est refugiée dans de petits collectifs universitaires qui lui permettaient, par des mobilisations à l’intérieur même des universités, de continuer d’exister. En 2011, avec la mobilisation des étudiant.e.s, tous ces groupes et toute la gauche qui était plus ou moins cachée refont surface sur la scène politique. C’est l’origine de notre projet de construction d’un mouvement de gauche, grâce aux mouvements sociaux et à la politisation de nouveaux gens. Malheureusement, le PC se rapproche au contraire de la Concertation pour chercher à gagner de plus en plus de députés et d’espace institutionnel. Il a une si mauvaise image que les représentant.e.s des étudiant.e.s à la Fédération sont désormais issu.e.s de courants radicaux et non pas du PC. Cela a coûté cher au mouvement étudiant : il a manqué des capacités de direction dans les délégations des étudiant.e.s cette année. Ainsi les étudiant.e.s qui ont été élu.e.s comme des porte-paroles sont les plus radicalisé.e.s, ceux et celles qui ont été appelé.e.s par la presse chilienne comme les « ultra », car ils/elles sont perçu.e.s comme étant plus radicaux/radicales que le PC. De plus, le PC a toujours limité ses revendications à ce qui est « possible » dans le cadre du système et de ne jamais mener les mobilisations au-delà. Il s’oppose par exemple à l’éducation gratuite au Chili. Cette attitude du PC a permis alors l’émergence d’un nouveau secteur de la gauche, plus jeune, d’une génération jeune qui n’a pas nécessairement de liens directs avec le passé militant du MIR ou du Frente Patriotico Manuel Rodriguez[[FPMR, Groupe de la gauche révolutionnaire d’idéologie marxiste-léniniste, initialement issu du PC et qui a commencé à lutter par les armes contre Pinochet à partir de 1983.]]. Nous avons hérité de cette expérience militante, mais il s’agit surtout d’une génération nouvelle qui recueille toutes les racines et traditions critiques et radicales latino-américaines.
Q : Quelles suites a eu le mouvement en 2012, après cette année de mobilisation ? Y a‑t-il une traduction électorale dans le cadre de la présidentielle qui s’annonce ?
Il y a eu un certain coût à la mobilisation : beaucoup d’étudiant.e.s ont perdu leur année universitaire en 2011, ce qui les oblige à payer beaucoup plus. Mais malgré ça, les mobilisations de rue ont continué. Il n’y a pas eu de grande grève très longue, mais il y a bien eu des manifestations, qui ont réuni autant de gens qu’en 2011. Le mouvement garde donc son ampleur dans les rues. De plus, plusieurs scandales et erreurs ont été commis par le gouvernement : le scandale des certifications dont nous avons parlé, le scandale de l’Universidad del Mar, et d’autres. Le sujet de l’éducation est donc toujours d’actualité au Chili, et sera certainement un des sujets de l’élection présidentielle de 2013. Tout candidat devra prendre position à ce sujet, même Michelle Bachelet [ancienne présidente socialiste] qui a largement privatisé et marchandisé l’économie. Donc la stratégie de la Concertation, qui consiste à maintenir Michelle Bachelet à distance, à New York à l’ONU, loin de tout problème politique, a été efficace jusqu’à présent puisqu’elle n’a pas eu à réagir à tout ça. Mais comme le sujet est toujours là, quand elle reviendra elle devra rendre des comptes sur ses actions et celles de ses ministres lorsqu’elle était présidente.
De notre côté, on a fait une analyse politique sur ce qui s’était passé, avec des discussions internes pour faire un bilan de 2011 et chercher comment le mouvement étudiant pouvait avancer. Il y avait beaucoup de confusion sur cette question, face aux difficultés qu’imposent les institutions chiliennes en interdisant tout débat démocratique réel. En dehors des rues, il n’y a pas d’espace pour canaliser nos demandes. Face à nous, face au mouvement social, on trouve d’un côté la Concertation qui a approfondie le modèle et qui font eux-mêmes partie du business universitaire et n’ont donc aucun intérêt à le changer, et de l’autre la droite historique qui défend l’héritage de la dictature de Pinochet. On a donc une muraille face à nous. Comment faire face à cette muraille ? Il fallait se poser cette question avant de nous tourner vers la formalisation des nouveaux liens que nous avons construits, des accords politiques qui se sont mis en place. Mais c’est l’étape qui nous occupe aujourd’hui. A partir de mars, quand les étudiant.e.s vont retourner en cours, nous aurons une base beaucoup plus solide pour retourner dans les rues. C’est l’objectif, pour reposer les revendications de fond et imposer l’éducation comme thème au principal lors de l’élection présidentielle et que tous les candidats soient obligés de se positionner sur ce sujet.
Q : Quel est le lien entre le mouvement de 2011 et les autres formes de contestation comme celle des Mapuches ou les mobilisations écologistes ?
La lutte des étudiant.e.s a occupé la scène publique en 2011 parce que cela a représenté sept mois de mobilisation permanente, mais en parallèle, et même avant, il y a eu d’autres luttes qui annonçaient que quelque chose allait arriver sur le plan de la contestation sociale. Par exemple, un mouvement qui a pris beaucoup de force est un mouvement régionaliste qui se mobilise contre l’hypercentralisme de la capitale chilienne. On dirait que le Chili se réduit souvent à Santiago, alors les régions se révoltent car elles donnent leurs ressources naturelles mais reçoivent très peu en échange. Ainsi, il y a eu le mouvement Magallanes dans une région du sud chilien très isolée où les gens doivent, par exemple, se rendre en Argentine pour se faire soigner parce qu’il n’y a pas d’hôpitaux de qualité. Elle a connu également des problèmes d’approvisionnement de gaz, ce qui a provoqué une explosion sociale. Puis, il y a eu le mouvement écologiste qui a pris également beaucoup de force quand des entreprises — notamment espagnoles -, qui ont le contrôle absolu de l’eau, de la téléphonie et de l’électricité, ont commencé à construire des barrages hydroélectriques dans tout le sud chilien et argentin. Ces grands barrages cherchent à canaliser des fleuves qui ne sont pas seulement chiliennes, mais qui appartiennent au patrimoine mondial. On a alors commencé à questionner ce modèle de développement énergétique et la réponse officielle c’était qu’elle n’était pas seulement destinée aux gens mais surtout aux entreprises du cuivre qui en ont besoin de grandes quantités pour extraire les minerais.
Il existe également des luttes mapuches historiques[Voir : « [L’utopie d’avoir à nouveau son propre pays : le cas du peuple mapuche », entretien avec Pedro Cayuqueo. ]] qui sont depuis toujours violemment réprimées et ainsi un grand nombre de prisonniers politiques mapuches dans le sud du Chili. Malheureusement, l’Etat continue à agir avec l’armée dans les zones de conflit mapuche, et cela a provoqué de nombreuses morts et des traumatismes chez des enfants ; tout cela a été dénoncé par des organismes de droits humains internationaux. La rébellion constante des Mapuches a été toujours soutenue par les autres mouvements sociaux. Il y aussi d’autres mouvements des peuples originaires, comme ceux de l’Ile de Pâques, une zone touristique du Chili qui a obtenu des grands capitaux. Ces peuples originaires exigent le respect et le maintient de leur culture, ils soulignent avec force qu’ils ne se sentent pas partie intégrante de l’Etat chilien et, pire encore, qu’ils ont été détruits en tant que culture par ce même Etat. Tous ces exemples sont des expressions politiques de mouvements de nature différente, bien au delà du seul mouvement des étudiant.e.s.
Q : A partir de ces nouvelles formes de mouvements sociaux, y a‑t-il par exemple des rapports avec le mouvement des Indignés ? Et celui-ci a‑t-il eu de l’influence sur votre mouvement ?
Il existe un fil conducteur très solide entre les différents mouvements qui sont en train d’émerger dans le monde entier. Par exemple, nous ne sommes pas restés indifférents à ce qui se passait en Espagne avec le mouvement des Indignés, à ce qui se passait en Egypte ou en Tunisie ou dans d’autres lieux du monde. Ces événements étaient pour nous une référence qui montrait que le système contre lequel nous étions en train de nous révolter au Chili, avait également une faiblesse structurelle au niveau mondial. Il est évident que les conséquences de la crise mondiale du capitalisme sont en train de frapper fort dans différents endroits, et les gens s’indignent, se révoltent et ont la capacité de protester. Or, le vrai défi c’est de voir comment ces luttes et mouvements peuvent s’articuler entre eux, cela est un véritable défi pour les mouvements sociaux de gauche, car ces explosions ne sont pas de simples explosions, mais elles se transforment en potentialités émancipatrices beaucoup plus amples.
En tout cas, en Amérique latine, nous essayons d’avancer sur ce chemin, c’est-à-dire, de coordonner tous ces mouvements. En Colombie, par exemple, à quelques mois de notre mouvement, émerge une lutte contre la privatisation de l’éducation. Et après notre mouvement, ça a démarré au Québec[Voir notre entretien avec Gabriel Nadeau-Dubois, animateur du mouvement étudiant lors du « printemps érable » et Eric Martin, coauteur de Université inc. : « [Où vont la gauche et le mouvement étudiant au Québec après le ’’printemps érable’’ » ?]]. Cela a été un soutien moral : ne pas être seuls dans cette lutte nous donne plus de légitimité. On comprend que le problème n’est pas chilien, mais plus général. Et on s’est appuyé sur l’exemple québécois pour relancer la mobilisation dans les assemblées. Ca nous permis de dire : « Nous avons raison, regardez au Québec : ils ont les mêmes revendications ; en Colombie aussi ». On a établi des contacts et nous savons mutuellement que nous avons beaucoup en commun. Ce qui manque c’est de concrétiser ces liens, c’est une responsabilité pour la CLASSE au Québec, la Confech au Chili, la MANE en Colombie : créer un cadre de réunion et de coordination. C’est une tâche pour 2013. On pourra alors peut-être réitérer l’expérience de 2011 – 2012 de luttes simultanées.
Notes :