Par Guy Mettan
Or donc le film sur Madame Thatcher avec Meryl Streep fait grand bruit dans les médias. A raison, car la Dame de fer, qui a marqué les deux dernières décennies du XXe siècle, mérite incontestablement un film. Et à tort, car le contexte historique et les conséquences sociales du thatchérisme y sont à peine abordés.
Et pourtant ces données sont indispensables pour comprendre l’ampleur de la réaction qui a mené au triomphe de ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui le néolibéralisme. Il se trouve qu’au milieu des années 1970, j’ai eu l’occasion d’effectuer un travail d’été comme aide-jardinier chez un lointain cousin anglais du Hertfordshire. Le job consistait essentiellement à tailler au rasoir les haies de riches veuves de feu l’empire britannique et de tondre les vastes pelouses du centre de tri postal local. Un jour, alors que la pause de midi s’achevait à trois heures selon les horaires syndicaux, le hasard fit que nous arrivâmes à trois heures moins dix devant la garde-barrière du centre de tri, qui refusa obstinément d’appuyer sur le bouton de sa barrière. Rien n’y fit. Madame refusa de négocier et continua à tricoter en bâillant jusqu’à ce que la sonnerie de 15heures nous permît enfin d’aller travailler. Cette expérience édifiante m’a toujours préservé des tentations de l’étatisme socialiste.
Mais cette petite anecdote en dit beaucoup sur l’état et les mentalités dans les services publics anglais au milieu des années 1970. Cet état d’esprit était le même dans les téléphones, les chemins de fer, la voirie… On avait de la chance quand une lettre arrivait. On comprend dès lors beaucoup mieux pourquoi les Anglais ont voté Margaret Thatcher et les Américains Ronald Reagan, les services publics américains ne valant guère mieux à l’époque.
En Europe continentale, où l’Etat-Providence n’a jamais atteint de tels excès ni les services publics une telle inefficacité, même chez nos voisins français qu’on aime bien critiquer sur ce point, on a oublié à quel point les Anglo-Saxons étaient exaspérés contre leur Etat et leurs administrations.
On connaît la suite. Thatcher et Reagan se sont battus contre le travaillisme mou et des syndicats surpuissants et ils ont brillamment remporté la bataille. Les syndicats ont été brisés, une grande partie des services publics a été privatisée et le reste des fonctionnaires s’est remis au travail sous la férule du new public management. A tel point que le sursaut salutaire des années 1980 s’est transformé, au fil des décennies, en courant dominateur. De nécessaire et fertilisante comme une crue du Nil, la vague libérale s’est transformée en tsunami dévastateur. S’engouffrant dans la brèche ouverte par ces deux pionniers, constatant l’absence de toute résistance et la faillite du système concurrent soviétique, une marée d’opportunistes a fait sauter les derniers garde-fous qui restaient. La dérégulation est devenue la règle, la finance a pris le dessus sur l’industrie, le capital sur le travail, le profit immédiat sur les investissements productifs. Et les actionnaires, qui étaient censés être les bénéficiaires de ce combat, n’ont pas tardé à devenir les dindons de la farce eux aussi, puisque les dividendes et les bénéfices des restructurations de capital des entreprises ont rapidement été confisqués par les grands patrons et les conseils d’administration, sous le regard admiratif des élus qui ont multiplié les exonérations et exaspéré la concurrence fiscale en faveur des plus riches.
Jusqu’à ce qu’éclatent la bulle de 2007 – 2008 et la crise de 2010. Dans la douleur, le balancier de l’histoire semble basculer à nouveau.
A trente années de tout à l’Etat ont succédé trente années de tout au privé. Que seront les trente prochaines années ? On pourrait espérer une synthèse réussie entre régulation et marché, travail et capital, Etat et secteur privé, travailleurs pauvres et ultra-riches. Mais ce serait oublier que le balancier de l’Histoire oscille sans fin et ne connaît pas l’équilibre.
Source : Le courrier