Maroc : Le mouvement du 20 février un an après

Le mouvement a beaucoup apporté. Quel que soit les résultats de la lutte, il y aura un avant et un après.

Par Chaw­qui Lot­fi (2 Februa­ry 2012), mili­tant de Soli­da­ri­té pour une alter­na­tive socia­liste (SAS)

Une leçon par­ti­cu­lière des pro­ces­sus révo­lu­tion­naires dans la région arabe concerne, au-delà de l’embrasement géné­ral et de la dia­lec­tique régio­nale des luttes, les rythmes dif­fé­ren­ciés de la lutte pour le ren­ver­se­ment des dic­ta­tures. Chaque pays, en fonc­tion de son his­toire, de la forme du régime poli­tique, des tra­di­tions de résis­tance popu­laire et natio­nale, de ses liens avec l’impérialisme mais aus­si de sa struc­ture sociale, connait des embra­se­ments plus ou moins rapides, plus ou moins géné­ra­li­sés. On peut légi­ti­me­ment se deman­der pour­quoi au Maroc, mais la ques­tion concerne aus­si d’autres situa­tions, il n’y a pas de per­cée qua­li­ta­tive. Qui n’avance pas recule dit un vieil adage, mais ici on se heurte à un risque inverse : celui de figer des dif­fi­cul­tés et pro­blèmes à résoudre, de théo­ri­ser la défaite parce qu’il n’y a pas de vic­toires immé­diates. Il est néan­moins néces­saire de prendre du recul, ne serait-ce que pour mesu­rer la nature exacte des défis qui per­met­traient au mou­ve­ment popu­laire de se redéployer.

La poli­tique de la monarchie

La monar­chie a gagné une bataille. Elle a su impo­ser son agen­da de réformes octroyées qui va du « chan­ge­ment » de la consti­tu­tion à l’instauration d’un gou­ver­ne­ment offi­ciel­le­ment diri­gé par un par­ti isla­miste : le Par­ti de la Jus­tice et du Déve­lop­pe­ment. Sans doute, cela ne change rien à la situa­tion géné­rale, d’un point de vue glo­bal, mais cet agen­da (refe­ren­dum et élec­tions) a eu un effet sur le ter­rain poli­tique immé­diat. Cette séquence, a en effet contri­bué, à ce que le mou­ve­ment se posi­tionne prin­ci­pa­le­ment par rap­port aux ini­tia­tives de la monar­chie, plu­tôt que de défi­nir clai­re­ment sa posi­tion par rap­port à celle-ci. La cri­tique s’est concen­trée sur les hommes du sérail, le non repré­sen­ta­ti­vi­té des ins­tances élues et des pro­ces­sus élec­to­raux, l’absence de consti­tu­tion démo­cra­tique, c’est-à-dire sur les formes légales du régime auto­ri­taire, sa cui­rasse exté­rieure, sans remise en cause des fon­de­ments réels du pou­voir abso­lu. La fina­li­té des « manœuvres » du pou­voir appa­rait aujourd’hui : évi­ter une remise en cause directe, peser par la nature même de ses ini­tia­tives, sur le cadre d’action et l’horizon poli­tique immé­diat du mou­ve­ment, contri­buant à ce qu’il se situe, au moins pour toute cette phase, comme un mou­ve­ment de pres­sion plu­tôt qu’un mou­ve­ment de rupture.

L’intelligence du pou­voir, en refu­sant toute répres­sion mas­sive et san­glante est d’avoir aus­si cher­ché, avec suc­cès pour le moment, à cir­cons­crire le champ poli­tique et social de la contes­ta­tion : sa poli­tique vise à ne don­ner aucune prise à une radi­ca­li­sa­tion de masse. Il a pu le faire d’autant plus faci­le­ment qu’en gelant le front syn­di­cal, en s’appuyant sur ses alliés de l’intérieur, les bureau­cra­ties ; il a réus­si à conte­nir toute com­bi­nai­son entre reven­di­ca­tions syndicales/luttes ouvrières et reven­di­ca­tions démocratiques/luttes popu­laires, tout en menant une poli­tique ciblée de concessions/répressions visant à conte­nir les luttes sociales les plus diverses. A son tour, la cri­tique prin­ci­pale de la rue sur les hommes du sérail, la cor­rup­tion, la façade démo­cra­tique, a relé­gué la ques­tion sociale à des slo­gans géné­raux au lieu de deve­nir le ter­rain prin­ci­pal de la lutte, le champ d’expression directe de l’antagonisme poli­tique et d’une stra­té­gie d’accumulation des forces. Les luttes sociales et pro­fes­sion­nelles ne se poli­tisent pas et les luttes poli­tiques ne s’enracinent pas dans l’activité reven­di­ca­tive. Les contes­ta­tions se che­vauchent sans se ren­con­trer. Autre vic­toire tac­tique de son point de vue : le retrait de la prin­ci­pale com­po­sante orga­ni­sée (d’obédience isla­miste, Al Adl ) du M20F. D’un point de vue stric­te­ment pho­to­gra­phique, la contes­ta­tion appa­rait fixée dans un agen­da mai­tri­sé et en grande dif­fi­cul­té à dépla­cer les lignes de forces.

Les lignes de force de l’allégeance makhzeniene

Le pou­voir cen­tral a des capa­ci­tés sociales et poli­tiques de résis­tance qui ne se réduisent pas à la répres­sion brute. Des élé­ments d’explications au moins par­tiels nous paraissent impor­tants. Sur le temps long de l’histoire, le Makh­zen a acquis une capa­ci­té intrin­sèque à diri­ger, à sou­mettre des ter­ri­toires sous son contrôle avec une connais­sance fine des adver­si­tés, du tis­su social jusque dans les bour­gades les plus recu­lées. Il est une forme « d’administration des choses et des hommes » qui a accu­mu­lé une longue mémoire des résis­tances à sa domi­na­tion et qui a su com­bi­ner légi­ti­mi­té tra­di­tion­nelle, patriar­cale, reli­gieuse et légi­ti­mi­té moderne, natio­nale, légal. Il a su doser, en fonc­tion des périodes, un éven­tail extra­or­di­naire de res­sources de domi­na­tion allant de la répres­sion la plus bar­bare, aux formes les plus sub­tiles de coop­ta­tion. Mais d’une manière plus vaste, il a su cris­tal­li­ser des formes poli­tiques, sociales, éco­no­miques, cultu­relles d’organisation des ter­ri­toires et des popu­la­tions, qui assure une divi­sion interne/ seg­men­ta­tion des forces sociales, qui lui sont poten­tiel­le­ment oppo­sées. Les racines de ce pro­ces­sus ren­voie à la par­ti­cu­la­ri­té du sys­tème makh­zen, très dif­fé­rent des états nations de la région et qui n’a pas été détruit par la colo­ni­sa­tion, ni au moment de l’indépendance.

Com­bi­nant des fonc­tions de contrôle social, d’organisation des res­sources, de leur cap­ta­tion, et de lutte contre toute forme de dis­si­dence, le Makh­zen a su coaguler/refléter une domi­na­tion ter­ri­to­riale, qui loin d’homogénéiser la for­ma­tion sociale, a su main­te­nir et repro­duire son carac­tère com­po­site pour reprendre l’expression de Paul Pas­con. Par ailleurs, en entre­te­nant et façon­nant des méca­nismes d’allégeances sociales et maté­rielles, lui per­met­tant d’avoir des relais et pro­lon­ge­ment orga­niques dans dif­fé­rentes frac­tions de la socié­té, l’état Makh­zen a enve­lop­pé le corps social de mul­tiples méca­nismes de domi­na­tion, bien plus amples, qu’un simple état poli­cier. Ce sys­tème de domi­na­tion a une épais­seur his­to­rique, cultu­relle qui s’est façon­né sur une longue période. La base maté­rielle de cette puis­sance tient à sa capa­ci­té à être au centre de l’allocation des res­sources, ce qui lui a per­mis d’ajuster par­tiel­le­ment, au cours de ces der­nières décen­nies, le mode d’accumulation du capi­tal à des fins de repro­duc­tion des condi­tions sociales de la domi­na­tion de la caste régnante. Les poli­tiques d’ajustement struc­tu­rels, l’intégration à la mon­dia­li­sa­tion capi­ta­liste, la libé­ra­li­sa­tion, ont impo­sé des réajus­te­ments sans modi­fier cette logique spé­ci­fique, au contraire, elles l’ont para­doxa­le­ment amplifiée.

Une base sociale plus large

Der­rière le cercle étroit du palais et des grandes familles, s’est consti­tué pro­gres­si­ve­ment et d’une manière concen­trique, un sys­tème de pré­bendes, de conces­sions éco­no­miques, de passes droits, dans une logique à la fois capi­ta­liste et (néo) patri­mo­niale, qui a ali­men­té un vaste sys­tème de cor­rup­tion orga­nique en échange de la sou­mis­sion poli­tique et éco­no­mique. Ce sys­tème de faveur qui dépend du caprice du prince est la source de la sta­bi­li­sa­tion d’une large hié­rar­chie à tous les niveaux et nour­rit des dépen­dances com­plexes, indi­vi­duelles, col­lec­tives, cor­po­ra­tistes, pro­fes­sion­nelles. Il tra­verse l’espace public et concerne toutes les admi­nis­tra­tions et appa­reils d’état. Il struc­ture l’ensemble des espaces éco­no­miques, aus­si bien pri­vés que publiques, concerne les grandes entre­prises mais aus­si une bonne par­tie de l’activité éco­no­mique, sociale, cultu­relle. Le pou­voir s’est façon­né, par ce biais, une base sociale d’appui plus large que sa base directe, où les pri­vi­lèges mêmes les plus déri­soires, sont liés à la loyauté.

La monar­chie a su, par ailleurs, jouer ce rôle de colonne ver­té­brale des inté­rêts de l’ensemble de la classe domi­nante et a su inté­grer ses dif­fé­rentes fac­tions sous son hégé­mo­nie. Il n’y a pas aujourd’hui de frac­tures poten­tielles au som­met : l’armée, la bureau­cra­tie civile et sécu­ri­taire, les sec­teurs du patro­nat tour­nés vers l’exportation ou le mar­ché inté­rieur, les grands et moyens pro­prié­taires, les frac­tions supé­rieures de la classe moyennes sont sou­dés der­rière leur régime. A l’économie de rente qui per­met à la monar­chie, prin­ci­pal acteur éco­no­mique de se consti­tuer comme frac­tion hégé­mo­nique, se com­bine l’usage du sec­teur public comme un patri­moine du pou­voir, et des pro­cé­dures de libé­ra­li­sa­tion, comme un moyen de le ren­for­cer. Cette struc­tu­ra­tion poli­tique du champ éco­no­mique lui a per­mis de main­te­nir des appuis sociaux tra­di­tion­nels héri­tés des légi­ti­mi­tés pré­ca­pi­ta­listes, enra­ci­nés dans l’univers rural des rela­tions sociales, tout en déve­lop­pant des appuis sociaux modernes, imbri­qués dans l’économie de mar­ché tour­née ou non, vers la mon­dia­li­sa­tion. Plus larges que sa base directe, ces appuis sont néces­saires à sa domi­na­tion. Nous sommes face à un sys­tème com­plexe où la concen­tra­tion des richesses, aus­si forte soit elle, s’accompagne d’une poli­tique de dis­tri­bu­tion de pri­vi­lèges, durables ou momen­ta­nées, d’octroi de zones d’accumulation et de pou­voir, de nature variable, qui donne au sys­tème une assise rela­tive dans les rap­ports sociaux. Ce qui lui per­met dou­ble­ment de main­te­nir la « sou­dure » de son propre camp mais aus­si de se construire comme au-des­sus de la mêlée et d’acquérir des appuis multiples.

Des adver­saires sociaux fragmentés

La dia­lec­tique spé­ci­fique que l’on a vu émer­ger en Tuni­sie et en Egypte, où un large front mul­ti clas­siste s’est trou­vé dans le rang de la contes­ta­tion, ne prend pas forme au Maroc et trouve par­tiel­le­ment ses rai­sons dans cette réa­li­té. Mais la rai­son la plus essen­tielle n’est pas dans les formes éten­dues du clien­té­lisme d’Etat ou dans l’existence d’un « makh­zen éco­no­mique » sup­port d’une légi­ti­ma­tion sociale et pas seule­ment d’existence d’une éco­no­mie de rente. Elle est dans la frag­men­ta­tion du bloc social poten­tiel­le­ment anta­go­niste. La monar­chie conserve de solides appuis dans les classes moyennes et les couches pro­fondes de la pay­san­ne­rie, même si il y a des cra­que­ments. Quant aux forces sociales urbaines, popu­laires, il n’y a pas d’entrée mas­sive du pro­lé­ta­riat infor­mel, des couches pau­pé­ri­sées, prises dans une logique de concur­rence pour la sur­vie, dans une dyna­mique de lutte glo­bale et durable. Elles sont res­tées dans leur grande majo­ri­té, éloi­gnées pen­dant une longue période, des formes d’action col­lec­tive et d’organisation qui ver­tèbrent une conscience poli­tique, si ce n’est sous la forme par­tielle de l’attraction isla­miste ou de mobi­li­sa­tions conjonc­tu­relles. Entre un sala­riat du pri­vé écra­sé, sur­ex­ploi­té, sous syn­di­ca­li­sé et subis­sant des défaites sociales depuis plu­sieurs décen­nies et un sala­riat du public lar­ge­ment restruc­tu­ré ; sous l’effet des poli­tiques libé­rales de déré­gu­la­tion et dont le bras syn­di­cal fait défaut, c’est à leur tour, les couches essen­tielles de la classe ouvrière qui ne trouvent pas de média­tions vers la lutte poli­tique de masse ou même vers luttes reven­di­ca­tives inter­pro­fes­sion­nelles impli­quant un haut niveau de confron­ta­tion collectif.

La forme prise par le capi­ta­lisme dépen­dant au cours de ces trente der­nières années, a frag­men­té les ter­ri­toires, le corps social, diver­si­fié les formes d’exclusion et de rap­port au tra­vail, empê­ché l’émergence de soli­da­ri­tés pro­fes­sion­nelles, sociales, cris­tal­li­sé des frac­tures entre le Maroc utile et le Maroc inutile, les quar­tiers péri­phé­riques et les quar­tiers inter­mé­diaires, le pro­lé­ta­riat infor­mel et les sala­riés, les tra­vailleurs du pri­vé et du public, les couches pro­fondes de la pay­san­ne­rie et les popu­la­tions urbaines, et même au sein de la jeu­nesse. S’il y a un pro­ces­sus très large d’alignement vers le bas des condi­tions de vie et de tra­vail, les rythmes et les formes qu’ils prennent ne sont pas uni­formes, et sont source de dif­fé­ren­cia­tions au sein même des classes popu­laires et même au sein de chaque corps pro­fes­sion­nel. Cela est vrai dans la fonc­tion publique qui est ados­sé à des sta­tuts très divers où la pré­ca­ri­té ne prend pas un visage uni­forme mais tra­verse de manière dif­fé­rente, plu­sieurs caté­go­ries de sala­riés. Cela est vrai dans le pri­vé où l’on trouve toutes les gammes de l’exploitation et de la sur­ex­ploi­ta­tion. Cela est vrai dans cette jungle de la sur­vie qu’est l’économie infor­melle. Ces dif­fé­ren­cia­tions sont à leur tour accen­tuées en fonc­tion des « ter­ri­toires réels », de la carte éco­no­mique et des inves­tis­se­ments, de l’ancrage ou mar­gi­na­li­té, qu’ils occupent dans l’espace de la mon­dia­li­sa­tion mais aus­si des poli­tiques du pouvoir.

Ce sont ces élé­ments com­bi­nés qui expliquent en par­tie l’absence de pro­ces­sus rapide et cumu­la­tif de la mobi­li­sa­tion. Géné­rale, celle-ci n’est pas mas­sive. Sans pour autant être mar­gi­nale. Cette réa­li­té com­po­site se reflète en miroir aujourd’hui dans la carte même de la mobi­li­sa­tion, très dif­fé­ren­ciée en fonc­tion des espaces sociaux et ter­ri­to­riaux, mais aus­si dans l’existence de sec­teurs sociaux en retrait, atten­tiste et dans l’unité de front au som­met. Nous ne sommes pas dans une conjonc­ture où se com­binent appro­fon­dis­se­ment du « mou­ve­ment d’en bas » et fis­sures au som­met, préa­lable néces­saire à la matu­ra­tion d’une crise politique.

La façade démo­cra­tique : un amor­tis­seur de la crise politique

A la dif­fé­rence d’autres dic­ta­tures, le régime a été atten­tif aux condi­tions de sa propre sur­vie, bien avant les sou­lè­ve­ments actuels. Ce que l’on appelle com­mu­né­ment la façade démo­cra­tique ne doit pas être réduit à un simple décor, visant à maquiller la dic­ta­ture. C’est cela, mais aus­si autre chose de plus sub­stan­tiel. En réa­li­té, la façade démo­cra­tique a une fonc­tion sociale et poli­tique très pré­cise : au-delà de l’appui qu’elle pro­cure de la part de l’impérialisme qui peut se tar­guer de sou­te­nir un régime enga­gé dans la « moder­ni­té », elle vise à struc­tu­rer le champ poli­tique autour d’un mul­ti­par­tisme contrô­lé qui sert de média­tion à la contes­ta­tion sociale, tout en coop­tant et renou­ve­lant des élites issues de dif­fé­rents sec­teurs de la socié­té, dans ses équi­libres géo­gra­phiques, eth­no cultu­rels et liées aux couches supé­rieures ou inter­mé­diaires. Le pou­voir s’est construit poli­ti­que­ment une base d’appui, par un jeu sub­til d’équilibre et de par­tage des pri­vi­lèges allant de la « gauche « à la « droite » en pas­sant par les « isla­mistes », qui tous béné­fi­cient d’une clien­tèle. Cette réa­li­té à sa tra­duc­tion poli­tique : les par­tis, appa­raissent, encas­trés, sans auto­no­mie réelle, dans un espace per­ma­nent de sou­mis­sion en échange d’un accès aux pri­vi­lèges concé­dés. Les élites poli­tiques et éco­no­miques, sont comme des vas­saux aux­quels le pou­voir accorde, en fonc­tion des besoins don­nés et des cir­cons­tances, des par­celles de ter­rains et l’accès à un sta­tut d’impunité. Entre eux, la concur­rence fait rage pour atti­rer la bien­veillance du prince, mais tous sont là pour le servir.

A la dif­fé­rence du régime de Ben Ali, la monar­chie n’a pas fait le vide mais exac­te­ment l’inverse. Elle a su susciter/utiliser un « trop plein » d’acteurs : les par­tis, une large par­tie de la socié­té civile, du mou­ve­ment syn­di­cal, des ONG et mettre en place un sys­tème de média­tions sur tous les champs pos­sibles de contes­ta­tion et qui servent de pare feux. L’effet majeur, pro­pre­ment poli­tique du sys­tème de la façade démo­cra­tique, va cepen­dant plus loin que l’existence d’une classe poli­tique aux ordres. Elle impose, et c’est sa fonc­tion­na­li­té pre­mière, une décon­nec­tion entre la ques­tion sociale, démo­cra­tique et le champ poli­tique ins­ti­tu­tion­nel. Elle opère, que ce soit au nom de la tra­di­tion ou/et de la tran­si­tion, une dépo­li­ti­sa­tion du poli­tique réduit à une fonc­tion de sélec­tion d’élites et de can­ton­ne­ment des ques­tions sociales et démo­cra­tiques à l’invisibilité poli­tique. Tout est orga­ni­sé pour que n’émerge pas un espace poli­tique, ins­ti­tu­tion­nel et élec­to­ral rela­ti­ve­ment indé­pen­dant et conflic­tuel. En ce sens, il ne s’agit même pas d’une « démocrature ».

Dans le pro­lon­ge­ment de ce pro­ces­sus, ce « des­po­tisme semi-libé­ral » a su ouvrir par­tiel­le­ment un espace aux contes­ta­tions sociales de la socié­té dite civile. Le pou­voir est pas­sé maitre dans l’art de gérer les conflits sociaux. Non seule­ment, il a su récu­pé­rer dans les dis­cours et les ini­tia­tives, quitte à en détour­ner le sens, des thé­ma­tiques des droits de l’homme, des femmes, de la ques­tion ama­zigh, du déve­lop­pe­ment, en cher­chant à chaque fois à récu­pé­rer et par­fois avec suc­cès, les pro­mo­teurs de ces causes, mais il a su aus­si lais­ser les reven­di­ca­tions s’exprimer dans cer­taines limites, en miroi­tant les pos­si­bi­li­tés d’un dia­logue social et d’une avan­cée. Plu­tôt qu’une répres­sion sys­té­ma­tique, il a su com­bi­ner conces­sions for­melles, stra­té­gie d’isolement des mobi­li­sa­tions, répres­sion ciblée. Et d’une cer­taine manière, cela a per­mis au pou­voir de jouer au pom­pier et d’éviter que les contra­dic­tions sociales ne débouchent sur des formes de lutte explo­sives et incon­trô­lables, d’éviter leur poli­ti­sa­tion ou de la conte­nir dans la cri­tique des poli­tiques gou­ver­ne­men­tales, même si le gou­ver­ne­ment ne gou­verne rien.

La pra­tique for­melle du dia­logue social, à son tour, ne vise pas seule­ment à gagner du temps, à noyer les reven­di­ca­tions dans des pseu­do négo­cia­tions, à don­ner du grain à moudre aux bureau­cra­ties et à culti­ver l’illusion d’une démo­cra­tie apai­sée entre par­te­naires sociaux. Pro­lon­ge­ment de la façade démo­cra­tique sur le ter­rain social, sa fonc­tion est d’abord de sec­to­ria­li­ser la ques­tion sociale, de main­te­nir l’émiettement des dyna­miques reven­di­ca­tives, de reje­ter aux oubliettes la notion même de lutte inter­pro­fes­sion­nelle et de grève géné­rale qui ont par le pas­sé mis le feu à la plaine, et plus lar­ge­ment de dépo­li­ti­ser l’activité sociale et syn­di­cale. Dit autre­ment, la façade démo­cra­tique met en œuvre un espace poli­tique où les orga­ni­sa­tions civiles, sociales, syn­di­cales et poli­tiques sont à diverses degrés inté­grées, mais sur­tout, n’ont pas pour fonc­tion d’organiser et de mobi­li­ser le peuple, pour que s’affirment des sujets sociaux et poli­tiques indé­pen­dants. Si les formes d’intégration peuvent varier et n’exclut pas des contra­dic­tions par­tielles avec le sys­tème en place, dans l’ensemble, le pou­voir a impo­sé aux orga­ni­sa­tions, une capa­ci­té res­treinte ou nulle d’existence auto­nome. Il a tou­jours su limi­ter leur champ d’intervention et leurs moyens d’action. Dans la grande séquence struc­tu­rée dès les pre­mières années de l’indépendance, pour­sui­vie pen­dant les années de plomb, qui a per­mis pen­dant une longue période, l’exclusion des cam­pagnes de toute vie poli­tique, asso­cia­tive et syn­di­cale, s’est jux­ta­po­sé un pro­ces­sus de neu­tra­li­sa­tion poli­tique de l’activité reven­di­ca­tive notam­ment dans les villes, très visible à par­tir des années 90. La façade démo­cra­tique est, d’abord l’exclusion ins­ti­tu­tion­na­li­sée des classes populaires.

Un sys­tème répres­sif organisé

Ce n’est d’ailleurs pas un hasard que les luttes qui débordent « le pro­ces­sus démo­cra­tique » sont celles qui sont le plus lour­de­ment répri­mées, soit parce qu’elles sont spon­ta­nées et échappent aux média­tions façon­nées ou contrô­lées par le pou­voir, soit parce qu’elles mettent en avant l’urgence sociale et démo­cra­tique et dévoilent la fai­blesse du pou­voir à conte­nir les contra­dic­tions sur ce ter­rain. De sidi Ifni en pas­sant par les luttes des diplô­més chô­meurs, la liste est longue. Cepen­dant la force spé­ci­fique du méca­nisme d’allégeance « démo­cra­tique » est d’éviter une tra­duc­tion poli­tique indé­pen­dante des mobi­li­sa­tions sociales et la mise en place de pro­ces­sus de lutte et d’organisations, qui mutua­lisent les reven­di­ca­tions et placent le rap­port de force à un niveau natio­nal. Les mobi­li­sa­tions sociales peuvent être tolé­rées tant qu’elles n’ont pas de sou­tien actif, popu­laire, qu’elles res­tent limi­tées à des reven­di­ca­tions caté­go­rielles et par­tielles, ne s’installent pas dans la durée, ne débouchent pas sur des formes d’organisation et d’action qui menacent la paix sociale. Tant que leur visi­bi­li­té reste limi­tée ou bana­li­sée. Tant que leurs dyna­miques res­tent localisées.

La répres­sion n’est pas une pièce seconde dans ce sys­tème de domi­na­tion. L’appareil qui a impo­sé la longue nuit des années de plomb est non seule­ment intact mais a été en réa­li­té, restruc­tu­ré pour gar­der son effi­ca­ci­té. Si jusqu’ici le pou­voir a évi­té une esca­lade, ce n’est pas évi­dem­ment en rai­son de son pré­ten­du enga­ge­ment dans la tran­si­tion démo­cra­tique, mais parce que les luttes dans la der­nière décen­nie, n’ont pas été de nature à désta­bi­li­ser le pou­voir et que le mou­ve­ment actuel n’arrive pas à trans­for­mer les rap­ports de force et à pré­ci­pi­ter la crise poli­tique. Par ailleurs, une des leçons rete­nus par le pou­voir, à l’aune des pro­ces­sus de la région, est qu’une répres­sion de masse entrai­ne­ra une dyna­mique de radi­ca­li­sa­tion poli­tique irré­ver­sible, qu’il s’agit pré­ci­sé­ment pour lui d’éviter. Ce qui ne l’empêche pas de faire la démons­tra­tion de sa force, de sanc­tion­ner et de pré­ve­nir du coût qu’aurait à payer la popu­la­tion, si elle venait à se sou­le­ver. La qua­si mili­ta­ri­sa­tion et mise en état de siège de Khou­rib­ga, ville phos­pha­tiére ou la lourde condam­na­tion à des années de pri­son ferme des chô­meurs qui ont osé blo­quer par leur action, l’acheminement du phos­phate à Asfi sont un mes­sage expli­cite. Tout comme la condam­na­tion des syn­di­ca­listes de Bouar­fa, ville où s’est main­te­nue une mobi­li­sa­tion de masse uni­taire mar­quée par des actions de déso­béis­sance civile et de refus de payer les fac­tures d’eau et d’électricité. La liste est en réa­li­té longue. Si le pou­voir tolère dans cer­taines limites, des mani­fes­ta­tions clas­siques, la ligne rouge à ne pas dépas­ser concerne à la fois les actions qui ont pour voca­tion de blo­quer l’économie, ou les actions qui cris­tal­lisent sur la durée une dyna­mique réel­le­ment popu­laire. Ou qui encore par­ti­cipent à la désa­cra­li­sa­tion du pou­voir et décons­truisent ses symboles.

Cepen­dant, et contrai­re­ment à la Tuni­sie et l’Egypte, le pou­voir n’est pas dans un iso­le­ment total et « sa pseu­do démo­cra­tie » lui assure des marges de manœuvres, une capa­ci­té d’intervention et d’anticipation plus solide, lui per­met­tant de che­vau­cher la contes­ta­tion avec l’objectif de la neu­tra­li­ser, l’épuiser, l’affaiblir, sans cher­cher un affron­te­ment direct dont l’issue est impré­vi­sible. Du moins pour le moment. Nous sommes face à un pou­voir qui a une solide for­te­resse, qui a su construire des digues, des couvres feux opé­ra­tion­nels. Qui est capable à la fois de mobi­li­ser une confré­rie sou­fie et l’ambassade de France, des bal­ta­gias et des experts ser­viles, les mos­quées et l’élite intel­lec­tuelle occi­den­ta­li­sée, les matraques et un ancien res­pon­sable de la FIDH. Qui sait acti­ver les réflexes d’allégeances et la crainte. Il ne s’agit pas par-là d’affirmer qu’il y a une excep­tion maro­caine et encore moins d’expliquer l’inanité de la reven­di­ca­tion de la chute du régime parce que ce der­nier appa­rait plus stable, mais de don­ner quelques élé­ments d’explication de la soli­di­té rela­tive du régime, qui cepen­dant tend à être de plus en plus exposé.

Des maillons faibles

La com­bi­nai­son de la vio­lence sociale struc­tu­relle, des effets de l’approfondissement de la crise du capi­ta­lisme mon­dial, du dis­cré­dit de la façade démo­cra­tique aux yeux du peuple d’en bas et du réveil des aspi­ra­tions au chan­ge­ment por­tées par les pro­ces­sus révo­lu­tion­naires, mul­ti­plient les zones de fra­gi­li­té du sys­tème. Le pou­voir ne peut opé­rer des reformes struc­tu­relles, ni répondre aux aspi­ra­tions sociales et démo­cra­tiques de la grande majo­ri­té. Sur la durée, les contra­dic­tions sociales ne peuvent se régu­ler par une simple ges­tion d’en haut visant à les conte­nir. Et ce qui fraye son che­min aujourd’hui, c’est l’aspiration à ce que cesse le règne de l’arbitraire, du déni des droits, de l’injustice per­ma­nente. En réa­li­té, une autre légi­ti­mi­té sociale, morale et poli­tique résu­mée dans le slo­gan « Vive le peuple » est entrain de ger­mer. Elle est fon­ciè­re­ment et radi­ca­le­ment anti despotique.

Le maillon faible du pou­voir repose sur deux élé­ments dont la com­bi­nai­son est poten­tiel­le­ment explo­sive pour lui. La façade démo­cra­tique avec son sys­tème de média­tions est en crise. Pas assez pour que la contes­ta­tion s’en prenne direc­te­ment à la figure cen­trale de l’Etat, mais suf­fi­sam­ment pour que sa res­pon­sa­bi­li­té soit main­te­nant évo­quée, sans aucun paravent, et que cer­taines de ses attri­bu­tions soient ouver­te­ment contes­tées. Son sta­tut de « com­man­deur de croyant », son poids dans l’économie, sa place dans la consti­tu­tion. La déci­sion d’officialiser dans le cabi­net royal, après les élec­tions, des figures ouver­te­ment contes­tées, appa­rait comme un signe d’arrogance et de fer­me­ture. Le « nou­veau » gou­ver­ne­ment pla­cé sous tutelle, ne mène­ra rien d’autre qu’une poli­tique anti popu­laire d’adaptation aux inté­rêts des classes domi­nantes et de ges­tion de l’impact de la crise du capi­ta­lisme, sans rien faire de « neuf ». Le temps des reformes octroyées est clos. Sans que le pou­voir ait été en mesure de réajus­ter ses formes de domi­na­tion, ni d’opérer des reformes d’en haut, qui appa­rai­traient comme une ouver­ture réelle. La façade démo­cra­tique, paravent légal de la dic­ta­ture, peut maquiller la scène poli­tique, elle ne change pas ses règles et ses acteurs. Dans ces condi­tions, l’exposition de la monar­chie va s’accroitre. L’émergence de mots d’ordre tel que « Makh­zen dégage », ou dans cer­tains sec­teurs « le peuple veut la chute du régime », témoigne de cette évolution.

Par ailleurs, le cli­mat social repré­sente l’autre talon d’Achille. Cer­taines mani­fes­ta­tions comme à TAZA, avec une réfé­rence directe à la famille régnante, témoignent à leur tour que la ques­tion de l’emploi et du chô­mage, dans les condi­tions concrètes du Maroc et plus par­ti­cu­liè­re­ment dans cette conjonc­ture, agissent comme le vec­teur de l’antagonisme social et de la contra­dic­tion cen­trale avec les tenants du pou­voir. Mais plus lar­ge­ment, le front social, au-delà de la dis­per­sion des mobi­li­sa­tions, connait un pro­ces­sus sin­gu­lier d’extension des domaines de la lutte. Fait nou­veau, la conscience col­lec­tive que les richesses pro­duites sont acca­pa­rées par une mino­ri­té au lieu d’assurer l’emploi et des condi­tions de vie dignes, pénètrent les sec­teurs sociaux en résis­tance. L’approfondissement des contra­dic­tions sociales cris­tal­lise un ras le bol géné­ral qui peut ali­men­ter une contes­ta­tion démo­cra­tique radi­cale. Non, la Maroc n’échappera pas indé­fi­ni­ment à la vague révo­lu­tion­naire même si l’on ne peut pré­dire les rythmes et les mou­ve­ments, qui lui don­ne­ront une impul­sion concrète. Mais en cette matière, la capa­ci­té du régime à s’accorder un sur­sis dépend aus­si des dyna­miques por­tées par les oppositions.

Les visages de la contestation

Les élé­ments de force du mou­ve­ment actuel sont connus : une capa­ci­té créa­tive du mou­ve­ment 20 février à dia­lo­guer avec le peuple sur la base de ses aspi­ra­tions sociales et démo­cra­tiques, la poli­ti­sa­tion de sec­teurs impor­tants des nou­velles géné­ra­tions qui comp­te­ront à l’avenir, la com­pré­hen­sion par­ta­gée de la néces­si­té d’un rap­port de force s’appuyant sur des mobi­li­sa­tions popu­laires, une capa­ci­té à unir plu­tôt qu’à divi­ser, une intel­li­gence tac­tique par rap­port aux manœuvres du régime, visant à dis­cré­di­ter son com­bat et à déna­tu­rer ses reven­di­ca­tions. Mais mal­gré tous ces points de force, qui per­mettent au mou­ve­ment d’être plus large, que les orga­ni­sa­tions qui le sou­tiennent, et de durer, il y a incon­tes­ta­ble­ment des limites pro­fondes, où se com­binent, à la fois des élé­ments objec­tifs et des élé­ments qui relèvent des « tac­tiques et « stra­té­gies » mises en œuvre. Et qui se tra­duit concrè­te­ment dans la dif­fi­cul­té à gagner de nou­veaux sec­teurs sociaux à la lutte, à redé­fi­nir une stra­té­gie poli­tique adap­tée à la conjonc­ture post-élec­to­rale, à fran­chir un pas qua­li­ta­tif dans l’inversion des rap­ports de force. Le M20F est né dans un contexte local qui pèse sur ses propres condi­tions de lutte. Com­prendre ce pas­sé récent per­met de situer les contraintes qui pèsent sur le mouvement.

Le pas­sif des défaites et de la fragmentation

Durant la décen­nie pré­cé­dente, le mou­ve­ment des diplô­més chô­meurs, les coor­di­na­tions contre la vie chère, les luttes étu­diantes, les révoltes popu­laires qui ont agi­té nombre de petites et moyennes villes dont sidi Ifni a été l’emblème, l’émergence de grèves très dures dans un cer­tain nombre de sec­teurs, témoignent alors d’une pous­sée de l’activité reven­di­ca­tive et d’un poten­tiel large des luttes les plus diverses. Mais en même temps, il s’agissait pour l’essentiel, de luttes défen­sives et caté­go­rielles. Ce réveil social n’a pas tis­sé « d’histoire com­mune » entre les dif­fé­rentes forces / acteurs enga­gés dans la résis­tance popu­laire. Il n’y a pas eu une accu­mu­la­tion d’expériences signi­fi­ca­tives de lutte por­teuses de vic­toires par­tielles, capables de faire réfé­rence, ni un pro­ces­sus d’émergence de nou­veaux mou­ve­ments de masses et syn­di­caux, capables d’inaugurer un nou­veau cycle de mobi­li­sa­tion contre le des­po­tisme et le néo­li­bé­ra­lisme. A part des excep­tions très locales, il n’y a pas eu d’expérience même par­tielle de front social de lutte, d’unité d’action ouvrière-popu­laire, de dyna­mique inter pro­fes­sion­nelle. Dit autre­ment, avant l’éclosion du M20F, il n’existe pas de cou­rants sociaux et popu­laires rela­ti­ve­ment sta­bi­li­sés, qui reven­diquent à la fois la néces­si­té de com­bi­ner les reven­di­ca­tions sociales et démo­cra­tiques, et la néces­si­té d’une lutte glo­bale pour obte­nir leur satis­fac­tion, ou qui ont pu, arti­cu­ler leurs reven­di­ca­tions spé­ci­fiques à des reven­di­ca­tions plus larges, capables d’associer d’autres sec­teurs popu­laires. Pour illus­trer notre pro­pos, on peut s’appuyer sur trois exemples :

Le mou­ve­ment des diplô­més chô­meurs, mou­ve­ment de jeu­nesse radi­ca­li­sé, com­ba­tif, lié à des cou­rants de la gauche radi­cale, a occu­pé depuis les années 90 à de nom­breuses reprises, le devant de la scène sociale et poli­tique. La plu­part de ses mili­tants n’ignorent pas qu’il n’y a pas de solu­tions réelles à la ques­tion de l’emploi, sans remise en cause des struc­tures poli­tiques et éco­no­miques exis­tantes, et que le chô­mage ne concerne pas seule­ment les diplô­més. Menant des luttes pour arra­cher le maxi­mum de postes, lut­tant contre la répres­sion, ce mou­ve­ment a por­té un souffle pré­cieux et démon­tré une grande capa­ci­té d’action sur la durée. Mais il n’a pas su, ni réel­le­ment cher­ché un pont avec le M20F, au-delà de l’implication indi­vi­duelle de cer­tains de ses membres ou à des niveaux locaux. Pré­do­mi­nance d’une logique cor­po­ra­tiste même poli­ti­sée ? Défiance idéo­lo­gique face à un mou­ve­ment qui appa­rait insuf­fi­sam­ment ou pas révo­lu­tion­naire ? Défiance poli­tique face à un mou­ve­ment qui ne prend pas suf­fi­sam­ment en compte l’urgence sociale au-delà de ses slo­gans géné­raux ? On peut le pen­ser mais la rai­son fon­da­men­tale est ailleurs : l’absence durant ces deux décen­nies d’expériences signi­fi­ca­tives et accu­mu­lées avec d’autres sec­teurs sociaux et d’une large poli­tique d’unité d’action, ce qui laisse d’ailleurs un espace tant aux logiques cor­po­ra­tistes, qu’aux défiances idéo­lo­giques préconçues.

Le mou­ve­ment étu­diant : Durant ces der­nières années, la gauche basiste et radi­cale a su retrou­ver une influence rela­ti­ve­ment impor­tante après une longue domi­na­tion des cou­rants isla­mistes. Et mené des luttes impor­tantes mobi­li­sant une large base sur le plan local. Mais là aus­si, pas de syner­gie réelle avec le M20F et d’une manière géné­rale, il n’y a pas de mobi­li­sa­tion dans les facul­tés que ce soit sous formes de cor­tèges spé­ci­fiques, de grève et d’occupation, irri­guant le Mou­ve­ment d’une force sup­plé­men­taire et d’un nou­veau front de lutte. La vielle thèse selon laquelle « chaque lutte popu­laire doit trou­ver son écho dans l’université » ne ren­contre pas de tra­duc­tion, à l’exception de deux ou trois villes et même là, sans arti­cu­la­tion avec les batailles néces­saires à mener dans l’enceinte uni­ver­si­taire. D’un point de vue géné­ral, la jeu­nesse sco­la­ri­sée, lycéenne et étu­diante, n’occupe pas son propre terrain.

Le mou­ve­ment syn­di­cal : divi­sé et bureau­cra­ti­sé, ligo­té par les poli­tiques de dia­logue social, le mou­ve­ment syn­di­cal n’a pas connu de réali­gne­ments internes, ni de com­bats majeurs pour la for­ma­tion d’une oppo­si­tion sociale et démo­cra­tique struc­tu­rée, capable de cris­tal­li­ser, au moins dans cer­taines régions et cer­tains sec­teurs, des syn­di­cats de masses et uni­taires. Ni des équipes mili­tantes liées par des pra­tiques com­munes, coor­don­nées sur un ter­rain inter­pro­fes­sion­nel, capables de por­ter une orien­ta­tion de confron­ta­tion poli­tique et sociale et de conver­gences de lutte. Nous sommes pas dans une confi­gu­ra­tion mar­quée par un mou­ve­ment ascen­dant des luttes ouvrières indé­pen­dantes des struc­tures offi­cielles ( Egypte ), ni dans une situa­tion où comme en Tuni­sie, la gauche syn­di­cale a pu impul­ser des mou­ve­ments de grèves géné­rales régio­nales, s’insérant dans le sou­tien popu­laire et la contes­ta­tion directe du pou­voir , l’organisant en par­tie, mal­gré et contre la bureau­cra­tie. Car là aus­si rien ne se crée spon­ta­né­ment à la simple faveur de l’action ou d’un cli­mat géné­ral ou par un simple volon­ta­risme, peu pré­sent par ailleurs, si ne se sont pas consti­tués pen­dant une période anté­rieure, les bases sociales, les pra­tiques mili­tantes, les élé­ments d’orientations, les struc­tures d’organisation et les expé­riences concrètes, per­met­tant à des sec­teurs de s’engager au moment voulu.

Le M20F n’a pas de relais et d’appui pour pro­mou­voir un pro­ces­sus réel de conver­gence des luttes. Il porte seul la contes­ta­tion glo­bale. Dans un contexte, où le mou­ve­ment popu­laire ne connait pas de pro­ces­sus de mas­si­fi­ca­tion rapide, n’est pas por­tée par une explo­sion sociale géné­ra­li­sée, ce sont les carences anté­rieures, tout ce qui n’a pas été accu­mu­lé comme pra­tiques de lutte, les fai­blesses struc­tu­relles des orga­ni­sa­tions mili­tantes, qui rejaillissent comme un obs­tacle objec­tif à l’approfondissement de la lutte. D’une manière plus large, la dyna­mique actuelle révèle la fai­blesse non seule­ment de l’enracinement des orga­ni­sa­tions de luttes, de ce que cer­tains appellent « les ins­tru­ments de défense orga­niques des masses popu­laires », mais aus­si l’absence d’articulation entre front social et front démo­cra­tique. C’est sur cette dif­fé­ren­cia­tion entre le temps social et le temps poli­tique que le pou­voir puise ses forces et notre camp sa fai­blesse. La dia­lec­tique des luttes reste inégale, frag­men­tée sans qu’existe les élé­ments d’appui à leur com­bi­nai­son. Elle ren­voie certes à des élé­ments objec­tifs par­tiel­le­ment abor­dés mais aus­si au poids des tra­di­tions et fai­blesses de la gauche démo­cra­tique et radi­cale et à un autre niveau celle de l’opposition isla­miste, c’est-à-dire des prin­ci­paux cou­rants orga­ni­sés de la contestation.
La gauche : Contes­ta­tion du pou­voir ou pres­sion sur le pouvoir ?

La gauche de la monar­chie parlementaire :

Connais­sant un long déclin poli­tique, élec­to­ral, orga­ni­sa­tion­nel durant la der­nière décen­nie, la gauche démo­cra­tique a retrou­vé un espace poli­tique par­tiel, en réa­li­té vir­tuel, dans le cadre des mobi­li­sa­tions actuelles. Tra­dui­sant le réfor­misme de sec­teurs de classes moyennes et de la petite bour­geoi­sie intel­lec­tuelle, son hori­zon poli­tique se confond avec une stra­té­gie de pres­sion sur le pou­voir pour le démo­cra­ti­ser, et surfe sur deux élé­ments propres au M20F : l’illusion pré­sente dans cer­tains sec­teurs qu’il est pos­sible de faire tom­ber le makh­zen sans néces­sai­re­ment faire tom­ber la monar­chie, quitte à exi­ger d’elle des reformes sub­stan­tielles , l’illusion qu’il est pos­sible sur la base de mani­fes­ta­tions de masses répé­tées, de faire céder la monar­chie sans que sur­gisse une crise poli­tique ouverte. Cette gauche-là est orga­ni­que­ment hos­tile à des reven­di­ca­tions démo­cra­tiques élé­men­taires comme l’assemblée consti­tuante, n’envisage pas, même comme pers­pec­tive loin­taine, d’exiger la chute du régime et n’a en réa­li­té, aucune stra­té­gie d’accumulation des forces du camp social et démo­cra­tique. Son sou­tien au M20F se confond avec le fait que celui ne dépasse pas les lignes rouges de la reforme sans confron­ta­tion directe avec le pou­voir per­son­nel abso­lu. La fai­blesse poli­tique prin­ci­pale de ce cou­rant qui pour­suit l’objectif illu­soire d’une monar­chie au ser­vice du peuple, est qu’elle occulte deux éléments :

Le makh­zen n’est rien d’autre que la forme concrète de l’appareil d’Etat et du sys­tème d’allégeances qui struc­ture la place spé­ci­fique de la monar­chie comme pou­voir abso­lu, ce qui lui donne le mono­pole maté­riel de sa supré­ma­tie sur le ter­rain poli­tique, social, éco­no­mique et sécu­ri­taire et assure sa repro­duc­tion. Dis­so­cier la monar­chie du makh­zen revient à démem­brer le corps en sau­ve­gar­dant la tête. Ce n’est pos­sible ni en chi­rur­gie, ni en poli­tique. Le deuxième élé­ment tient à l’incompréhension que la monar­chie n’est pas qu’une forme de régime poli­tique mar­quée par le dés­équi­libre des pou­voirs mais le garant d’un sys­tème de domi­na­tion glo­bal et la cris­tal­li­sa­tion d’intérêts sociaux spé­ci­fiques. Qui ne sont pas seule­ment d’une maf­fia cor­rom­pue, d’affairistes, de voleurs contrô­lables par un gou­ver­ne­ment hon­nê­te­ment élu, un par­le­ment repré­sen­ta­tif et une jus­tice indé­pen­dante, mais d’une alliance natio­nale et inter­na­tio­nale de classe, de jonc­tion entre des forces sociales qui tiennent les rênes de l’accumulation, de la pro­prié­té et dont la logique de pro­fit repose struc­tu­rel­le­ment sur la sur­ex­ploi­ta­tion et la dépos­ses­sion. Le palais est la tête, le cœur, le pou­mon et le bras armé de ce système.

Mam­fa­kinch ?

La monar­chie par­le­men­taire reven­di­quée, en réa­li­té est très dif­fé­rente des cas espa­gnols ou anglais, appa­rai­trait aus­si comme le débou­ché poli­tique logique d’une par­ti­cu­la­ri­té du M20F : son paci­fisme assu­mé et reven­di­qué. Ce der­nier, qui en réa­li­té vise d’abord à rendre pos­sible l’activité d’un mou­ve­ment de masse et la par­ti­ci­pa­tion de sec­teurs popu­laires, évi­tant le piège d’une confron­ta­tion inégale dans un pro­ces­sus long de construc­tion des rap­ports de force, devient syno­nyme du refus d’avancer des reven­di­ca­tions poli­tiques et des formes de luttes, qui impli­que­raient en retour le risque d’une répres­sion de masse. La monar­chie par­le­men­taire serait l’option la moins cou­teuse pour obte­nir « la démo­cra­tie » et l’option logique d’un mou­ve­ment paci­fiste de masse. Elle occulte cepen­dant la néces­si­té d’un affron­te­ment social et poli­tique face à un Etat qui lui ne recu­le­ra devant rien pour se main­te­nir. Le paci­fisme n’est en rien une garan­tie contre un tour­nant répres­sif géné­ra­li­sé. Cette gauche cherche à repro­duire le sché­ma his­to­rique de la lutte pour l’indépendance : l’alliance du mou­ve­ment natio­nal et de la monar­chie contre le pro­tec­to­rat dont le seul résul­tat est le néo colo­nia­lisme, l’intégration du pre­mier et sa sou­mis­sion à un pou­voir deve­nu abso­lu. Là, il s’agirait de l’alliance pour des reformes entre les forces pro­gres­sistes et la monar­chie, contre le makh­zen. Farce ou tragédie ?

En réa­li­té, les par­ti­sans de la monar­chie par­le­men­taire envi­sagent à terme une issue ins­ti­tu­tion­nelle à la contes­ta­tion et n’ont pas rom­pu avec une stra­té­gie visant à refor­mer de l’intérieur le pou­voir. Sou­hai­tant un com­pro­mis his­to­rique et paci­fique avec le pou­voir réel, leur orien­ta­tion s’attelle à la défense d’une « démo­cra­ti­sa­tion poli­tique » pro­gres­sive en fai­sant l’économie d’une lutte de masse assu­mant une conflic­tua­li­té ouverte avec le pou­voir cen­tral. Cette orien­ta­tion est en déca­lage à la fois avec le pou­voir lui-même qui a clos l’agenda des « réformes » mais aus­si avec les aspi­ra­tions d’une démo­cra­tie réelle, non des­po­tique, que porte le mouvement.

Les gauches radi­cales : entre reforme et révolution ?

La « Voie Démo­cra­tique » : Les années de reflux des années 80 et 90, la crise de la pers­pec­tive révo­lu­tion­naire, la dégra­da­tion des rap­ports de forces mon­diaux, la vio­lence des années de plomb ont pesé sur les cou­rants révo­lu­tion­naires des années 70 et qui se sont confron­tés à des taches de recons­truc­tion orga­ni­sa­tion­nelle et poli­tique, après avoir été dura­ble­ment répri­més. C’est le cas pour l’essentiel des mili­tants issus de la tra­di­tion mar­xiste-léni­niste et d’Ilal Amam en par­ti­cu­lier qui ont fon­dé la « Voie démo­cra­tique » dans les années 90. L’éloignement de la pers­pec­tive révo­lu­tion­naire a recen­tré l’horizon poli­tique sur la conquête de l’Etat de droit et d’un espace poli­tique de lutte, avec une nette per­di­tion des débats/réflexions sur les ques­tions stra­té­giques de la prise du pou­voir. La lutte démo­cra­tique deve­nait le maillon cen­tral de la lutte poli­tique mais dans le sens d’abord d’arracher les acquis sociaux et démo­cra­tiques, de recons­truire le rap­port de force et de rendre pos­sible à terme, l’isolement de la maf­fia makh­ze­nienne, condi­tion d’une rup­ture avec les ins­ti­tu­tions du pou­voir abso­lu. La période défen­sive néces­site un long tra­vail d’enracinement dans les orga­ni­sa­tions de masse et les luttes popu­laires et une stra­té­gie d’alliance avec les forces sociales et poli­tiques, oppo­sées objec­ti­ve­ment aux inté­rêts des classes domi­nantes. Il s’agit de consti­tuer un « bloc démo­cra­tique radi­cal » capable d’être le débou­ché poli­tique de la « contra­dic­tion prin­ci­pale » entre les « classes com­pra­dores » et les classes popu­laires. Dans ce pro­ces­sus, la consti­tu­tion démo­cra­tique devient le mot d’ordre poli­tique cen­tral de la période.

Consti­tu­tion démo­cra­tique et lutte de masse

L’axe prin­ci­pal est l’exigence de la consti­tu­tion démo­cra­tique réa­li­sée par une ins­tance indé­pen­dante ou une assem­blée consti­tuante, avec en réa­li­té très peu d’éléments sur le pro­jet de socié­té alter­na­tif défen­du et encore moins, une arti­cu­la­tion avec la bataille en réa­li­té, très poli­tique, d’une autre répar­ti­tion des richesses. La façade démo­cra­tique ana­ly­sée uni­que­ment comme du théâtre et un ver­nis à la dic­ta­ture, un moyen de cap­tu­rer et inté­grer les oppo­si­tions his­to­riques, n’a pas fait l’objet d’une ana­lyse plus appro­fon­die. Il y a eu une sous-esti­ma­tion du fait que les formes d’ouverture poli­tique, contrô­lées mais réels, ont à la fois conso­li­dé une base sociale et poli­tique d’appui au régime, mais aus­si ren­du plus dif­fi­cile, la per­cep­tion que la reven­di­ca­tion de la consti­tu­tion démo­cra­tique pou­vait être le sup­port d’un chan­ge­ment poli­tique et social. En réa­li­té, l’exigence de la consti­tu­tion démo­cra­tique n’est pas le creu­set de la confron­ta­tion poli­tique ou le mot d’ordre cen­tral qui peut tra­duire la volon­té poli­tique des masses d’imposer un autre régime. Non pas qu’elle soit une reven­di­ca­tion secon­daire ou inap­pro­priée, mais ce n’est pas sous cette forme reven­di­ca­tive, que les larges masses per­çoivent la pos­si­bi­li­té et la néces­si­té poli­tique d’un chan­ge­ment de leur vie et condi­tions concrètes d’existence. Elle ne porte pas, par elle-même, la prise de conscience, que si les masses veulent voir leur reven­di­ca­tions géné­rales satis­faites et d’une manière durable, elles devront s’emparer du pou­voir et en finir avec l’actuel. Du moins à une échelle autre­ment plus signi­fi­ca­tive que la frac­tion mobi­li­sée aujourd’hui. L’histoire des réformes consti­tu­tion­nelles, nom­breuses depuis l’indépendance, contri­bue aus­si à ce que l’exigence de la consti­tu­tion démo­cra­tique appa­raisse comme réso­lu­ment une affaire des élites, des par­tis, du pou­voir et non pas la voie royale de l’autodétermination poli­tique du peuple. Liés aux aspects ins­ti­tu­tion­nels et du type de régime poli­tique, elle n’apparait pas comme une réponse à l’urgence sociale. Décon­nec­té d’une bataille cen­trale pour une autre répar­ti­tion des richesses et sur le plan poli­tique de l’exigence d’un gou­ver­ne­ment popu­laire indé­pen­dant du makh­zen, elle ne peut être per­çue comme un débou­ché poli­tique logique des résis­tances popu­laires, nom­breuses aujourd’hui, qui naissent du ter­rain social. ». Les masses ne se poli­tisent, pour la grande majo­ri­té, qu’à par­tir de leurs propres expé­riences de luttes. C’est la construc­tion d’un mou­ve­ment de masse qui s’affronte glo­ba­le­ment au pou­voir qui per­met­tra une poli­ti­sa­tion mas­sive et accé­lé­rée et son point de départ ne sera pas néces­sai­re­ment l’exigence d’une consti­tu­tion démo­cra­tique .Et si demain il y a un pro­ces­sus popu­laire de radi­ca­li­sa­tion poli­tique, le seul mot d’ordre qui s’exprimera est celui de l’exigence de la chute du régime.

La lutte poli­tique : une affaire de partis ?

Cette orien­ta­tion est aus­si mar­quée par une concep­tion res­tric­tive de la lutte poli­tique vue comme lutte concer­nant exclu­si­ve­ment les par­tis. Certes ; une alter­na­tive poli­tique ne nait pas auto­ma­ti­que­ment des contra­dic­tions sociales et des mobi­li­sa­tions immé­diates sur le ter­rain social et syn­di­cal. Une construc­tion spé­ci­fique qui per­mette de dépas­ser l’horizon limi­té des luttes immé­diates, et un pro­jet poli­tique qui ne reflète pas seule­ment une addi­tion des résis­tances par­tielles, est néces­saire. Mais dans cette approche, la lutte syn­di­cale est réduite à un ter­rain de lutte éco­no­mique, tout comme les luttes sociales à la défense de reven­di­ca­tions par­tielles et ne sont pas des ter­rains poten­tiels d’affirmation de la contra­dic­tion fon­da­men­tale. Là ou peut se jouer la pos­si­bi­li­té de prises de consciences de l’impossibilité d’une satis­fac­tion durable et réelle des reven­di­ca­tions élé­men­taires dans le cadre du sys­tème exis­tant. Et par­tant de la construc­tion d’organisation de masses/front de lutte qui peut avoir une dimen­sion poli­tique expli­cite. Non pas que « la lutte des masses orga­ni­sées et conscientes » (du seul fait du par­ti ?) ne soit pas consi­dé­ré comme le fac­teur déci­sif du chan­ge­ment, mais dans le sens où les mou­ve­ments de masse ne peuvent avoir de por­tée globale.

La per­cep­tion que le mou­ve­ment social au sens large, peut poten­tiel­le­ment et à cer­taines condi­tions, deve­nir un mou­ve­ment poli­tique, c’est à dire lier ses reven­di­ca­tions propres à une contes­ta­tion plus géné­rale du pou­voir, ne pas s’inscrire uni­que­ment dans une démarche défen­sive et caté­go­rielle, est sin­gu­liè­re­ment absente. La gauche radi­cale a en réa­li­té, repro­duit dans sa pra­tique même, la dis­so­cia­tion impo­sée par le sys­tème entre le champ social et le ter­rain poli­tique. Dans une sorte de divi­sion très méca­nique des taches et des fonc­tions. Au mou­ve­ment social et syn­di­cal la contes­ta­tion quo­ti­dienne, les reven­di­ca­tions immé­diates, la résis­tance et aux par­tis la for­mu­la­tion de l’alternative, des alliances, la lutte contre le pou­voir, la mise en avant de reven­di­ca­tions poli­tiques. Le ter­rain poli­tique pour­tant com­mence lorsque les sec­teurs popu­laires s’affrontent à par­tir de leurs luttes et aspi­ra­tions immé­diates à la poli­tique glo­bale du pouvoir.

L’exemple des coor­di­na­tions contre la vie chère est signi­fi­ca­tif. Un mou­ve­ment de masse com­men­çait à émer­ger sur la ques­tion des fac­tures de prix , d’électricité et plus lar­ge­ment du coût de la vie, posant d’emblée la ques­tion plus géné­rale du pou­voir d’achat, des salaires et de la répar­ti­tion des richesses, du contrôle des poli­tiques éco­no­miques, c’est-à-dire des ques­tions qui touchent direc­te­ment la struc­ture maté­rielle de la domi­na­tion. Et qui pose concrè­te­ment dans l’espace public, la ques­tion de savoir « qui décide et qui contrôle », la majo­ri­té de la gauche radi­cale, n’y a vu qu’un nou­veau front de lutte de défense des consom­ma­teurs et un nou­veau ter­rain de dénon­cia­tion des poli­tiques anti popu­laires et de la pri­va­ti­sa­tion. Cette incom­pré­hen­sion radi­cale qu’à par­tir des ques­tions éco­no­miques et sociales et de la struc­ture géné­rale de la répar­ti­tion des richesses, peuvent se déployer des contes­ta­tions de masses qui prennent un carac­tère poli­tique, a un effet majeur. Une sous-esti­ma­tion de la ques­tion des conver­gences des luttes, de l’unité d’action ouvrière-popu­laire, de l’auto orga­ni­sa­tion à la base, des liens reven­di­ca­tifs néces­saires entre les aspi­ra­tions immé­diates et l’exigence d’une lutte glo­bale, c’est-à-dire des poli­tiques néces­saires à la construc­tion d’un mou­ve­ment de masse capable de prendre une dimen­sion natio­nale, d’agglomérer des sec­teurs popu­laires divers et de se confron­ter cen­tra­le­ment aux poli­tiques du pouvoir.

Il n’y a pas dans cette approche, sur le ter­rain concret de l’activité, la recherche de média­tions entre les luttes par­tielles, de trait d’union entre les pro­ces­sus de luttes, de mutua­li­sa­tion des reven­di­ca­tions. La centralisation/coordination des luttes comme vec­teur de la construc­tion d’un rap­port de force poli­tique et natio­nal est éva­cué au pro­fit d’une simple stra­té­gie d’additions de luttes défen­sives que rien ne vient lier. Tout comme la construc­tion d’un débou­ché poli­tique par le haut appa­rait comme le préa­lable et la condi­tion d’une matu­ra­tion poli­tique des résis­tances popu­laires. Là aus­si, si l’on reste à l’exemple de coor­di­na­tions de la vie chère, l’accent a été mis sur la recherche d’accords entre frac­tions poli­tiques bien plus que sur l’organisation à la base des habi­tants des quar­tiers popu­laires, quitte au final que cette expé­rience soit sabor­dé par ceux-là même qui sont sup­po­sés en être les forces motrices. Cette approche ne conçoit la poli­ti­sa­tion de masse que sous la forme de la lutte diri­gée par les par­tis, ce qui écarte toute pers­pec­tive de com­plé­men­ta­ri­té dia­lec­tique entre le ter­rain des mobi­li­sa­tions de masse et le com­bat poli­tique. Elle rela­ti­vise la cen­tra­li­té de la ques­tion sociale comme moteur fon­da­men­tal d’une lutte démo­cra­tique de masse et non pas comme un simple sup­port de la confron­ta­tion poli­tique. Dans cette approche, celle-ci ne se pose que lorsqu’est abor­dée la ques­tion de la consti­tu­tion démo­cra­tique et que se réa­lise un bloc démo­cra­tique, et non pas lorsque le mou­ve­ment de masse, sur la base de ses aspi­ra­tions propres, s’empare par ses propres moyens et l’action directe, du ter­rain poli­tique. Le M20F a appor­té un démen­ti cin­glant à cette approche reje­tant les cadres poli­tiques exis­tants en réa­li­té dans une situa­tion défen­sive, les contrai­gnait à s’ériger comme simple force de sou­tien, tout en cher­chant dans le cadre du comi­té natio­nal d’appui et des alliances affi­chées , à peser sur les dyna­miques existantes.

Un pas en avant, deux pas en arrière ?

Au-delà de l’épisode éphé­mère de ten­ta­tive d’une alliance de la gauche radi­cale, la « Voie démo­cra­tique » a des­si­né dès sa nais­sance offi­cielle, l’axe ou le centre de gra­vi­té de ses alliances, avec des hauts et des bas, avec des cou­rants poli­tiques de la gauche non gou­ver­ne­men­tale, « réfor­miste ». Loin d’être seule­ment le cata­ly­seur d’un front d’action sur la base de reven­di­ca­tions concrètes, il s’agit de façon­ner un bloc poli­tique capable d’incarner une alter­na­tive démo­cra­tique face au pou­voir makh­ze­nien, sans faire la démons­tra­tion que ce type d’alliances peut effec­ti­ve­ment modi­fier la situa­tion. Cette approche sur­es­time la force de ces cou­rants qui ne sont pas liés orga­ni­que­ment aux classes popu­laires et sous-estime les entraves à leur radi­ca­li­sa­tion poten­tielle, au-delà de prises de posi­tions conjonc­tu­relles de leur part. Elle reflète en réa­li­té une dif­fi­cul­té sin­gu­lière : l’impossibilité d’imaginer « le nou­veau » dans une période his­to­rique où les géné­ra­tions qui entrent dans les luttes sociales et poli­tiques ne se retrouvent pas dans les oppo­si­tions ins­ti­tu­tion­nelles, ni même dans les sché­mas clas­sique d’avant-garde. Le M20F n’est-il pas d’ailleurs à sa manière une réac­tion face à l’impuissance de par­tis, y com­pris pro­gres­sistes, inca­pables depuis des décen­nies, de chan­ger un tant soit peu la donne ? Et qui depuis long­temps avait déser­té la rue ? Ou qui dans les mobi­li­sa­tions n’ont pu impo­ser des vic­toires par­tielles?. La concep­tion domi­nante du bloc démo­cra­tique radi­cal est conçue comme une addi­tion de cou­rants hété­ro­clites de la gauche, nés dans un autre contexte his­to­rique ; une « alliance d’en haut » au lieu d’être un pro­ces­sus de refon­da­tion d’un mou­ve­ment popu­laire, y com­pris dans sa dimen­sion poli­tique, à par­tir du mou­ve­ment réel qui conteste l’ordre éta­bli. Cet impen­sé ren­voie t’il aux limites d’une géné­ra­tion poli­tique ? À l’effet cumu­la­tif d’une longue période de défaites qui rend dif­fi­cile une concep­tion dif­fé­rente de la lutte politique ?.

Cet héri­tage pèse aujourd’hui dans la manière de conce­voir les batailles néces­saires pour assu­rer des jonc­tions avec la lutte démo­cra­tique popu­laire mais aus­si plus lar­ge­ment pour se posi­tion­ner dans le mou­ve­ment. La contra­dic­tion à ce niveau est double : il s’agit d’entrainer dans la lutte et d’organiser des sec­teurs popu­laires, les forces prin­ci­pales de la lutte, qui ne se retrouvent pas dans les orga­ni­sa­tions de masses , alors que n’a pas été réso­lu la matrice des reven­di­ca­tions qui peut uni­fier les contes­ta­tions, des outils de lutte et des formes d’organisation néces­saires à ce niveau, et plus par­ti­cu­liè­re­ment, la ques­tion de l’auto acti­vi­té ou l’auto orga­ni­sa­tion, qui fait par­tie des « impen­sés » de cette tra­di­tion. Mais aus­si d’entrainer, les orga­ni­sa­tions de masse ou cer­tains de leurs sec­teurs, dans un contexte où cette gauche radi­cale n’a pas d’ancrage poli­tique spé­ci­fique, indé­pen­dant des conces­sions faites par la bureau­cra­tie et de son bon vou­loir, ni construit en leur sein, les points d’appui à une orien­ta­tion « lutte de classe », radi­cale, qui ne se limite pas à la défense par­tielle de reven­di­ca­tions immé­diates et caté­go­rielles. Pen­dant long­temps, la pra­tique dans les orga­ni­sa­tions de masses, notam­ment syn­di­cales, a repro­duit une poli­tique « trade unio­niste » (ce que ne fait même pas la bureau­cra­tie) et de guerres de posi­tion dans l’appareil , déter­mi­nés par des accords au som­met, entre frac­tions poli­tiques. Cette tac­tique, sur la base des rap­ports de forces exis­tants, exclue toute média­tion vers des luttes ouvrières indé­pen­dantes uni­taires et ne cherche pas à nour­rir des dyna­miques inter­pro­fes­sion­nelles. Elle épouse le frac­tion­ne­ment des luttes et des orga­ni­sa­tions et les repro­duit dans des cadres, qui excluent toute ini­tia­tive indé­pen­dante de la base. Le ver­sant poli­tique de cette contra­dic­tion, à un niveau plus géné­ral, est la construc­tion d’alliances avec des cou­rants poli­tiques qui sont struc­tu­rel­le­ment oppo­sés à l’émergence de mou­ve­ments de masse auto­nomes et d’une dyna­mique de grève géné­rale qui implique un blo­cage effec­tif de l’économie.

« Direc­tion ferme des luttes » ?

Dans un contexte où la lutte prend un carac­tère plus offen­sif, la « Voie démo­cra­tique » n’arrive pas à sor­tir des tac­tiques et réflexes issus d’une longue période défen­sive, ni des limites de son propre héri­tage poli­tique. La réfé­rence com­mune à une orien­ta­tion et appar­te­nance poli­tique, radi­cale dans ses énon­cés, n’a pas per­mis d’être en réa­li­té le contre feux et le lieu d’un réajus­te­ment poli­tique des pra­tiques exis­tantes, car cette orien­ta­tion est-elle même limi­tée, par l’absence de stra­té­gie claire de construc­tion d’un rap­port de force dans une pers­pec­tive révo­lu­tion­naire. Elle théo­rise l’impossibilité de deve­nir le réfé­rent poli­tique glo­bal, ou même par­tiel, du pro­ces­sus aux côtés des autres cou­rants radi­caux. Fruit d’une longue exis­tence mino­ri­taire ? . Elle exclue la construc­tion d’un mou­ve­ment popu­laire sur des bases de classes, dis­so­ciant la révo­lu­tion poli­tique de la révo­lu­tion sociale. L’enjeu est pour elle de « pré­pa­rer l’avenir », d’abord en s’appuyant sur le mou­ve­ment actuel pour arra­cher la démo­cra­tie, de rendre pos­sible la rup­ture avec le régime ou du moins des conquêtes démo­cra­tiques signi­fi­ca­tives, per­met­tant d’aborder dans de meilleures condi­tions, cette tâche. Ce réa­lisme appa­rent confond cer­tains élé­ments de la situa­tion concrète et les poli­tiques néces­saires à une rup­ture démocratique.

Un chan­ge­ment réel ou même des conquêtes signi­fi­ca­tives néces­si­te­ra un haut niveau de confron­ta­tion sociale et poli­tique impli­quant une dia­lec­tique entre mobi­li­sa­tion de masse et grèves recon­duc­tibles, une com­bi­nai­son des formes de luttes ver­té­brés par des exi­gences com­munes, une insur­rec­tion sociale et démo­cra­tique. Et au cœur du mou­ve­ment réel, un pro­ces­sus de réor­ga­ni­sa­tion des outils de lutte impli­quant et asso­ciant, à l’intérieur et l’extérieur des orga­ni­sa­tions de masse, des mil­liers de nou­veaux révo­lu­tion­naires insé­rés dans leurs milieux res­pec­tifs. Cette pers­pec­tive implique un hori­zon et des tac­tiques poli­tiques qui ne se réduisent pas à une simple addi­tion des luttes par­tielles, à la recherche de l’unité poli­tique avec des forces qui font plus par­tie du pro­blème que de la solu­tion, ou au « sou­tien » du mou­ve­ment. A sup­po­ser même que dans le cadre des rap­ports de force actuel, le « réa­lisme poli­tique » impli­que­rait d’abord d’affaiblir l’adversaire et d’élargir des brèches démo­cra­tiques, la ques­tion de la conquête de l’autonomie poli­tique des exploi­tés et oppri­més sur la base d’accumulations d’expériences de luttes de masses indé­pen­dantes n’est-elle pas l’élément essen­tiel qui per­met­trait d’imposer et élar­gir ces brèches ? et de pré­pa­rer dans les meilleures condi­tions la lutte pour une rup­ture plus profonde?.

Autres visages radicaux

Les autres cou­rants qui se réclament d’une pers­pec­tive révo­lu­tion­naire sont éga­le­ment en dif­fi­cul­té. Les cou­rants basistes prin­ci­pa­le­ment pré­sents dans la jeu­nesse, sont en par­tie désar­més dans la situa­tion actuelle. Inca­pable de sur­mon­ter leurs divi­sions, cher­chant d’abord à culti­ver leurs spé­ci­fi­ci­té, leur radi­ca­lisme d’action ne répond pas pour autant aux ques­tions clefs de l’accumulation des forces : com­ment gagner de larges sec­teurs popu­laires non pas sur une base idéo­lo­gique, mais à tra­vers l’action ? Com­ment com­bi­ner les alliances néces­saires et la construc­tion d’une indé­pen­dance poli­tique, sur des bases de classes, du mou­ve­ment ? Quelles formes d’action, de lutte et d’organisation du mou­ve­ment popu­laire per­met­taient d’élever le niveau de confron­ta­tion et de per­mettre dans les meilleures condi­tions, l’affrontement néces­saire ? Quel pro­gramme reven­di­ca­tif per­met­trait de scel­ler une large coa­li­tion popu­laire ? A ces ques­tions qui néces­sitent une réponse de toute la gauche radi­cale, en termes d’élaboration ouverte, le cou­rant basiste n’apporte pas plus de réponses satis­fai­santes que la voie démo­cra­tique. Mais on ne peut nier la radi­ca­li­té por­tée et son refus d’imposer des bar­rières arti­fi­cielles au mou­ve­ment de masse. Ni sa capa­ci­té à se lier à la contes­ta­tion en tenant compte de sa complexité.

Les cou­rants issus du trots­kysme sont confron­tés à la fai­blesse de leur sur­face sociale et aux limites de leur implan­ta­tion géo­gra­phique et de leurs moyens d’intervention. A cette limite objec­tive se com­bine une limite poli­tique : l’indétermination rela­tive de leur pro­jet poli­tique au-delà des taches géné­rales de pro­pa­gande et/ou d’un acti­visme de ter­rain. La ques­tion non expli­ci­tée, de la nature du par­ti à construire ( par­ti se réfé­rant à un héri­tage his­to­rique , par­ti de l’unité des révo­lu­tion­naires, par­ti large tour­né vers la refon­da­tion d’un mou­ve­ment popu­laire et ouvrière indé­pen­dant, par­ti de l’unité de la gauche radi­cale.. ), l’absence de pro­gramme d’action arti­cu­lant le mou­ve­ment réel et les taches stra­té­giques, la ques­tion non réso­lue des rap­ports entre « mou­ve­ments sociaux », mou­ve­ment démo­cra­tique », « mou­ve­ment ouvrier » dans la pers­pec­tive de construc­tion d’un bloc social et poli­tique anta­go­niste, sont des élé­ments de fai­blesses. Qui ne leur sont pas spé­ci­fiques, mais pèsent d’une manière plus par­ti­cu­lière sur les groupes qui n’ont pas sta­bi­li­sé leur réa­li­té poli­tique et orga­ni­sa­tion­nelle, à plus forte rai­son dans un contexte où le pro­ces­sus révo­lu­tion­naire dans le monde arabe et l’émergence d’un mou­ve­ment de contes­ta­tion de type radi­ca­le­ment nou­veau sou­lève des ques­tions tac­tiques com­plexes. Face à cette dif­fi­cul­té, le risque est soit de s’enfermer dans une poli­tique de repli visant à pré­ser­ver les acquis et à cher­cher des sub­sti­tuts aux limites du M20F, soit au nom du sou­tien au mou­ve­ment, de rela­ti­vi­ser les cli­vages poli­tiques et pro­gram­ma­tiques. « L’appel à toute la gauche » ini­tié par le groupe Almou­na­di­la dénote de cette pres­sion de la situa­tion et de la dif­fi­cul­té à défi­nir une voie indé­pen­dante. L’alliance sou­hai­tée allant des basistes aux réfor­mistes, au nom d’un inté­rêt com­mun au chan­ge­ment, outre qu’il ne défi­nit pas sur quelle base et autour de quelles taches, cette uni­té aus­si large peut se faire, tend seule­ment à déca­ler la bataille néces­saire à la cla­ri­fi­ca­tion des voies et des moyens de la construc­tion d’un mou­ve­ment révo­lu­tion­naire de masse. Et par­tant de là, la néces­si­té spé­ci­fique de tra­vailler à un regrou­pe­ment indé­pen­dant des cou­rants qui prônent une rup­ture véri­table. A sa manière, cela relève aus­si la dif­fi­cul­té de par­ler aux nou­velles géné­ra­tions et de res­ter arri­mé à l’ancien.

Une radi­ca­li­té sans ailes ?

La gauche radi­cale dans sa diver­si­té navigue entre un réa­lisme tac­tique qui peine à défi­nir des « lignes stra­té­giques » et un acti­visme de lutte qui saute sur les média­tions néces­saires pour sta­bi­li­ser des cou­rants réels de radi­ca­li­sa­tion, capable de pola­ri­ser et d’entrainer de larges sec­teurs popu­laires. Elle navigue entre la volon­té de peser sur les cou­rants issus de la crise du vieux mou­ve­ment démo­cra­tique et natio­nal et un « mou­ve­men­tisme « avec une base limi­tée. Il y a en réa­li­té trois lignes de frac­ture : la ligne de recom­po­si­tion avec les partis/organisations issus de la crise du vieux mou­ve­ment natio­nal-démo­cra­tique, la ligne de l’autonomie basiste du mou­ve­ment social et démo­cra­tique de contes­ta­tion, la ligne de la conver­gence uni­taire basé sur une com­plé­men­ta­ri­té et non pas une hié­rar­chie des luttes sociales et démo­cra­tiques. Aucune de ces orien­ta­tions n’arrivent tou­te­fois à faire émer­ger une stra­té­gie cohé­rente. Au-delà des dif­fé­rences d’orientations, il y a en réa­li­té quatre écueils :

- L’absence d’une com­pré­hen­sion stra­té­gique des res­sorts d’une confron­ta­tion sociale et poli­tique géné­ra­li­sée : l’articulation dyna­mique entre la grève géné­rale enten­due non pas comme une jour­née d’action mais comme mou­ve­ment des sala­riés visant à blo­quer l’économie et d’un mou­ve­ment de masse, non ins­ti­tu­tion­nel, capable d’occuper l’espace publique. La dis­cus­sion peut être ouverte sur com­ment atteindre ces objec­tifs mais encore faut-il qu’ils soient par­ta­gés comme pers­pec­tives concrètes.

- L’absence d’une vision com­mune de l’importance spé­ci­fique d’un regrou­pe­ment indé­pen­dant des forces de la gauche radi­cale pour faire émer­ger un pôle démo­cra­tique révo­lu­tion­naire et anti­ca­pi­ta­liste dans la contes­ta­tion actuelle, déli­mi­té des par­ti­sans de la monar­chie par­le­men­taires et des stra­té­gies de simple « pres­sion « sur le pouvoir.

- L’absence, sur le ter­rain concret de la pra­tique de lutte, d’une vision conver­gente sur l’auto orga­ni­sa­tion démo­cra­tique du mou­ve­ment comme condi­tion de son enra­ci­ne­ment et élargissement.

- L’absence d’expériences com­munes de confron­ta­tions poli­tiques visant à déli­mi­ter les diver­gences et à explo­rer les zones de conver­gences. Dans les condi­tions actuelles, l’investissement de la gauche radi­cale n’est pas de nature à dénouer les problèmes/ dif­fi­cul­tés auquel est confron­té le mou­ve­ment, ni de peser d’une manière signi­fi­ca­tive pour trans­for­mer les rap­ports de forces.

L’opposition isla­miste :

Nombre de polé­miques ont eu lieu ces der­niers mois sur le sens de la par­ti­ci­pa­tion des isla­mistes et la nature des rela­tions à éta­blir avec eux. Cer­tains consi­dé­raient que « Jus­tice et Bien­fai­sance » ( Al ADL) n’est pas un bloc homo­gène avec lequel il était pos­sible d’établir des col­la­bo­ra­tions, sur la base du res­pect de la pla­te­forme du mou­ve­ment. La dyna­mique même de la lutte per­met­trait de peser sur les contra­dic­tions qui lui sont propres, voire de gagner une par­tie de sa base à un pro­jet d’émancipation démo­cra­tique. Sa pré­sence était une condi­tion pour affir­mer l’unité popu­laire et le carac­tère de masse des mobi­li­sa­tions face au makh­zen. D’autres ou les mêmes, tout en qua­li­fiant de réac­tion­naire son pro­jet de socié­té, n’excluait pas sa trans­for­ma­tion en par­ti « démo­cra­tique » isla­miste à la manière du PJD turc, d’autant plus que le nou­veau dis­cours public de cette mou­vance était tour­né vers la défense de l’état civil. Ces mêmes cou­tants étaient per­sua­dés qu’Al Adl irait jusqu’au bout de la lutte, compte tenu de sa cri­tique radi­cale du sys­tème du makh­zen et du sta­tut du com­man­deur des croyants et de sa posi­tion tra­di­tion­nelle, visant à refu­ser toute légi­ti­mi­té poli­tique aux ins­ti­tu­tions en place. D’autres cri­ti­quaient ce point de vue à par­tir d’une ana­lyse de classe de la nature de sa direc­tion et de son pro­gramme réel mais ne pen­sait pas néces­sai­re­ment qu’Al Adl arrê­te­rait, à cette phase, sa participation.

Com­ment ana­ly­ser le retrait d’Al Adl ? Lais­sons de côté les fan­fa­ron­nades d’une cer­taine gauche qui explique le retrait en rai­son de sa résis­tance et celle du camp laïque met­tant en échec ses ten­ta­tives d’hégémonie, les rai­sons essen­tielles sont ailleurs. Al ADL était confron­té dans la conjonc­ture poli­tique ouverte par la nomi­na­tion d’un gou­ver­ne­ment « diri­gé » par un autre par­ti isla­miste, pour la pre­mière fois dans l’histoire du Maroc, à une série de contra­dic­tions : son posi­tion­ne­ment était déca­lé au niveau inter­na­tio­nal, tant l’administration amé­ri­caine que ses prin­ci­paux finan­ceurs sou­tiennent le pro­ces­sus gou­ver­ne­men­tal, la met­tant en porte à faux. Par ailleurs, Al Adl ne sou­haite pas appa­raitre tac­ti­que­ment comme un des res­pon­sables de l’échec ( pré­vi­sible) du gou­ver­ne­ment actuel, son objec­tif à ce niveau, est plu­tôt de gagner la base sociale du PJD, voire cer­taines de ses com­po­santes à son propre pro­jet, tout en ouvrant l’espace poli­tique à un dia­logue offi­cieux lui assu­rant une éven­tuelle trans­for­ma­tion comme par­ti poli­tique légal, doté d’une vitrine publique, ce qui est une vielle reven­di­ca­tion de ce mou­ve­ment. Troi­sième élé­ment, Al Adl fait l’analyse que le M20F n’est pas en capa­ci­té de trans­for­mer radi­ca­le­ment les rap­ports de force en rai­son même de la fai­blesse et l’hétérogénéité des forces orga­ni­sées qui y inter­viennent, ni d’être le point d’appui à la construc­tion d’un mou­ve­ment poli­ti­co-reli­gieux de masse. Ce retrait prag­ma­tique est peut être aus­si liée à l’analyse que la conjonc­ture pos­té­lec­to­rale va être mar­quée par un mou­ve­ment ascen­dant de la répres­sion dans les termes d’une confron­ta­tion inégale. Sans doute, on peut attri­buer ce virage à un conser­va­tisme d’organisation, à l’analyse que la situa­tion ne se prête pas à un dénoue­ment rapide et que l’enjeu est d ‘accu­mu­ler les forces dans les bases sociales que n’arrivent pas à agglo­mé­rer le M20F, en s’appuyant sur une plus grande visi­bi­li­té poli­tique et média­tique acquise durant ces der­niers mois. Il serait dans tous les cas hasar­deux de consi­dé­rer ce recul comme un retrait stra­té­gique. Il ne pose pas moins les capa­ci­tés de la gauche à assu­mer une situa­tion où elle occupe de fait, seule, le champ de contes­ta­tion poli­tique dans le M20F.

Retours sur le M20F :

Le mou­ve­ment est en réa­li­té dans une phase dif­fi­cile et connait un reflux rela­tif, même si il conti­nue, avec un vrai ancrage dans cer­taines villes. Si il a pu faire pres­sion sur le pou­voir, il n’a pu impo­ser des reformes ou un chan­ge­ment, ni pro­mou­voir des formes de luttes qui construisent le rap­port de force. IL n’a pu s’articuler avec les luttes sociales et popu­laires qui tra­versent le royaume et élar­gir sa base sociale et il connait une crise lar­vée faute de pers­pec­tives. Simple inflexion aggra­vé par le retrait de Al Adl ou début d’un reflux pro­lon­gé?. En réa­li­té, les racines de sa fai­blesse sont dans sa consti­tu­tion même. Mou­ve­ment hori­zon­tal et consti­tué comme une addi­tion de mou­ve­ments locaux sans struc­ture hié­rar­chique et porte-parole, il a repro­duit les élé­ments de force de ce type d’organisation, à savoir un mou­ve­ment qui n’est pas struc­tu­ré d’en haut et per­met­tant à des sec­teurs non orga­ni­sés, de s’engager et contri­buer en même temps, à un plu­ra­lisme de fait des acteurs. La base d’adhésion indi­vi­duelle au mou­ve­ment et ses actions a contri­bué à ce que les forces orga­ni­sées se posi­tionnent comme force de sou­tien, tout comme leur diver­si­té est un frein par­tiel au risque d’hégémonie. Mais en même temps ce type de struc­tu­ra­tion a impli­qué aus­si des fai­blesses réelles.

L’absence de coor­di­na­tion natio­nale propre au mou­ve­ment n’a pas per­mis d’élaboration col­lec­tive, « cen­trale » des ini­tia­tives néces­saires à l’expression/construction natio­nale du rap­port de force, au-delà des jour­nées d’actions répé­ti­tives et décen­tra­li­sées. Notam­ment lorsque le mou­ve­ment a connu un pic comme le 22 avril et d’une manière géné­rale, pour abor­der col­lec­ti­ve­ment toutes les ques­tions posées au mou­ve­ment et peser sur les rythmes de mobi­li­sa­tions (et la nature des actions à promouvoir).

L’extériorité des orga­ni­sa­tions sociales, poli­tiques et de masses du mou­ve­ment , ou de cadres col­lec­tifs d’expression a ren­du dif­fi­cile d’aborder la ques­tion concrète des conver­gences, au-delà du sou­tien au M20F par ces mêmes orga­ni­sa­tions, mais aus­si la recon­nais­sance du Mou­ve­ment , comme un espace inclu­sif, social et poli­tique, lieu où peuvent s’articuler des reven­di­ca­tions spé­ci­fiques et des reven­di­ca­tions générales.

Mou­ve­ment hori­zon­tal, mais aus­si fai­ble­ment auto orga­ni­sé : dans la grande majo­ri­té des villes, il n’y a pas d’espace spé­ci­fique d’élaboration et de déci­sion réap­pro­priés par les mili­tants et mani­fes­tants. Et quand elles existent, les assem­blée géné­rales sont en géné­ral « tech­niques », fai­ble­ment por­teuse d’une dyna­mique démo­cra­tique de poli­ti­sa­tion et où les mili­tants orga­ni­sés sont sur représentés.

Conçu comme un mou­ve­ment uni­taire sur la base d’une pla­te­forme forte mais mini­male, avec le sou­ci légi­time de ne pas divi­ser les forces sur des enjeux qui brouillent la contra­dic­tion prin­ci­pale avec le makh­zen, cette unité/plateforme bloque para­doxa­le­ment la matu­ra­tion offen­sive du mou­ve­ment en ren­dant secon­daire ( tabou ? ) la cla­ri­fi­ca­tion sur les objec­tifs et les moyens de construc­tion d’un rap­port de force glo­bal. Elle laisse en sus­pens la ques­tion du pou­voir et plus par­ti­cu­liè­re­ment le lien entre les reven­di­ca­tions démo­cra­tiques et la place de la monar­chie, sur laquelle n’existe pas de consen­sus, tout comme sur les formes de luttes et de conver­gences qui per­met­trait de den­si­fier le mou­ve­ment de masse et ses formes de contes­ta­tion. Tant cette approche de l’unité, que le type de struc­tu­ra­tion exis­tante, ont ren­du dif­fi­cile l’émergence d’un débat mai­tri­sé col­lec­ti­ve­ment, plu­ra­liste et ouvert sur les taches du mou­ve­ment et en son sein.

Construit de fait comme un mou­ve­ment de pres­sion et d’agitation popu­laire sur une pro­blé­ma­tique démo­cra­tique géné­ral, leM20F ne s’est pas (encore ?) éla­bo­ré comme mou­ve­ment orga­ni­sant d’en bas, la confron­ta­tion cen­trale avec le pou­voir. Ses formes d’agitations et slo­gans tra­duisent aus­si des aspi­ra­tions sociales mais il ne joue pas le rôle de pas­se­relle entre les dif­fé­rentes résis­tances et n’arrive pas à tra­duire, en force col­lec­tive, les reven­di­ca­tions concrètes que porte le cli­mat social général.

Dans les condi­tions actuelles, le M20F n’apparait comme le creu­set de l’alliance popu­laire, le sujet anta­go­niste du bloc domi­nant doté d’une légi­ti­mi­té supé­rieure mais comme un ferment et un révé­la­teur des contra­dic­tions sociales et poli­tiques et des tâches qui res­tent à résoudre pour que sur­gisse plei­ne­ment le prin­temps de la révo­lu­tion maro­caine. Est-il une pré­misse d’un mou­ve­ment popu­laire plus large ame­né à se construire à moyen terme, avec une autre phy­sio­no­mie sociale et poli­tique ? sau­ra t’il dépas­ser ses limites et contra­dic­tions internes dans les condi­tions d’aujourd’hui ?. On ne peut répondre d’une manière caté­go­rique à ces ques­tions. Mais jusqu’ici, Il ne semble pas avoir les res­sorts internes pour être le cata­ly­seur d’une lutte démo­cra­tique et révo­lu­tion­naire de masse, capable de sou­der le peuple dans une volon­té com­mune. Il ne résorbe pas comme fac­teur agis­sant, l’asymétrie ou dis­cor­dance entre les temps sociaux et les temps poli­tiques, et n’apparait pas au-delà de l’écho et la sym­pa­thie qu’il peut sus­ci­ter, comme le réfé­rent logique des aspi­ra­tions sociales de la grande majorité.

Il est tou­te­fois inté­res­sant de noter que la pro­po­si­tion de la coor­di­na­tion de rabat d’une mani­fes­ta­tion natio­nale cen­tra­li­sée dans la capi­tale arti­cu­lée à un appel à la grève natio­nale, sus­cite des réac­tions diverses. Cette pro­po­si­tion tra­duit bien la prise de conscience des limites des formes d’action déployées à ce jour, mais se heurte à l’absence d’une struc­ture natio­nale propre au mou­ve­ment et n’est pas issue d’un débat à la base et d’une matu­ra­tion col­lec­tive. Les voies de sa réap­pro­pria­tion sont incer­taines. Elle sous-estime l’absence de condi­tion d’une grève en rai­son même de l’absence de syner­gie entre le M20F et le mou­ve­ment syn­di­cal et au sein de ce der­nier l’absence d’équipes et sec­teurs capable de s‘emparer de cette pro­po­si­tion. Elle relève les manques ins­crits dans la situa­tion géné­rale. Ce qu’il convient pré­ci­sé­ment de dépasser.
Des défis présents

Les dan­gers auquel se confronte l’avenir à rela­ti­ve­ment court terme du mou­ve­ment peuvent se décli­ner à dif­fé­rents niveaux. Un risque de radi­ca­li­sa­tion poli­tique fai­sant écla­ter ses contra­dic­tions internes et sans qu’existe une dyna­mique ascen­dante du mou­ve­ment de masse. Un risque inverse visant à sacra­li­ser le consen­sus et les formes nor­ma­li­sées de contes­ta­tion hebdomadaires/mensuelles sans qu’émergent de nou­velles dyna­miques reven­di­ca­tives et de luttes, por­teuses d’une confron­ta­tion de masse. Un risque que se cris­tal­lise sur la durée des formes de délé­ga­tion de pou­voir où le centre réel de déci­sion soit por­té par les forces orga­ni­sées, ne serait-ce que parce que le mou­ve­ment n’arrive pas à se doter d’une struc­tu­ra­tion natio­nale propre. Ce point mérite une atten­tion particulière.

La contri­bu­tion D’amine Abdel­ha­mid, membre du comi­té de sui­vi du conseil natio­nal d’appui au M20F et figure impor­tante de la gauche radi­cale, sur les ques­tions d’organisation est révé­la­trice des limites d’une géné­ra­tion et orien­ta­tion poli­tique. Le déve­lop­pe­ment du mou­ve­ment est selon lui condi­tion­né par sa struc­tu­ra­tion sec­to­rielle (comi­té 20f étu­diant, 20f chô­meurs, 20f syn­di­ca­listes, 20f femmes, 20f quar­tiers popu­laires…), sa dota­tion d’une direc­tion natio­nale et d’une coor­di­na­tion étroite avec le comi­té natio­nal d’appui, en réa­li­té le comi­té de sui­vi de ce der­nier. En appa­rence, cette pro­po­si­tion appa­rait de bon sens, ne faut-il pas que le mou­ve­ment s’organise auprès des sec­teurs sociaux qu’il faut gagner et main­te­nir dans la lutte ? Arri­ver à mieux coor­don­ner les forces qui sou­tiennent ? Mieux orga­ni­ser leur sou­tien?. Mais, en réa­li­té, elle prend le pro­blème à l’envers. La dif­fi­cul­té du mou­ve­ment est d’abord de nature poli­tique plus qu’organisationnelle. Il y a une indé­ter­mi­na­tion de la stra­té­gie de lutte et des moda­li­tés de construc­tion de rap­port de force qui ne peuvent se limi­ter à voir com­ment étendre géo­gra­phi­que­ment le mou­ve­ment et assu­rer une large par­ti­ci­pa­tion un jour de manifestation.

L’entrée de nou­veaux sec­teurs en lutte ne dépend pas de telle ou telle forme d’organisation, dans le sens le plus étroit, qua­si admi­nis­tra­tif et tech­nique, de recettes orga­ni­sa­tion­nelles, mais de la part faite à la ques­tion sociale, de la manière dont celle-ci émerge comme reven­di­ca­tion poli­tique, bien au-delà des aspects consti­tu­tion­nels et démo­cra­tiques de la lutte. Là est en réa­li­té le nœud du pro­blème. La struc­tu­ra­tion pro­po­sée ne résout en rien la ques­tion des conver­gences des luttes, balayées au détour de deux phrases. Et ne résout pas les blo­cages qui existent à l’extérieur du M20F, dans les orga­ni­sa­tions poli­tiques, de masse et syn­di­cales. Ima­gine-t-on un seul ins­tant qu’il suf­fit d’organiser les syn­di­ca­listes du 20 février alors que n’est pas défi­nie une stra­té­gie syn­di­cale pour rendre pos­sible, ce qui ne l’est pas à ce jour, à savoir l’entrée en lutte de sec­teurs de tra­vailleurs dans un pro­ces­sus de lutte inter­pro­fes­sion­nelle ?. Dans cette approche, l’organisation est tout, la stra­té­gie n’est rien ou plu­tôt se réduit à une somme de tac­tiques. L’organisation pré­cède et condi­tionne la lutte. On orga­nise et puis on voit com­ment encore mieux et plus orga­ni­ser. Elle pro­jette sur le mou­ve­ment popu­laire des sché­mas diri­gistes, for­mel­le­ment démo­cra­tiques, qui sont celles des vieilles orga­ni­sa­tions hié­rar­chiques où pul­lulent les vieux rou­tiers pro­fes­sion­nels de l’action poli­tique et associative.

Elle révèle une incom­pré­hen­sion abys­sale de l’aspiration à l’autonomie des nou­velles géné­ra­tions, de la défiance de la ver­ti­ca­li­té, sou­vent pour de bonnes rai­sons. Une telle approche revien­drait à mettre aux poste de com­mandes non pas ceux qui luttent mais les direc­tions des orga­ni­sa­tions dont on sait qu’elles ne sont pas en capa­ci­té de libé­rer « l’énergie révo­lu­tion­naire des masses », quand elles ne sont pas encore lar­ge­ment exté­rieures à elles. Il est d’ailleurs signi­fi­ca­tif qu’Amin rejette la pro­po­si­tion de la coor­di­na­tion de rabat, appe­lant à l’occasion de l’anniversaire du mou­ve­ment à une action cen­tra­li­sée dans la capi­tale sui­vi d’un appel à une grève natio­nale, sur la base d’un constat objec­tif ( capa­ci­té du makh­zen à avor­ter une mon­tée natio­nale, dif­fi­cul­tés maté­rielles, exté­rio­ri­té du mou­ve­ment syn­di­cal à cet appel…) mais sans dire si cela est pré­ma­tu­ré ou com­plè­te­ment hors de pro­pos et sans défi­nir les formes de luttes qui per­met­traient de cris­tal­li­ser un rap­port de force.

Pré­pa­rer l’avenir

Est-ce dire que le mou­ve­ment n’a pas besoin de s’organiser ?. Assu­ré­ment que si. Loca­le­ment et natio­na­le­ment. A la fois par des assem­blées géné­rales sou­ve­raines, struc­tu­rées par des com­mis­sions d’action diverses et par une coor­di­na­tion démo­cra­tique por­té par des délé­gués élus, de la base et révo­cable. Tout en pré­ser­vant une auto­no­mie locale. L’enjeu est d’abord de construire des comi­tés popu­laires d’action coor­don­nés qui visent d’une part à asso­cier majo­ri­tai­re­ment, les élé­ments non orga­ni­sés, dans une acti­vi­té pra­tique d’organisation de la contes­ta­tion, mais aus­si à tis­ser des liens avec tous les sec­teurs en résis­tance, sur le plan local. L’enjeu est aus­si d’avoir un cadre natio­nal d’intervention réel­le­ment lié aux struc­tures de bases, dont la fonc­tion est de pro­po­ser des cam­pagnes de masse, sur les ques­tions sociales et démo­cra­tiques et de contri­buer à ce que le mou­ve­ment avance sur la ques­tion des conver­gences, tant sur le plan local que natio­nal. Plus qu’un sché­ma d’organisation bâtie sur des modèles clas­siques, il faut des formes d’organisations souples adap­tées aux situa­tions locales mais avec une colonne ver­té­brale com­mune dont le ciment est des cam­pagnes concrètes autour des besoins les plus urgents des classes popu­laires. Mettre au cœur de la lutte poli­tique, la ques­tion de l’abolition du chô­mage et des licen­cie­ments, des salaires et reve­nus de misères, du droit à un loge­ment digne, à une san­té gra­tuite, à une for­ma­tion de qua­li­té, non pas comme slo­gans mais décli­nés en reven­di­ca­tions concrètes et coor­di­na­tion avec les luttes concrètes qui se déploient sur ce ter­rain. Don­ner un conte­nu poli­tique à ces aspi­ra­tions immé­diates en lut­tant ouver­te­ment pour un pou­voir, contrôle et gou­ver­ne­ment popu­laire (et pas seule­ment une consti­tu­tion démo­cra­tique) per­met­trait de situer le mou­ve­ment dans une pers­pec­tive différente.

L’objectif est à terme de blo­quer le pays, c’est cette pers­pec­tive, ce fil à plomb qu’il faut popu­la­ri­ser et pré­pa­rer. Sans doute dans les condi­tions actuelles, il est dif­fi­cile d’envisager une « place Tah­rir » à Rabat et une grève géné­rale. Sans doute, même un mou­ve­ment de blo­cage, compte tenu de la phy­sio­no­mie du mou­ve­ment, aurait un carac­tère natio­nal sans que cela soit néces­sai­re­ment cen­tra­li­sé au début. Sans doute, ce moment ne se décrète pas non plus. Sans doute, il y a aura pen­dant long­temps une absence du mou­ve­ment ouvrier et une désyn­chro­ni­sa­tion des mobi­li­sa­tions. Mais la lutte poli­tique n’est pas une simple ques­tion d’arithmétique des forces et d’actions linéaires. La prise d’initiatives qui fait bous­cu­ler la par­tie d’échec est néces­saire, sans viser à ce qu’elle soit mino­ri­taire et iso­lé. Nul ne peut pré­dire les voies concrètes d’une telle pos­si­bi­li­té si ce n’est qu’il faut tra­vailler à ce qu’elle devienne réa­li­té. En tra­vaillant dès main­te­nant aux conver­gences et l’unité d’action ouvrière-popu­laire et à l’auto orga­ni­sa­tion démo­cra­tique du mou­ve­ment. En dis­cu­tant col­lec­ti­ve­ment d’une nou­velle pla­te­forme, en conti­nui­té avec la pre­mière, mais qui s’ouvre plei­ne­ment sur la dimen­sion sociale de la confron­ta­tion politique.

SANS CONCLURE…

Le mou­ve­ment a beau­coup appor­té. Quel que soit les résul­tats de la lutte, il y aura un avant et un après. Mais un résul­tat, en faveur de notre camp, dépend en bonne par­tie, de ce qui se passe aus­si à l’extérieur du M20F. Car on ne peut deman­der à ce der­nier de lever tous les blo­cages qui limitent les pos­si­bi­li­tés d’extension et de géné­ra­li­sa­tion de la lutte. Il ne peut être un sub­sti­tut aux batailles spé­ci­fiques à mener dans les orga­ni­sa­tions de masses et notam­ment syn­di­cales, quitte à se confron­ter, à d’autres pou­voirs abso­lus. Ni même à prendre en charge les luttes sociales qui se déve­loppent. Il ne peut être à la fois le centre et la péri­phé­rie. Il ne peut non plus éla­bo­rer par lui-même, par sa simple expé­rience, sa déter­mi­na­tion, le volon­ta­risme de sa jeu­nesse, ses jour­nées d’action, les lignes stra­té­giques d’un ren­ver­se­ment révo­lu­tion­naire du pou­voir. Car c’est bien de cela qu’il s’agit?. Non?. Il ouvre une voie, des pos­si­bi­li­tés, réveille un poten­tiel enfouie et c’est déjà beau­coup. Mais il n’y a pas de rac­cour­cis même quand le vent de l’histoire s’accélère. On ne pour­ra faire l’économie de la construc­tion d’un front social qui scelle dans une volon­té com­mune les résis­tances popu­laires, leur donne une assise à leur élar­gis­se­ment. Front social, espace d’articulation, d’unité d’action, où le ras le bol popu­laires, les luttes par­ti­cu­lières s’organisent, les mou­ve­ments sociaux se ren­contrent, s’épaulent et apprennent à par­ler un lan­gage com­mun. Où le peuple d’en bas apprend à recon­naitre les siens, ses alliés. Et le peuple du M20F en est une des forces essen­tielles. On ne peut faire non plus l’économie d’une nou­velle gauche radi­cale, radi­ca­le­ment révo­lu­tion­naire, qui ras­semble le meilleur de celle qui existe et qui ne renonce pas à la défense jusqu’au bout des inté­rêts des exploi­tés et oppri­més, autant que le pou­voir est prêt à aller jusqu’au bout dans la défense de siens. Pour qui, la poli­tique est armer les masses du désir de s’affronter, de trou­ver les voies de l’offensive en lui tenant un lan­gage de véri­té, puisque parait-il seul celle-ci est révo­lu­tion­naire. Loin donc des che­mins bali­sés où l’on se croit plus ruser que l’adversaire, où les objec­tifs se limitent à des slo­gans et des tac­tiques, à des manœuvres qui sont comme des coups d’épée dans l’eau. En espé­rant que le régime fera l’erreur fatale. En espé­rant que les com­pa­gnons d’hier recy­clés dans les eaux troubles de l’alchimie par­le­men­taire évi­te­ront de plier, nous lais­sant dans une soli­tude pro­lon­gé. Oubliant que depuis bien long­temps, le peuple lutte seul, sans auto­ri­sa­tion de per­sonne. Alors peut-être, l’espoir sera plus qu’un espoir.

Source : CETRI