Chris Marker — Cornelius Castoriadis : une leçon de démocratie
C’était en 1989. La Sept (qui deviendra Arte-France) diffuse L’héritage de la chouette, douze films de quelque 25 minutes chacun signés Chris Marker (vous pouvez vous le procurer ici). Marker évoque « l’interminable répétition d’une pièce qui n’a jamais été jouée ». Une pièce dont Castoriadis, sous le regard de Marker, nous dit comment il faudrait, peut-être, un jour, la rejouer.
la vidéo intégrale de Castoriadis
(La transcription intégrale de cet entretien se trouve ci-dessous et peut être téléchargée ici, en fichier PDF)
L’invention grecque de la démocratie directe
L’héritage de la chouette
Retranscription de l’entretien vidéo entre Chris Marker et Cornélius Castoriadis
Il y a d’abord le mot lui-même : démocratie, démos, Kratos. Kratos veut dire le pouvoir, démos c’est le peuple, donc la démocratie, c’est le pouvoir du peuple. Ça veut dire déjà, dans la conception grecque, que ça n’est bien entendu pas le pouvoir d’une oligarchie. Ça veut dire aussi que le peuple exerce lui-même le pouvoir. C’est-à-dire, c’est une démocratie directe. Comment il l’exerce à Athènes par exemple ?
Il l’exerce parce qu’il pose lui-même les lois. Toute loi est votée par l’assemblée, l’ecclésia, l’église, l’assemblée. Chez les Chrétiens, c’est les fidèles, là, c’est l’assemblée du peuple, et ces lois sont votées avec la clause fantastique : « Il a semblé bon au démos et la Boulé », c’est-à-dire au peuple et au Conseil. On ne dit pas que c’est la vérité absolue, que c’est Dieu qui a donné les tables de la loi, on dit : en ce moment-ci, les Athéniens ont cru bon de voter cette loi. Ce qui veut dire que, cinq ou dix ou vingt ans plus tard, on peut la changer.
Et puis, la démocratie est exercée par le fait que les tribunaux ne sont pas composés par des juges professionnels. Les juges sont tirés au sort. Il y a un système extrêmement compliqué qu’Aristote décrit dans La Constitution des Athéniens : pour qu’il n’y ait pas de tricherie possible et pour que tout le monde ait des chances égales de participer à ces tribunaux. Donc ce sont les tribunaux populaires qui jugent toujours, selon les lois bien sûr, et puis il y a bien entendu des magistrats.
Ces magistrats, on peut les classer en deux catégories : il y a des magistrats qui représentent en un sens la cité, la polis, et ces magistrats-là sont tirés au sort parmi tous les citoyens, puisque tout citoyen est supposé être également capable que tout autre de représenter la polis et d’exercer la fonction de magistrat. Et puis, il y a certains offices, certains postes, dont les Athéniens considèrent qu’ils impliquent, pour leur exercice, un savoir spécifique, c’est-à-dire une techné, c’est l’un des sens du mot techné, et là, il n’est pas question de tirer au sort, on élit ; parce que l’élection, comme le pensent les Athéniens, ils le disent, comme le dira aussi Aristote : l’élection est évidemmen t un principe aristocratique. Aristos, c’est le meilleur. Quand on élit, on élit les meilleurs. Il n’y a pas de députés qui se présentent aux gens en disant : élisez-moi, je suis le pire. Je suis le meilleur. Et ça vaut pour des domaines où il y a un savoir spécifique. Par exemple, si on veut construire des bateaux, on élit un magistrat responsable pour cette construction de bateau ou pour la construction d’une muraille et on élit 10 stratèges. C’est-à-dire dix chefs de guerre parmi les gens qui sont supposés s’y connaître le mieux dans ces affaires-là. Ces postes-là sont électifs, mais ceux qui sont élus peuvent toujours être révoqués d’une certaine façon. C’est-à-dire qu’un citoyen peut engager une procédure en disant : Périclès a violé la loi en faisant telle ou telle chose et le tribunal décide.
Or ça, c’est la conception de la démocratie qui a été créée là et qui va de pair avec ce qu’il faut bien appeler la création de la politique, au sens profond du terme. La politique, dans la conception grecque, n’est pas uniquement, pas du tout même, les intrigues sur un pouvoir qui existe. Ça a existé toujours chez les Chinois, les Indiens, chez les Aztèques. Il y a un roi ou il y a des prêtres, il y a des intrigues, et puis il y a la question : comment gérer le pouvoir ? La politique chez les Grecs, c’est comment faut-il instituer la société ? C’est-à-dire quelle est la bonne société, la juste société et par quelles institutions cette bonne, juste société peut s’incarner ? Et la réponse démocratique, c’est que ce n’est que le peuple qui doit vivre sous ces lois qui peut décider de quelles sont les meilleures lois.
Donc ça, c’est la liaison avec la politique qui conduit tout de suite à la liaison avec la philosophie. On en parlera peut-être tout à l’heure. Mais qui aussi conduit, par opposition aux Modernes, et alors là c’est un problème énorme, à l’opposition entre la démocratie directe et ce que les Modernes ont inventé comme démocratie représentative.
Chez les Grecs, il n’y a pas l’idée de la représentation. Encore une fois, personne ne dit que tout le monde peut décider à tout moment de toute chose. Ou bien il y a des spécialistes, ou bien il y a des magistrats. Mais il y a des magistrats qui ne sont pas des représentants au sens que le peuple a dit : on leur délègue tout pouvoir pendant une certaine période comme nous faisons. C’est simplement des émanations de la cité qui l’incarnent à certains égards et pour certaines fonctions.
Chez les Modernes, l’idée de la démocratie représentative va de pair avec ce qu’il faut bien appeler une aliénation du pouvoir, une autoexpropriation du pouvoir, c’est-à-dire la population dit : « Pendant cinq ans, je n’ai rien à faire sur le plan politique, j’ai choisi 548 personnes qui vont s’occuper de mes affaires, dans le cadre de la Constitution, avec certaines garanties, etc. » Le résultat, c’est que pendant ces cinq ans, les citoyens ne sont pas actifs, ils sont passifs. Et même le jour des élections, mais ça c’est une autre discussion, de quoi peuvent-ils décider ? On leur présente deux personnages ou deux partis, et toutes les options qui vont apparaître pendant ces élections-là sont déjà prédéterminées, bien entendu, par la situation créée pendant les cinq années précédentes. Il y a là une énorme différence. Et il y a une autre différence qui est dans la conception des Athéniens, des cités démocratiques en Grèce, c’est qu’il n’y a pas d’État, à vrai dire. Et là, il faut peut-être faire, si on a le temps, une petite parenthèse. Les Modernes ne comprennent pas ça.
Aristote était un grand philosophe, mais qui a vécu après la grande période démocratique. Mais c’était un philosophe terriblement travailleur, précis, il avait créé une école et il a réuni à peu près 160 politeiai, c’est-à-dire constitutions des cités grecques et même de cités étrangères. Elles ont toutes été perdues, mais, vers 1880, on a trouvé sur un papyrus : la Constitution des Athéniens, Athenaiôn politeia. Or tous les philologues ont traduit le titre de ce livre — et dans la collection Budé, ça apparaît encore — par : La Constitution d’Athènes. Pour les Grecs, pour Aristote, pour Thucydide quand il écrit la guerre du Péloponnèse, quand ils parlent de l’entité politique que nous appellerions Athènes, ils ne parlent jamais d’Athènes. Athènes est une expression géographique. À tel moment, Alcibiade est parti d’Athènes ; mais les Athéniens, cet hiver-là, ont décidé, les Lacédémoniens ont décidé… C’est-à-dire, c’est le peuple lui-même qui est ce que nous appelons État, qui est le pouvoir politique. Alors que dans l’imaginaire politique moderne, nous ne sommes jamais sortis finalement de la conception qui a été créée par la monarchie absolue. C’est-à-dire qu’il y a le pouvoir quelque part, un monstre, le Léviathan, comme l’a dit Hobbes ; ce monstre, de temps en temps sort de sa grotte et demande dix mille jeunes gens et quarante mille jeunes filles pour les manger et cent mille personnes pour les tuer, il demande de l’argent et tout le reste. Nous ne pouvons rien à l’égard de ce monstre ; ce que nous pouvons faire, c’est placer autour de sa grotte des barricades en papier qui s’appellent les Constitutions, qui limitent les prérogatives de l’État. Et on peut le voir sur un point qui est très amusant, le problème de la délation.
Nous avons une conception de la délation : dénoncer quelqu’un, c’est quelque chose qui ne se fait pas. Déjà, ça commence à l’école : « Tu es un donneur. », etc. Actuellement, je ne sais pas quelle est la mentalité. Je pense que même un meurtrier, on ne le dénonce pas. Il y a un passage de Platon… Platon, lui aussi étant de la décadence, il vient après la démocratie, il hait la démocratie, il écrit de façon tout à fait calomniatrice, mais ce n’est pas le problème. Il discute dans un livre qui s’appelle Les lois et il veut régler la question de la délation en se demandant ce qu’est un délateur, qu’est ce qu’il peut ou doit faire. Il veut réglementer d’une certaine façon la délation et les philologues et philosophes modernes sont ahuris devant ce phénomène et les plus indulgents parmi eux disent : évidemment, comme à Athènes il n’y avait pas de tribunaux professionnels, il n’y avait pas de procureur, que les policiers étaient des esclaves, les policiers de la ville étaient des esclaves sous les ordres d’un magistrat qui, lui, était un citoyen, évidemment les Athéniens étaient obligés de recourir au fait que chaque citoyen pouvait dénoncer quelqu’un d’autre. Mais si on réfléchit, on peut voir toute la différence de la conception : ou bien les lois sont mes lois. Je les ai votées, même si j’étais minoritaire contre cette loi, mais j’accepte la règle démocratique. C’est-à-dire une loi qui a été votée, c&rsqu o;est notre loi. À la limite, si je n’en veux pas, je peux quitter la ville, sans demander l’autorisation de personne. Si les lois sont mes lois et si quelqu’un d’autre les transgresse, ça appartient aussi à moi, et pas à un corps professionnel spécialisé, de faire observer la loi. D’où le fait que tout citoyen athénien peut accuser n’importe qui d’autre d’avoir commis tel ou tel délit. Ceci qu’il s’agisse du droit criminel habituel, ou qu’il s’agisse, ce qui est le plus important d’ailleurs, de la sphère politique.
Chez nous, qu’est-ce qui se passe ? Nous avons encore la conception que la loi, ce n’est pas nous. Que la loi, c’est la loi du roi. En Angleterre, le procureur s’appelle toujours « l’avocat de la couronne ». Donc, c’est leur loi. Nous sommes toujours les serfs qui essayons de nous tirer de la réglementation imposée par le seigneur, par le roi, donc nous ne nous dénonçons pas entre nous, parce que, de toute façon, la loi, c’est la loi des autres. Moi, je ne plaide pas pour ou contre la délation, mais je veux montrer par là la différence entre deux conceptions de notre rapport à la loi, à l’application de la loi, à la transgression.
Depuis qu’il y a eu des grandes sociétés nationales aux XVIIe, XVIIIe… Peut-être une remarque préalable serait nécessaire. Moi, je ne dis évidemment pas que la cité des Athéniens, leur Constitution/institution de la cité est un modèle. Ce serait de la folie, non seulement à cause de la dimension physique, mais à cause d’une foule d’autres choses. Je dis simplement que c’est un germe. Nous pouvons nous inspirer de cela pour essayer de penser autrement notre relation à la loi, notre relation à la collectivité, notre relation au pouvoir.
Or, dans le domaine que nous discutons ce germe signifie quoi ? Combiné d’ailleurs avec l’expérience des temps modernes. C’est qu’à partir du moment où j’ai une représentation fixe et stable des représentants du peuple – ça Rousseau le savait déjà, il le dit : « les Anglais croient qu’ils sont libres parce qu’ils élisent leurs députés une fois tous les cinq ans. Ils sont libres un jour sur cinq ans », et même là, comme on le disait tout à l’heure, c’était trop concéder parce que ce jour-là, les jeux sont déjà joués. Nous ne pouvons évidemment pas penser qu’il peut y avoir une ecclésia, une église, de 55 millions de Français, ou des 35 millions, qui sont la majorité politique électorale, mais nous pouvons nous inspirer de l’idée de la démocratie directe et nous pouvons essayer de trouver des formes par lesquelles, d’abord au niveau local, au niveau de l’entreprise, au niveau des autres institutions, les gens s’autogouvernent et que toute délégation qui est faite vers des organes centraux reste sous le contrôle des populations.
De cela les temps modernes ont donné des exemples. Le mouvement ouvrier, les conseils ouvriers, les soviets avant qu’ils soient tout à fait dominés par le parti bolchevik, c’était cela. C’est-à-dire qu’il y avait une délégation échelonnée, si je peux dire, mais, où chaque échelon qui déléguait à l’échelon supérieur pouvait toujours révoquer ce qu’il avait délégué. Mais à mon avis, la difficulté principale avec les sociétés modernes n’est pas de trouver les formes qui garderaient et qui rénoveraient l’esprit de la démocratie directe. D’abord, nous ne pouvons pas les trouver ici, maintenant. Je veux dire créer des formes de démocratie qui ne soient pas aliénantes, où les gens participent dans la société moderne, ça ne peut être que l’œuvre du peuple entier et non pas d’un théoricien ou d’une artiste disant : voilà la recette, vous n’avez qu’à l’appliquer.
Mais par rapport à ce problème de la représentation, l’essentiel c’est quoi ? C’est que les citoyens anciens considéraient effectivement que la communauté, la polis était leur affaire. Ils se passionnaient pour ça. Les individus modernes, c’est là que le bât blesse, ne se passionnent pas. D’où d’ailleurs ce phénomène tout à fait caractéristique du monde moderne : nous avons de longues périodes de plus ou moins grande apathie politique pendant lesquelles les affaires communes sont gérées par les politiciens professionnels, et puis nous avons, de façon paroxystique, comme des crises, des révolutions. Parce qu’évidemment, les professionnels gérant le domaine politique ont été trop loin, ou ce qu’ils font ne correspond plus à ce que la société veut, la société ne peut pas trouver des canaux normaux pour exprimer sa volonté, on est donc obligé d’avoir une révolution. L’activité politique dans la société moderne ne peut se réaliser que sous cette forme paroxystique de crises qui surviennent tous les dix, vingt, quarante ans, etc. Alors que dans l’histoire de la cité des Athéniens, nous avons trois siècles, – je laisse de côté le IVe qui est pour moi, en effet, le siècle où la démocratie s’atrophie, disparaît, dégénère après la défaite de 404 et la guerre du Péloponnèse –, nous avons trois siècles où il y a des changements de régime, mais où, en tout cas, ces trois siècles sont caractérisés par la participation constante, permanente, des citoyens dans le corps politique. Ça ne veut pas dire du 100 %, mais les plus récentes études, celle de Finley par exemple, montrent que quand une affaire importante était discutée dans l’assemblée du peuple à Athènes, il y avait 15.000, 20.000 personnes sur 30.000 citoyens.
Il faut savoir ce que cela veut dire. Ça veut dire qu’il y avait des gens qui partaient à deux heures du matin du cap Sounion, de Laurion ou de Marathon pour être sur la Pnyx au moment du lever du soleil. Les Prytanes annonçaient que la délibération était ouverte. Et ils faisaient ça pour rien. Le salaire ecclésiastique a été introduit beaucoup plus tard. Ils perdaient une journée de travail, leur sommeil pour aller participer. Et ça, il faut l’opposer à une phrase, très bien dite, de Benjamin Constant, vers 1820, quand il oppose la démocratie chez les Modernes à la démocratie chez les Anciens, où il dit à peu près cela… Constant était un libéral, il était pour la démocratie représentative, pour le suffrage censitaire, il pensait que les ouvriers, étant donné leur occupation, ne pouvaient pas vraiment s’occuper de politique, donc il faut que les classes cultivées s’en occupent. Il dit que de toute façon pour nous autres, ce qui nous intéresse, nous autres, Modernes, n’est pas de participer aux affaires publiques. Tout ce que nous demandons à l’État c’est la garantie de nos jouissances. Cette phrase a été écrite pendant les premières années de la Restauration, il y a 160 ans, et elle dépeint tout à fait typiquement l’attitude moderne. Il demande à l’État la garantie de ses jouissances, c’est tout.
Contre la science politique des prétendus professionnels
Permettez-moi de reprendre un mot que vous avez dit : ce n’est pas démos omniscient et sage. Et là, je vais faire une longue parenthèse. On est encore dans la mentalité des germes. Il y avait à Athènes une disposition que moi je trouve tout à fait extraordinaire, qui s’appelait graphé paranomôn (accusation d’illégalité). Le démos ne se considérait pas omniscient. Le démos pouvait voter une loi et ensuite un citoyen pouvait traîner devant les tribunaux la personne qui avait proposé cette loi en disant qu’il avait proposé une loi illégitime ou contraire à des lois plus fondamentales de la cité ou à l’ensemble de l’esprit de la Constitution. Le démos ne se considérait pas comme omniscient, il n’y avait pas ce que les Modernes appellent les divisions des pouvoirs. Il y avait le fait qu’avec cette procédure, en un sens le peuple pouvait faire appel de ses propres décisions devant une autre section de lui-même. Il faut imaginer qu’un jour, il y a l’ecclésia, le peuple et un habile orateur qui entraînent les gens dans un moment passionnel à voter quelque chose et ça devient une loi. C’est un des risques de la démocratie. Il n’est pas moindre d’ailleurs avec le Congrès ou le Parlement ou un Président de la République. Mais il y a le contrôle. La possibilité du contrôle. Le lendemain ou dix jours plus tard, un citoyen va devant un tribunal qui est tiré au sort et composé de 1.501 citoyens, qui, lui, délibère dans le calme et qui dit : « Chris Marker, Castoriadis a entraîné le peuple à voter une loi qui est illégitime, il faut le condamner. » On le condamne et la loi est annulée de ce fait.
Ce n’est pas un démos omniscient, et nous, Modernes, nous avons encore, et ça se voit dans mille et un domaines, l’illusion d’un savoir absolu dans la politique. Ça vient de loin. De Hegel, de Marx, de Platon aussi : il y a des gens qui ont une épistémè politique, une science politique et qui peuvent décider. Or ça, c’est faux et les Grecs le savaient et moi je prétends qu’ils avaient raison. C’est-à-dire que c’est bon pour nous aujourd’hui. Il n’y a pas de science politique, sauf au sens universitaire pour décrire la Constitution du Costa Rica, mais ce n’est pas ça qui nous intéresse. Dans la politique nous avons uniquement de la doxa, c’est-à-dire de l’opinion. Il y a bien sûr des opinions meilleures et des opinions moins bonnes, des opinions qui peuvent être argumentées et des opinions qui ne peuvent pas être argumentées.
Mais le débat politique c’est un débat entre opinions. Nous avons l’idée, nous Modernes, qu’il y a des gens qui possèdent une science politique, nous avons aussi l’idée qu’il y a une technicité des affaires politique et de l’État qui fait que le peuple ne peut pas gérer, ne peut pas gouverner, ne peut pas s’auto-gouverner. Or ces deux idées sont fausses parce que la politique, encore une fois, est une question d’opinions et de jugements, et ces opinions et jugements sur les affaires politiques bien entendu, il est évident que tout le monde ne les possède pas au même degré ou qu’il ne les possédera jamais au même degré. Le problème, c’est d’avoir des citoyens qui peuvent décider en connaissance de cause, la plupart du temps entre des opinions différentes, avec des argumentations différentes. Or, pour que les citoyens arrivent à ce point, il faut qu’ils soient éduqués de façon correspondante, d’où l’énorme importance que les Grecs accordaient à ce qu’ils appelaient la paideia, l’élevage, l’éducation de jeunes, qui n’était pas du tout simplement une éducation technique ou une éducation scolaire, qui était au plus profond sens du terme, l’éducation civile.
Tout le but de l’éducation, c’était d’amener cet enfant arrivé à l’âge de 18 ans à faire ses deux ans de ephèbeia, c’est-à-dire de service militaire aux frontières de l’Attique, où il apprenait le métier des armes, parce que tout citoyen était aussi soldat, et après de prêter le serment de la citoyenneté, il faudrait peut-être aussi qu’on y revienne, en étant éduqué pour devenir quelqu’un qui, comme le dit très bien Aristote dans sa définition de qui est citoyen, peut à la fois gouverner et être gouverné. Être gouverné, dans cette phrase d’Aristote et dans l’esprit grec, ce n’est pas être gouverné comme on gouverne un mulet, ni même, comme aurait dit Aristote, comme on gouverne un esclave que lui considère comme quelqu’un qui ne peut pas décider pour lui. Être gouverné, c’est être gouverné entre citoyens d’une cité libre. Être gouverné, c’est pouvoir dire : oui maintenant l’orateur a raison ou il a tort. Il faut voter cette loi ou il ne faut pas la voter.
Donc pour nous, Modernes, il y a toute une tournure de l’éducation sociale qui détourne les gens des affaires publiques et ce n’est pas ces misérables heures d’éducation civique qu’on donne au lycée qui peuvent compenser cela. L’activité politique, c’est comme la nage. On apprend à juger en se lançant dans l’eau, en jugeant et en apprenant et dans la mesure où on maintient les citoyens dans la passivité, bien sûr, on leur apprend à être des citoyens passifs.
Cette société moderne, comme je le disais tout à l’heure, elle a eu des révolutions, et pas seulement des révolutions, elle a eu aussi d’autres mouvements. C’est une société qui est quand même vivante. De tous ces grands mouvements des dix derniers siècles, il reste des choses et ça bouge. Toute la question est : est-ce qu’elle peut produire encore un mouvement, qui profitant de l’expérience de tout ce qui s’est passé, profitant de ce que j’appelle, moi, la faillite du système représentatif, profitant bien entendu de la faillite des idées de parti unique, de cette mascarade de socialisme qui est devenu un totalitarisme, pourra comprendre qu’il faut des organes collectifs d’autogouvernement et qu’il faut une orientation de la vie publique et de l’éducation des enfants et des jeunes qui les rend capables de participer de plus en plus aux affaires communes. Là, on ne peut pas donner de réponse, personne ne peut faire de prévision et moi, je crois que tout homme honnête doit travailler dans cette direction.
Le vrai problème que j’appelais autrefois le problème de la dégénérescence de la révolution, et si vous permettez l’analogie, c’est comment transformer un grand amour en vie conjugale ou en vie en commun avec quelqu’un pendant quarante ans, avec le petit-déjeuner, la vaisselle à faire, etc. Vivre avec quelqu’un n’est pas seulement des moments d’extase. Les révolutions ont été un peu des moments d’extase. Ce qui s’est passé dans l’histoire moderne, c’est, comme vous le rappeliez très justement, qu’il y a eu toujours au départ cette formation d’organes collectifs d’autogouvernement, même l’armée de Cromwell l’était. Les colonies de la nouvelle Angleterre, les town hall meetings, les réunions des citoyens. Pendant la Révolution française jusqu’à la dictature jacobine, les municipalités des sections parisiennes, puis évidemment les conseils ouvriers, là où ils ont été créés, encore récemment en Hongrie en 1956, ça a toujours été cela. Et puis à partir d’un certain moment, ça retombe. En fonction de quoi ? Moi, je crois que c’est une des questions les plus profondes qu’on peut se poser sur l’histoire des sociétés modernes : pourquoi, chaque fois, ça retombe, dans certains cas en laissant des résidus importants, parce qu’après tout, nous vivons dans des sociétés que moi je n’appelle pas démocratiques mais des oligarchies libérales. Mais elles sont libérales : nous pouvons ici maintenant faire cette émission et personne ne va nous arrêter. C’est un reste de ces grands mouvements. Mais je ne peux pas dire que la situation de la société actuelle, nationale et mondiale, est satisfaisante. Parce que le discours contemporain, conservateur, libéral et même de certaines personnes qui avaient été de gauche et qui maintenant mettent en avant Tocqueville, le libéralisme, etc., disent : « Voilà, l’histoire de l’humanité est terminée. L’histoire politique de l’humanité est terminée. »
Il y actuellement l’idéologie à peu près dominante, mais le plus étonnant est qu’elle a pris auprès des gens qui autrefois avaient appris un certain nombre de choses et qui semblent les avoir peut-être oubliées, qui consiste à dire à peu près que l’histoire politique de l’humanité est terminée. Nous avons trouvé la société parfaite. Bien sûr qu’elle n’est pas parfaite, mais c’est tout ce que l’humanité peut donner. Si on fait la liste de tout ce que l’humanité peut donner avec la situation actuelle, l’Angleterre de Thatcher avec les ventes d’armes à l’Iran, avec le Irangate, avec la mort par inanition d’une énorme partie du Tiers Monde, avec la rivalité entre les deux grands quels que soient les accords passés et qui peut à un moment ou un autre déboucher [sur] une catastrophe, avec les problèmes écologiques fantastiques qui existent. On s’aperçoit que cette position : “l’histoire politique de l’humanité est terminée, on a trouvé la forme parfaite” est absolument inacceptable. C’est qu’il nous faut autre chose. Et cette autre chose ne pourra être à la mesure des problèmes qui se posent que si effectivement il y a un changement des attitudes de la population et du peuple, des gens, de vous, de moi et des autres. C’est-à-dire qu’ils comprendront qu’il y a quelque chose qui s’appelle la chose publique que cette chose publique n’est pas ce monstre qui est dans un coin. C’est nos affaires, et que ça nous concerne et que si on ne s’en occupe pas ça nous retombera sur la tête, dans le cas extrême, sous forme de bombe atomique, dans d’autres cas sous d’autres formes.
L’informatique, la tradition et la liberté de penser
(Réponse à une question inaudible)
Ça c’est l’idée de Heidegger, la fin de la philosophie. Je suis en train d’écrire un livre dont l’idée est à peu près celle-ci : si on dit qu’il y a fin de la philosophie, il faut dire alors du même coup qu’il y a fin de la liberté, parce que la philosophie c’est cela. Et la philosophie telle que les Grecs l’ont créée, pas Platon, mais déjà les présocratiques, c’est précisément que je suis libre de penser et je suis libre de m’interroger. Je ne suis pas arrêté par le fait que, dans le Pentateuque, la vérité est déjà dite. Et ce que je peux faire au mieux, c’est un commentaire interminable des volumes du Talmud, les uns après les autres ; mais il y a toujours un cran d’arrêt : il faut que, quelque part, tu justifies que ce que tu dis est compatible avec ce que notre Père qui êtes au Cieux a dit et qui est consigné dans le livre canonique. Il n’y a pas cette vérité dernière, il n’y a pas cette vérité incarnée par le Parti ou par le secrétaire général, la question que se posent les Grecs, et c’est ça l’origine de la philosophie. L’origine de la philosophie n’est pas : « Qu’est ce qu’est l’Être ? » Question à laquelle les Bantous ont une réponse… Tout le monde : les Chinois, les Indiens… La question, c’est : « Qu’est-ce que je dois penser ? » Et ça commence par la critique des représentations de la tribu. Les gens croyaient que… Et puis, viennent les philosophes présocratiques ( qui) disent que tout ça, c’est des histoires qu’on raconte, c’est des fables. En fait, le monde, il est fait d’eau ou il est de l’apeiron, fait de l’infini comme dit Anaximandre, idée d’ailleurs indépassable, parce que le monde est fait d’infini. D’infini grand et d’infini petit, d’infini dans toute une série d’autres sens.
Philosopher, c’est se demander : « Qu’est-ce que je dois penser ? », et (se dire) « ce que je dois penser ne peut pas s’éteindre. » Une fois que la question a surgi, je suis toujours saisi par cette question : que dois-je penser de l’Être, mais que dois-je penser aussi de mon savoir, de ma pensée de l’Être. Commence le redoublement philosophique. Que dois-je penser de ce que je dois faire ? Que dois-je penser de la cité ? Que dois-je penser de la justice ? Et tout cela fait partie de ce projet de liberté que les Grecs ont commencé. Si les Grecs ont créé quelque chose, c’est la liberté. La liberté de penser et la liberté d’agir. Ça on le voit d’ailleurs aussi dans la libération fantastique de l’artiste créateur. Vous prenez une statuette égyptienne. Vous l’amenez à un égyptologue, il vous dira : c’est peut-être la 24e ou 23e dynastie, ce n’est pas sûr… Ce n’est pas que les documents manquent. C’est que même quand l’art cesse d’être folklorique, c’est un art qui est dominé par un style traditionnel qui bien entendu change, mais change très lentement.
Vous arrivez en Grèce. Il y a Homère, peu importe s’il a existé ou pas. Et puis immédiatement après, il y a Hésiode qui écrit aussi une poésie épique, pas épique dans le même sens, mais il a les mêmes mètres, l’hexamètre dactylique. Si on s’y connaît tant soit peu, il n’y a pas de confusion possible. Personne ne peut confondre un vers d’Hésiode avec Homère. L’individu créateur apparaît. Et immédiatement après, il y a Archilochos et Sapphô, qui écrivent tout à fait autre chose, avec une liberté absolument fantastique. Archilochos était un mercenaire. Soldat mercenaire et poète. Il reste un vers d’Archilochos où il dit ceci : « J’étais à la bataille l’autre jour, on al lait se battre, j’ai jeté mon bouclier pour m’échapper plus rapidement : la grande affaire. Je pourrais m’en acheter un autre chez le marchand du coin. »
Dire cela dans une société où ce qui était prisé par dessus tout était la valeur guerrière, avoir jeté son bouclier à la bataille, c’était l’infamie à vie, pouvoir le dire et être, de ce fait même, un poète prisé de toute la Grèce…, c’est ça la liberté. C’est la liberté dans la création artistique, on la voit dans la fantastique rapidité de la succession des styles artistiques, poétiques, des auteurs, des pensées, etc. et le changement des institutions. Et la philosophie, c’est cette liberté dans le domaine de la pensée. Je ne peux pas penser la fin de la philosophie à moins que je pense qu’une nouvelle nuit va descendre sur l’humanité, une nuit non plus peut-être religieuse, une nuit informatique, peut-être une nuit télévisuelle (il ne faut pas scier la branche sur laquelle on est assis), mais une nuit médiatique, une nuit informatique, une nuit totalitaire, une nuit écologique. Mais autrement, aussi longtemps qu’il y a des être humains qui peuvent avoir accès à cette tradition, ils continueront la lutte pour la liberté, qui est lutte pour la liberté de penser et lutte pour la liberté d’être avec les autres dans une cité, aussi grandes que soient les dimensions de cette cité. Une tangente comme ça, il y a une possibilité comme ça. On le voit d’ailleurs : il y a des gens qui sont fantastiques pour taper sur une machine pour écrire du software, des programmes, etc., mais qui, en dehors de cela, ne s’intéressent à rien.
Pardonnez-moi de me citer, mais déjà, en 1956 – 57, quand j’écrivais mon utopie sur Le contenu du Socialisme, je disais que tous les problèmes économiques qu’on considérait comme un cauchemar, c’est-à-dire : comment une production autogérée peut fonctionner sans entraîner, de ce fait même, une bureaucratie qui voudra prendre le pouvoir, à ces problèmes-là les méthodes contemporaines, l’informatique, les ordinateurs nous donnent des possibilités de réponse. Parce qu’une énorme partie de la technicité qui entrait dans ces problèmes peut être confiée à des machines à condition que ce soit effectivement sous le contrôle des citoyens. Mais ça enlève le fondement, ou pseudo-fondement, la justification technoscientifique à l’existence d’une bureaucratie qui dirait : « Taisez-vous, vous ne savez pas, nous savons que si telle chose est faite, alors telle autre chose doit être faite. »
Je veux dire que l’informatique peut, aussi bien dans la diffusion du savoir que dans la gestion de l’économie par exemple, nettoyer le terrain de telle sorte que les questions qu’on pose aux gens soient des questions qui ont un sens pour eux. Parce qu’il n’y a aucun sens que je demande aux gens combien de charbon devraient produire l’année prochaine les mines du Nord. Dit comme ça, ça ne veut rien dire. Et personne ne peut répondre, moins que tous d’ailleurs les Charbonnages de France dont on a vu combien ils se mirent le doigt dans l’œil, à répétition, pendant les derniers vingt ans.
À propos des esclaves, il faut dire d’abord ceci. Ça fait partie des fausses images qu’ont les Modernes sur la Grèce. Il n’y a aucune justification de l’esclavage en Grèce. L’esclavage c’est une question de fait, qui en dernière analyse se ramène à la force. Et il ne pouvait pas y avoir de justification de l’esclavage. Les enfants grecs sont élevés en apprenant Homère. Ils l’apprennent par cœur. Or dans Homère, on le verra tout à l’heure j’espère, les personnages les plus émouvants et les plus humains ce ne sont pas les Grecs, ce sont les Troyens. C’est Hector, la vraie figure tragique et héroïque de l’Iliade n’est pas Achille, c’est Hector qui va être tué. Achille, je dérape, mais peu importe, ne bat pas Hector parce qu’il est le plus fort. Il le bat parce que la déesse Athéna est à ses côtés pendant la bataille, qu’elle triche, elle se présente à Hector sous la forme d’un de ses compagnons d’armes, Hector se dit : à deux on pourra venir à bout d’Achille et puis au moment critique Athéna disparaît et Hector se trouve face à Achille.
Il y a Andromaque qui est figure extraordinaire. Qu’est ce qu’elle dit Andromaque dans les fameux adieux à Hector qui sont dans le 5e chant, je crois (ils sont en fait au chant VI – ndlr) : Tu vas encore à la guerre, tu vas être tué et ta femme va être esclave et ce petit fils, Astyanax, le garçon qui a peur devant le cimier de son père. Cet enfant donc a peur devant le cimier de son père qui a une queue de cheval et il pleure, cet enfant aussi sera esclave. Les Grecs savent qu’un roi peut devenir esclave, donc il ne peut pas y avoir de justification de l’esclavage. Il y a des gens qui ont perdu à la guerre et qu’on a réduits à l’esclavage, ils n’ont pas des âmes inférieures.
Le premier qui donne une justification, c’est Aristote, il faut attendre la fin de IVe siècle. Il donne une justification très étrange, en disant que les esclaves sont ceux qui ne peuvent pas se gouverner eux-mêmes. Quand on y réfléchit beaucoup, on se dit qu’après tout c’est vrai. Même si on en fait des citoyens libres s’ils ne peuvent pas se gouverner eux-mêmes ils seront des esclaves des politiciens des démagogues, des chefs de partis, des capitalistes… Mais le même Aristote dit, cela prouve combien il était ambigu sur la question : nous avons des esclaves parce qu’il faut qu’ils fassent les travaux banausiques qui sont indignes d’un citoyen, des travaux bas. Mais si nous avions des machines à tisser, nous n’aurions pas besoin d’esclaves. C’est une phrase que Marx cite. Or avec l’informatique, comme d’ailleurs avec la technique moderne, et ça on le voit maintenant, de plus en plus le travail banausique devient superflu ou alors on le relègue aux esclaves des sociétés modernes que sont les immigrés. Ça, c’est encore une autre chose. Avec l’informatique, c’est la même chose, c’est-à-dire on peut confier toute une série de fonctions dites d’État ou d’administration simplement à des machines surveillées par des citoyens et supprimer ainsi une énorme partie du travail qui s’arroge des apparences politiques alors qu’il n’est pas politique mais simplement administratif et laisser aux citoyens le soin de décider des questions politiques.
Sur les poèmes homériques, je reviendrai par la suite. Je vais prendre deux exemples : Hérodote et la tragédie. Quand on lit les poèmes homériques, on est tout à fait frappé parce que les Troyens ne sont posés à aucun moment comme inférieurs aux Grecs. On pourrait même dire que les Grecs sont posés comme inférieurs aux Troyens, puisque finalement jamais ils n’arrivent à avoir vraiment le dessus et si on dépasse Homère et on prend tout le cycle mythique : finalement comment ils arrivent à bout des Troyens ? Uniquement par une ruse. C’est le cheval de Troie. Ils n’arrivent jamais à les battre. Priam est une figure d’une majesté fantastique quand dans l’avant dernier chant d’Iliade, il va demander le corps de son fils, comme Andromaque.
Il y a des philologues de mes amis qui ont fait un calcul en disant que les comparaisons que fait si souvent Homère quand il dit que les Achéens, c’est-à-dire les Grecs, se sont répandus sur la plaine comme un troupeau de taureaux ou de loups etc. et que parfois il y des comparaisons un peu désobligeantes pour les Troyens. Il y a un vers où les Troyens sont comparés à un troupeau de mouches. Mais c’est la seule trace qu’on peut en trouver.
Les tragiques. Les Perses, qu’on avait cités tout à l’heure. La tragédie Les Perses d’Eschyle est représentée à Athènes pendant que les hostilités avec les Perses ne sont pas encore terminées. Je ne me souviens pas de la date exacte de la représentation, mais c’était avant de ce qu’on appelait la paix de Cimon. Donc il y a des Athéniens et d’autres Grecs qui se battent en Asie mineure, ils libèrent Chypre, les colonies grecques de l’Asie Mineure etc. À aucun moment les Perses ne sont dénigrés dans la tragédie. On parle de leur bravoure, de comment ils se sont battus, etc. Et pourquoi il y eu la catastrophe pour les Perses ? À cause de l’hubris de Xerxès.
Hubris : mot grec irremplaçable, orgueil c’est trop faible. Hubris, question philosophique très profonde. C’est pour ça que je dis que la philosophie n’est pas terminée, parce qu’il y a 2 500 ans qu’on écrit sur les Grecs et quand on creuse il y a des choses élémentaires qui sautent aux yeux que les gens n’ont pas vues. Qu’est-ce que c’est que l’hubris ? Les Grecs sont libres, créent la liberté et savent en même temps qu’il y a des limites. Mais ces limites ne sont pas fixées. Il n’y a pas une table de lois. Bien sûr, il y a des règles de morale etc. Mais par ailleurs personne ne peut savoir d’avance s’il ne va pas trop loin et pourtant il doit le savoir. Et quand on va trop loin c’est l’hubris. C’est la démesure et cette hubris est punie par une sorte d’ordre impersonnel du monde qui ramène toujours tout ce qui veut dépasser l’ordre. Le ramène, et le ramène en prenant le contre pied, c’est-à-dire en l’abîmant, en le jetant dans l’abîme, en le détruisant. La catastrophe fait tout aussi partie du monde grec que la création.
Dans Les Perses, Xerxès est un hubriste. C’est quelqu’un qui est possédé par l’hubris et c’est lui qui a détruit la Perse. Les Perses ne sont pas méchants. Et l’historien Hérodote, les descriptions qu’il fait de Perse sont absolument incroyables. Il présente les Perses comme bien meilleurs que les Grecs ; ils enseignent à leurs enfants que trois choses : monter à cheval, tirer à l’arc et dire toujours la vérité. Il dit : c’est l’éducation idéale. Il y a une fantastique anecdote chez Hérodote qui montre combien ils avaient compris déjà la relativité des cultures où c’est le roi, le grand roi Darius qui veut faire une sorte d’expérience. Il a des Indiens d’une certaine tribu, il les amène et leur demande : qu’est que vous faites de vos morts ? Les Indiens répondent : évidemment nous les mangeons. Est-ce que vous ne voudriez pas les brûler ? leur dit Darius. Les Indiens lèvent les mains au ciel : grand roi, ne blasphème point, comment aurait-on fait cet acte immonde qui serait de brûler les morts ? Très bien dit Darius et il amène les Grecs et demande : Qu’est ce que vous faites de vos morts ? Les grecs disent : Évidemment on les brûle. Est-ce que vous ne pensez pas qu’il serait mieux de les manger ? Les Grecs frissonnent à l’idée de les manger. Et Hérodote conclut : ce qui bon pour les Grecs est absurde pour les Indiens et vice et versa.
C’est la première tentative qu’on a de voir un ensemble de cultures du point de vue intérieur à chaque culture sans dire c’est des païens des antéchrists, des ennemis du peuple, des barbares des sauvages. Non, c’est leurs coutumes qui sont comme ça. Ce qui n’empêche pas Hérodote d’être Grec et de penser que : nos coutumes, c’est peut-être pour nous meilleur. Je ne sais si on peut aller plus. Moi j’irai plus loin, mais ça c’est une autre chose.
La nomenclature barbare n’est pas là chez Homère. Il y a cette opposition grec/barbare qui surgit au Ve et VIe qui continue d’être là. Mais tout l’effort du Ve siècle c’est d’ébranler cette distinction et Hérodote c’est cela. Les philosophes aussi du Ve, le grand Démocrite. Mais déjà avant, Xénophane, aussi au VIe, qui dit que, si les Éthiopiens avaient des dieux, ces dieux seraient noirs ; et si les chevaux avaient un dieu, ce dieu serait un cheval. Il essaie de montrer combien l’image du monde de chaque société est création de la société. Pensez que même les contemporains n’osent pas encore tout à fait voir ce que cela veut dire. Démocrite qui met en avant précisément le fait que les affaires humaines sont des affaires qui relèvent du nomos, c’est-à-dire institution/convention et qui dit même des choses beaucoup plus radicales sur le plan philosophique. Hérodote et les tragiques aussi.
Pour les Grecs, il y a deux peuples parmi les prétendus barbares, qu’ils admirent. Ils les admirent et ils en parlent tout le temps de façon obsédée ; et ce n’est pas étonnant. Ces deux peuples sont les Égyptiens d’un côté, les Perses de l’autre. Pourquoi les Égyptiens et pourquoi les Perses ? Les Égyptiens parce que c’est une civilisation très ancienne et il y un savoir, ce qui passionne les Grecs. Il ne faut pas oublier tous les voyages qu’on raconte, vrais ou faux, qu’on impute à Thalès, le fait qu’il a voyagé en Égypte etc. On sait que les Égyptiens étaient très avancés en géométrie pratique, si je peux dire. La démonstration des théorèmes, c’est les Grecs qui l’ont inventée. Mais les Égyptiens savaient que le carré de l’hypoténuse est égal à la somme des carrés des deux côtés du triangle, mais ils prenaient des ficelles pour le montrer. Les Grecs ont dit : soit un triangle etc. Les Égyptiens les fascinaient du point de vue de l’antiquité et du savoir, un savoir qui est là depuis des siècles et des millénaires. Les Perses les fascinaient du point de vue du pouvoir, parce qu’ils avaient créé l’empire. Quand les Grecs disent le roi, il n’y pas besoin d’adjectif qualificatif. Le roi c’est le grand roi, c’est le roi des Perses : Darius, Xerxès etc.
Par moment, ça revient encore chez Xénophon disant que les barbares etc., etc., mais certainement pour les Grecs, les Égyptiens et Perses sont absolument au même niveau qu’eux.
Comment l’hubris des hommes peut ruiner la démocratie
(Autre sujet)
C’est le sort de l’évolution de cette collectivité qu’on peut retracer au plan politique vers 700. Commencent déjà des mouvements dans le démos qui limitent le pouvoir de l’aristocratie et qui imposent certaines magistratures etc. et qui continuent à travers tout ce qu’on sait et qui s’épanouit à partir de 508 – 506, avec la révolution de Clisthène, qui est quelque chose de tout à fait extraordinaire. Clisthène redistribue politiquement la population de l’Attique pour qu’elle soit équilibrée. Il n’est pas un Pol Pot, il ne fait pas bouger des gens, il ne leur change pas des noms, mais il dit que la division politique de l’Attique c’est autre chose que la division professionnelle ou la division géographique.
Au Ve siècle, c’est l’apogée et puis il y a la guerre du Péloponnèse en 431. Le début de la guerre du Péloponnèse, c’est effectivement une tragédie. Thucydide le dit très bien : peu importe les prétextes que les Lacédémoniens ont utilisés pour déclarer la guerre, la vraie cause de la guerre dit Thucydide était le fait que les Lacédémoniens ne pouvaient pas supporter la puissance croissante des Athéniens et ils ont considéré, à un certain moment, qu’il fallait arrêter cela. Les Athéniens, ils étaient pris dans un jeu impérial, ça c’est sûr. Je ne veux pas dire impérialiste, parce que c’est mélanger les termes, mais dans un jeu de pouvoir. Ils avaient une confédération très puissante, ils ne voulaient pas la réduire pour faire plaisir aux Lacédémoniens. Il y avait d’ailleurs toute une série d’autres choses qui étaient liées avec cela. Pas tellement des intérêts économiques je pense, même pas du tout. Il y avait le fait que la puissance de la cité était liée à cet empire et Périclès qui était à l’époque le politicien le plus important savait de quoi il s’agissait. Ses discours dans Thucydide, peu importe s’ils ne sont pas littéralement exacts, disait que les autres vous en veulent non pas pour ce qu’ils disent mais parce que vous avez cette puissance. Donc on ne peut pas éviter la guerre. Mais en même temps, il avait toute une conception stratégique de cette guerre qui était : il ne faut jamais essayer d’affronter les Spartiates directement. C’était la guerre à l’Angleterre. Nous sommes une puissance maritime, une guerre d’attrition, de l’épuisement de l’adversaire, nous ne craignons rien. Aussi longtemps que cette politique de Périclès a été suivie, les Athéniens ont été gagnants. Et puis il y a l’hubris. A 415, ce jeune, Alcibiade qui persuade les Athéniens qu’ils peuvent se créer un autre empire en Sicile. L’expédition en Sicile c’est comme si la France aujourd’hui décidait tout d’un coup qu’elle va aller conquérir l’Indonésie. C’est à peu près ça, parce que l’Indonésie est très riche, elle a du pétrole etc.
Or ils entreprennent cette expédition, et là en fonction de ce fait, en fonction aussi de tout ce qui s’est passé pendant la guerre, Thucydide le décrit admirablement. Il décrit la corruption amenée par la guerre. Pas la corruption au sens où les gens touchaient de l’argent. Il y a un admirable chapitre chez Thucydide, très moderne, où il dit comment les mots ont perdu leur sens. Parce que la guerre entre les Athéniens et les Spartiates, la guerre du Péloponnèse était en même temps une guerre civile. Les démocrates dans toutes les cités démocratiques soutenaient les Athéniens, et les aristocrates soutenaient les Spartiates. C’était une guerre civile entre les démocrates et les aristocrates en Grèce représentés par ces deux puissances. Chaque fois que les Athéniens conquéraient une cité, ils installaient la démocratie, ils mettaient le démos au pouvoir, et chaque fois que les Spartiates revenaient ils réinstallaient les oligoi, les peu nombreux, les aristocrates. Thucydide dit que même la langue a été complètement corrompue. Parce que les mêmes mots étaient utilisés par les deux parties contraires pour dire en apparence la même chose et en vérité des choses tout à fait contraires. Ça vous rappelle rien ça ? Est-ce que M. Menghistou n’est pas un grand démocrate ? Tout le monde est pour la démocratie, tout le monde est pour le socialisme, tout le monde est pour le bien commun. Les mots ne veulent plus rien dire, nous vivons une guerre civile en Occident qui a commencé je ne sais pas quand et qui a fait qu’il y a cette énorme usure du langage.
Mais pour revenir aux Athéniens, à partir de ce moment-là, le démos des Athéniens n’est plus le démos de la grande époque. Il y a une révolution oligarchique, le démos se réinstaure, les Athéniens emportent encore une série de batailles, font des choses fantastiques et puis de plus en plus, on voit que le démos a cessé de savoir décider et finalement c’est la catastrophe de 404 qui est due à des erreurs des Athéniens, mais qui ne sont pas des erreurs au sens des calculs. Ce sont des erreurs politiques profondes qui sont commises pendant la dernière phase et qui sont toutes reliées à l’hubris, au fait de ne pas savoir se limiter, ne pas savoir dire que c’est jusque là qu’on peut aller.
Je disais tout à l’heure quelque chose sur l’importance philosophique de l’hubris. Je crois que cette notion est très importante pour nous tous, parce que ce qui importe dans notre vie pour notre conduite, ce n’est évidemment ni les cas où on peut décider par la logique ni les cas où il y a une règle claire, éthique ou légale et qui nous dit : il ne faut pas faire ça. Ou divine. Par exemple le christianisme a aboli la notion de l’hubris. Il y a le péché. Dieu a dit cela, tu as fait le contraire, tu es dans le péché. Mais pour les Grecs les dieux n’ont rien dit. Les dieux s’occupent de leurs affaires, de temps en temps ils interviennent dans les affaires humaines quand ils aiment quelqu’un ou détestent tel autre. Mais ils ont rien dit. Vous avez à vous décider vous-mêmes, vous savez qu’il ne faut pas aller trop loin, mais vous ne savez pas où est la limite. Quel est le point où vous atteignez la réalisation de votre être, pleine de toutes ses potentialités et quel est le point au-delà duquel vous basculez dans l’excès dans l’hubris et où là sans doute le précipice vous attend. Et ça les Athéniens n’ont pas su le faire après 404. C’était la fin de la démocratie, la période de la décadence qui s’ouvre, qui a produit encore des choses extraordinaires. Parmi les Grecs, il y a quelqu’un que moi je n’aime pas particulièrement, qui à partir du IIe siècle après J.C. c’est Plutarque. Nous avons un genre littéraire qui s’appelle la biographie. D’où ça vient ? C’est Plutarque.
(…)
C’est quelque chose d’immense, bien sûr parce qu’à partir et même avant la Renaissance, chaque siècle européen, je dis siècle conventionnellement, s’est forgé une image de la Grèce. Il s’est forgé une image selon son imaginaire propre. Il y a une part énorme de projection et de mauvaise interprétation là.
Philosophie. Question : “qui êtes-vous pour dire que vous-même vous n’interprétez pas ?” Bien sûr. Mais au moins il faut abattre les cartes et dire pourquoi. Il faut dire aussi autre chose. Il y a le travail fait par l’Occident sur la Grèce qui est fantastique. Sans ce travail nous ne saurions rien, ou presque. Parce qu’il y a encore sur le Mont Athos des manuscrits qui sont gardés par les moines. On ne sait pas ce qu’ils ont. Ils ont peut-être des textes que nous avons perdus. Ce n’est pas les Byzantins et après la conquête turque qui nous auraient appris quelque chose. Il y a cet énorme travail historique, philologique archéologique qui nous a appris des choses. Et en même temps, il y a un ensemble de misrepresentations, comme on dirait en anglais, de fausses représentations où on voit de façon flagrante l’ancrage des philologues les plus savants des interprètes les plus savants à l’imaginaire de l’Europe.
Une de ces mésinterprétations est celle qu’on a citée. Aristote écrit : La Constitution des Athéniens, les autres lisent : La Constitution d’Athènes. Pourquoi ? Parce que pour les Modernes une unité politique est une unité territoriale. Dans Shakespeare quand Antoine s’adresse à Cléopâtre il lui dit : Egypt. Quand un roi d’Angleterre s’adresse à un roi de France, il lui dit : France. Le roi, c’est le pays et le pays, c’est le roi. Les autres sont des serfs de ce roi. Les Athéniens sont des Athéniens et il n’y a pas de Constitution d’Athènes. Il y a Constitution des Athéniens. De même polis. Il y a là une chose énorme. En français, encore ça va : on dit la cité. Mais les Allemands qui ont été les grands maîtres de la philologie grecque pendant 150 ans. Comment ils ont traduit polis ? Der Staat : l’État. Or, je possède un numéro du journal théorique SS jugen daté de juillet ou septembre 1939. Parce que les nazis ont fait aussi ce commerce. Ils essayaient de se représenter comme les continuateurs de l’esprit grec. Énorme mystification. Et en effet dans le fameux discours de Périclès, l’Epitaphe, le discours sur les morts de la première année de la guerre, si chaque fois que Périclès dit Polis, vous remplacez le mot polis par le mot État, vous avez un discours fasciste. Chacun de ces jeunes, dit Périclès, est mort pensant qu’il est bon de mourir pour la polis. La polis c’est quoi ? C’est les Athéniens, c’est-à-dire de mourir pour ses concitoyens, concrets. Dans l’allemand, ça devient : chacun est mort pour l’État.
Autre chose. Vous avez tout le temps des livres, c’est plus subtil mais ça couvre un problème énorme, publiés par des savantissimes professeurs intitulés : La tragédie grecque. Or la tragédie grecque, c’est un objet inexistant. Il n’y a pas quelque chose qui soit la tragédie grecque. Il n’y a de la tragédie qu’à Athènes et il y a de la tragédie à Athènes parce que Athènes est une cité démocratique et la tragédie est une institution qui fonctionne, jouant un rôle tout à fait fondamental dans la démocratie parce que la tragédie rappelle constamment l’hubris. C’est ça la leçon essentielle de la tragédie. Or, parler de la tragédie grecque c’est ne rien comprendre. Parce que du théâtre il y a eu partout. Il y a un merveilleux théâtre japonais, un merveilleux théâtre chinois, le théâtre indien est fantastique. A Bali, il y a des représentations extraordinaires. Ce n’est pas les Grecs qui ont inventé le théâtre. Mais les Grecs ont créé la tragédie qui est tout à fait autre chose.
Vous avez l’incapacité de saisir la spécificité de ce monde. Et ça apparaît aussi dans un autre discours qui est là depuis la fin du XVIIIe avec les philosophes écossais Fergusson qui est repris par Benjamin Constant puis par Fustel de Coulanges sur le rapport de l’individu et de la collectivité. Quand ils disent que les Grecs anciens ne connaissaient pas l’individualité et que l’individu était totalement résorbé par la collectivité, c’est une image entièrement fausse. Parce qu’ils ne peuvent pas concevoir que l’individu, ce qui est la vérité d’ailleurs, un véritable individu ne peut exister que dans un certain type de collectivité. Bien sûr n’importe qui est un individu sur le plan descriptif. Le pauvre paysan chinois, sujet d’un empereur Song, bien sûr c’est un individu, il a un nom, il est lui, il a des empreintes digitales, on ne peut pas le confondre avec quelqu’un d’autre. Mais il n’est pas un individu au sens qu’il ferra exactement la même chose que les autres et ce que les autres lui ont appris. Pour qu’il y ait vraiment des individus, il faut que la collectivité bouge. Et pour que la collectivité bouge, il faut que les individus déjà commencent à devenir différents. Déjà, les deux choses vont ensemble. C’est ça qui ce passe. Et ça, on ne le voit pas et on continue à parler du fait que : “c’était gentil la démocratie athénienne, le Parthénon c’est pas mal, il reste quelques colonnes, mais en fait tout ça était payé au prix de l’absorption de l’individu par la collectivité”, CE QUI EST ABSURDE. Moi, je voudrais bien voir des individualités dans le monde contemporain comme Sophocle, comme Aristophane comme Socrate, des individualités aussi fortes, qui marquaient.
Les mésinterpétations ont pris toute une série de tournants. Bien attendu il y a d’abord l’énorme accrétion chrétienne. Ça commence déjà avec les pères de l’église. On a essayé de montrer que la philosophie grecque préparait déjà la venue du message du Christ, ce qui donne le résultat suivant très étrange : une énorme partie, presque tous les fragments des philosophes qu’on a précédant Platon, c’est des fragments. On n’a pas les textes. C’est une perte énorme. Comment on les a ces fragments ? La plupart du temps, parce qu’un père de l’église, pour démontrer que quelque chose de ce qu’on appellera par la suite la lumière naturelle, elle était déjà là chez les Grecs et que la Providence dans la philosophie grecque avait préparé le terrain pour l’acceptation du message du Christ, cite telle phrase d’Héraclite. Je ne veux offenser personne, mais c’est comme si après une invasion de la Terre par les martiens qui ne connaissent pas la musique et ne l’aiment pas, ces martiens ont utilisé des masses des disques 33 tours comme objets décoratifs et puis nous revenons après et nous trouvons là-dedans un morceau qui donne une petite partie de la Cinquième symphonie une autre partie d’autre chose. Des choses qui ont été sauvées pour des finalités qui étaient tout a fait autres. Et après quand ça recommence avec St Thomas d’Aquin toute la tentative, c’est de montrer qu’Aristote peut s’accorder avec la vue théologique. Avec la Renaissance, ça commence déjà à changer. Et la grande secousse critique de la Renaissance, c’est incontestablement le retour en force de l’étude des Grecs et aussi, il ne faut pas l’oublier, le retour du droit romain, qui est très très important. Le travail fait sur le droit romain par l’école de Bologne etc.
Mais après on voit chaque fois, on voit les rois et les reines de Racine, Andromaque de Racine, très belle pièce mais qui est une interprétation. Les rois et les reines de la Grèce étaient comme la cour de Versailles. Au XIXe, il y a des choses qui tirent vers la version libérale humaniste mielleuse. On vit encore sous cette image atroce de la Grèce pays de la mesure, de la lumière, des l’harmonie des formes etc. Tout ça c’est une ânerie absolument sans fond. La Grèce, c’est le pays du meurtre, c’est le pays de l’inceste, c’est le pays où Œdipe pour découvrir la vérité doit crever ses yeux. Si les gens ne comprennent pas des symboles aussi parlants que peut-on faire ? Le moment où Œdipe découvre la vérité c’est le moment où il se crève les yeux. Et c’est quoi la vérité ? C’est qu’il a tué son père et couché avec sa mère. Et c’est ça, la vraie conception. En Grèce l’ordre, la mesure est gagnée contre la réalité. Elle n’est pas la donnée initiale d’où l’obsession des Grecs avec des proverbes qui peuvent paraître banals : « rien de trop », n’exagérons pas. Je ne vois pas des Suisses ou des Hollandais ayant des proverbes contre les choses de trop parce que les gens ne sont pas portés vers l’exagération. Le peuple grec est obsédé par le fait qu’on peut faire trop parce que c’est ça sa tendance naturelle et c’est ce qu’il fait toujours.
(Autre question.)
Cette connaissance des Grecs, que l’être humain est hubris va de pair avec une autre saisie du monde, de l’univers où les Modernes aussi ont déraillé complètement dans leur interprétation des Grecs. Ils pensent que les Grecs ont pu faire ce qu’ils ont fait parce qu’ils ont pensé à une belle et harmonieuse nature qui est toute ordonnée. Ce n’est pas ça que les Grecs pensent. Au départ, il y le monde de la Théogonie d’Hésiode : au départ il y a le chaos. Le chaos c’est le vide, en son sens originel. Et puis c’est aussi le chaos au sens où nous le disons, c’est à dire le fantastique mélange de tout, ce qu’on retrouvera d’ailleurs dans les philosophes présocratiques chez Empédocle etc. L’image des Grecs, c’est qu’il y a un fond indicible du monde chaotique sur lequel règne une seule loi, celle qu’ils appellent l’anankè, la nécessité. Il y a une nécessité et cette nécessité, c’est peut-être Anaximandre qui l’a le mieux exprimée dans un fragment qu’on connaît encore par un père de l’église, où il dit que c’est de là que vient la genèse des êtres, vers là aussi va leur destruction parce qu’ils doivent apparaître et disparaître les uns après les autres pour payer la rançon de leur injustice. C’est une idée profondément pessimiste. C’est une vue, suivant laquelle exister c’est déjà être injuste. C’est ce qui fait dire à Sophocle à la fin d’une de ses tragédies, dans un chœur, je crois que c’est l’Œdipe à Colonne : une chose est la meilleure de toutes : ne pas être né, et la seconde en ordre, second best, en anglais, une fois qu’on est né mourir le plutôt possible. C’est ça la vue grecque, c’est un monde chaotique sur lequel règne cette nécessité et où il y a aussi comme monde que nous vivons un cosmos, c’est à dire un ordre. Mais cet ordre repose sur un désordre fondamental. C’est une vue qui est aussi très moderne. Le mieux de la physique et de la biologie contemporaines ne peut qu’aller dans cette direction. Et c’est parce qu’ils ont cette vue du monde, et cette vue de l’être humain, qu’ils peuvent créer la philosophie.
La philosophie présuppose que le monde n’est pas néant, n’est pas chaos total, autrement on a tout au plus le bouddhisme, mais qu’il y a un certain ordre, mais que cet ordre n’épuise pas tout. C’est pour ça que nous pouvons penser dessus, corriger notre pensée etc. De même que les affaires humaines peuvent être ordonnées, mais elles doivent être toujours ordonnées contre la tendance des être humains vers l’hubris. Donc il faut une loi et cette loi, c’est un autre aspect, c’est la création de la collectivité. Ce n’est pas la création de quelqu’un. Les Grecs n’ont pas de prophète. Il n’y a pas de livre sacré un Grèce. Je ne connais pas un philologue qui a tiré la conclusion de ce fait. Il n’y a pas de livre sacré. Il n’y a pas de prophètes, il y a des poètes, des philosophes, des législateurs. Il n’y a pas de prophètes, pas de livre sacré. Et cela repose précisément sur cette vue du monde dans laquelle les dieux ont une place tout à fait déterminée.
Les dieux, en un sens, vont et viennent. Il y a des générations. Ouranos et Gaia sont éliminés, ils ne sont pas tués parce qu’ils sont immortels. Ils sont détrônés par Kronos, Kronos lui-même est détrôné par son fils et Prométhée menace Zeus, le fils de Kronos, dans la tragédie d’Eschyle : « Toi aussi tu sera détrôné », et Zeus envoie Hermès pour connaître de Prométhée qui va le détrôner. Prométhée refuse de répondre. Donc, les dieux sont immortels mais ils ne sont éternels : ils sont nés à un certain moment et leur pouvoir est passager et la très belle histoire dans Homère qui nous ramène à la démocratie athénienne, au tirage au sort des magistrats, c’est quand Poséidon, Neptune le dieux de la mer, rappelle comment était fait le partage initial de l’empire entre les trois grands dieux : Zeus, Jupiter, Poséidon et Hadès le dieu des enfers. Et il a dit : on a tiré au sort. Tu as eu le ciel et le pouvoir suprême parce qu’on a tiré au sort, on a jeté des dés. L’idée des philologues, c’est que les Grecs parlent de polis, ils parlent de basileion, de royauté quand il s’agit des Perses, précisément. Il n’y a pas de mot pour ce que nous appelons État.
Les Grecs modernes, après la guerre d’indépendance contre les Turcs ont constitué un État selon la norme occidentale, ils ont dû emprunter aux Grecs anciens un terme qui est Kratos, qui en grec ancien ne veut pas du tout dire État, ce n’est pas une notion politique. Kratos veut dire le fait d’être le plus fort. C’est la forme brute. Cela montre encore une fois l’absence de la chose. Il n’y a pas de mot pour dire ça. Il y a la communauté politique, il y a la polis, mais on ne peut pas dire État au sens où nous le disons, c’est-à-dire d’une instance d’autorité qui est séparée du corps des citoyens.
(À propos de la chouette.)
Moi je suis fasciné par la chouette. Je suis fasciné par son cri, fasciné par son regard. J’ai une chouette sur mon bureau. Ce sont là mes rapports avec elle.
Cornelius Castoriadis
Source : http://www.mediapart.fr/files/CastoriadisChrisMarker.pdf