come-back-africa-alice-leroy.pdfCe travail à été présenté dans le cadre d’un séminaire du GRHED consacré au « Cinéma documentaire de lutte : Théories, formes d’engagements et d’émancipation ».
Come Back, Africa,
l’Apartheid filmé par Lionel Rogosin
Source de l’article : blog du documentaire
Tourné clandestinement en Afrique du Sud en 1958, ce docu-fiction avant l’heure est l’un des premiers [Notons toutefois que le réalisateur Zoltan Korda était parvenu à tourner en secret un film de fiction en 1952 avec l’acteur américain Sidney Poitier, Cry, the Beloved Country, adapté du roman du même nom d’Alan Paton.]] à dénoncer la politique ségrégationniste de l’état Sud-africain. Venu des Etats-Unis, Lionel Rogosin est alors l’auteur d’un film qui a puissamment marqué la critique en 1956 : [On the Bowery, peinture de la déshérence sociale du Bowery, cette artère new yorkaise où titubent, ivres et hagards à l’ombre du métro aérien, ceux que la croissance américaine a oublié sur le bas-côté de sa route glorieuse. Lui qui revendique la double influence de Flaherty pour ses méthodes de tournage, et du néo-réalisme italien pour son esthétique, invente avec ce documentaire scénarisé une écriture qui inspirera bientôt des cinéastes comme John Cassavetes ou Shirley Clarke. Abolissant la frontière entre documentaire et fiction, On the Bowery réunit en effet un casting d’acteurs non professionnels, trouvés, pour la plupart, dans les bouges environnants. Le scénario y est aussi liminaire qu’accessoire, et laisse aux acteurs toute marge d’improvisation pour interpréter des personnages qu’ils sont aussi bien à la ville qu’à l’écran.
Pendant le tournage de ce premier long-métrage, Lionel Rogosin conçoit le projet d’une vaste fresque sur le racisme en Amérique, en Afrique du Sud et en Asie[Lionel Rogosin, Come Back, Africa : A Man Possessed (Journal de tournage), Johannesburg, STE Publishers, 2004 : « I conceived of a large universal epic in the form of a trilogy on racialism in the United States, South Africa and Asia », p. 18.]]. L’Afrique du Sud, sous le joug d’un régime de ségrégation fondé sur la discrimination raciale après l’accession au pouvoir du Parti national de la minorité Afrikaner en 1948, lui offre un premier terrain pour aborder cette question du racisme sous l’angle d’une idéologie d’Etat. Il s’y rend avec un visa touriste en 1957, et s’installe à Cape Town puis à Johannesburg avec son épouse Elinor. Le gouvernement sud-africain, qui subit dès cette époque les condamnations de l’opinion publique internationale[[On est encore loin cependant des sanctions comme le blocus sur l’Afrique du Sud qui mettront le pays à l’index dans les années 1970.]], n’est pas favorable aux films qui n’ont pas pour ambition de faire l’éloge du folklore ou de la beauté des paysages sud-africains. Rogosin devra ruser pour convaincre les autorités de prolonger son visa et le laisser tourner ce qu’il présentera tour à tour comme un documentaire sur la musique africaine ou une fiction sur la [guerre des Boers.
Le récit de ce tournage clandestin, publié par le fils du cinéaste, Michael Rogosin, chez un éditeur de Johannesburg en 2004[Ibidem.]], offre avec le film, un rare témoignage sur la réalité de la vie des Sud-africains, Noirs, Blancs et métisses, sous le régime de l’apartheid, à une époque où presque aucun cinéaste, a fortiori étranger, n’avait pu tourner sur le territoire sud-africain[[La plupart des fictions hollywoodiennes à partir des années 1970 seront tournées au Kenya ou au Zimbabwe : Wilby Conspiracy de Ralph Nelson en 1974 avec Sidney Poitier et Michael Caine, Cry Freedom de Richard Attenborough en 1987 avec Denzel Washington et Kevin Kline, ou A Dry Season, l’adaptation du romand d’André Brink par Euzhan Palcy en 1989 avec Zakes Mokae et Donald Sutherland.]]. D’un bout à l’autre de cette aventure, de l’écriture jusqu’à la présentation du film au festival de Venise en 1959 où il remporte le Prix de la critique[[Le film ne sortira pas avant les années 1980 en Afrique du Sud.]], c’est un combat contre le temps et les autorités sud-africaines qu’aura mené Lionel Rogosin. Abandonnant son projet initial d’un triptyque sur le racisme, il ouvrira, à son retour à New York, un cinéma sur Bleeker Street, pour favoriser la diffusion de ses films et des cinématographies européennes et américaines indépendantes. Le 3 avril 1960, Come Back Africa ouvre la programmation du Bleeker Street Cinema, une semaine après le massacre de Sharpeville qui s’est déroulé en marge de manifestations pacifiques en Afrique du Sud. Triste concordance des temps qui vaut au film une popularité que la postérité ne lui a pas démentie. [Singulièrement associé à On the Bowery et Good Times, Wonderful Times[[Le long-métrage suivant de Lionel Rogosin réalisé en 1966. Cette dénonciation des essais de l’arme nucléaire, montage de dîners mondains et d’images de massacres et de camps de concentration, est peut-être celui des trois films qui a le plus mal vieilli.]], Come Back Africa forme avec le premier une fable politique et poétique des sans voix, et offre un contrepoint au bavardage des puissants dans le second.
On the Bowery — © Lionel Rogosin – Bande annonce
1. Un docu-fiction sous le sceau de la clandestinité
« This film was made secretly in order to portray the true condition of life in South Africa today ». Le premier des trois cartons qui scandent la séquence d’ouverture de Come Back, Africa, révèle sans ambages les motivations que le cinéaste a cherché à dissimuler par tous les moyens durant la préparation et le tournage de Come Back, Africa. C’est un camouflet pour l’administration sud-africaine, services de renseignements et douanes inclus, qui ont continuellement menacé la réalisation du film. Les autorités sud-africaines, que rencontre Rogosin à son arrivée à Johannesburg en 1957, se méfient des cinéastes et des journalistes. Cinq ans plus tôt, le cinéaste britannique d’origine hongroise Zoltan Korda les a bernées et a tourné un film contre l’apartheid avec Sidney Poitiers au nez et à la barbe des services de renseignements. Par sécurité, Rogosin entre donc en Afrique du Sud avec un visa touriste, ce qui ne sera pas sans lui poser de difficultés quand il voudra quelques mois plus tard prolonger son séjour. Dès son arrivée, le cinéaste se heurte donc à un certain nombre d’obstacles, au premier rang desquels, le financement de son projet. Fils d’un industriel juif new yorkais, Rogosin a dédaigné l’héritage familial au profit d’une vocation qui lui est venue durant son service militaire. Son premier film, On The Bowery, largement autofinancé, ne lui a rien rapporté. Il doit donc trouver des investisseurs pour le deuxième, qu’il entend bien tourner en Afrique du Sud quelles que soient les embûches qu’un tel projet recèle. Il lui est bien difficile de convaincre des investisseurs sans révéler la nature véritable de son projet. Le cinéaste tient en effet à garder celui-ci secret ; à l’exception de quelques personnes de confiance – parmi lesquelles Michael Scott, un militant anti-apartheid qu’il a rencontré en Grande-Bretagne – il n’a fait part de ses intentions à personne. À force d’esbroufe, Rogosin parvient tout de même à convaincre d’improbables investisseurs sud-africains de sa volonté de tourner un film sur la diversité des paysages et les tribus traditionnelles du pays. Finches Travel Agency et la Chambre des mines lui apportent ainsi leur soutien. Mais le manque d’argent n’est pas la seule difficulté que rencontre Rogosin : il lui faut constituer une équipe de tournage en qui il puisse avoir confiance. Comme il lui est impossible de tourner avec une équipe locale blanche (le cinéma est une profession réservée aux Blancs, il n’existe donc pas de techniciens noirs) qui risquerait de dénoncer ses intentions, il engage des collaborateurs à travers le monde : un chef-opérateur israélien, Emil (Milek) Knebel, un second cameraman, Fred (Walter) Wettler, et un preneur de son Ernst Artaria, tous deux suisses, qu’il aura le plus grand mal à faire entrer sur le territoire, l’administration des douanes se bornant à lui rétorquer qu’il peut tout aussi bien travailler avec une équipe locale.
Il est curieux que les autorités n’aient pas soupçonné outre mesure le véritable projet de Rogosin au regard de son premier film, On the Bowery, visage blafard d’une Amérique des bas-fonds, où l’alcoolisme et le chômage laissent les hommes comme des épaves échouées dans le caniveau au petit matin. D’auant plus qu’en Afrique du Sud, Rogosin entre rapidement en contact avec des militants anti-apartheid. Les Bermans, un couple de Blancs membres de l’ANC (l’African National Congress, la plus puissante organisation politique ouvertement anti-apartheid), ont vu On the Bowery et perçu sa teneur politique, contrairement peut être aux autorités sud-africaines. Ils se lient avec le cinéaste et son épouse et les mettent en contact avec leur réseau d’amis. Parmi eux, Rogosin rencontre deux journalistes noirs du Golden City Post, Bloke Modisane et Lewis Nkosi, qui vont devenir ses plus précieux amis et collaborateurs au cours de son séjour sud-africain. Très vite, Rogosin ne lâche plus Modisane et Nkosi. Il découvre grâce à eux le Township de Sophiatown et ses Shebeen, bars clandestins où se retrouvent les Noirs – il est utile de rappeler qu’ils sont alors non seulement indésirables dans les bars « blancs » mais que l’alcool leur est en outre strictement interdit. C’est au cours de ces nuits clandestines qu’il rencontre certains des futurs personnages de son film : Can Themba, une légende locale, rédacteur associé à Drum magazine, l’un des plus puissants magazines noirs alors, où encore Miriam Makeba, qui n’est encore qu’une légende locale, inconnue du reste du monde. Dès cette époque, Rogosin enregistre ses conversations avec Bloke Modisane, Lewis et Morris Nkosi, qu’il appelle avec humour son « African Advisory Board ». Il leur demandera tout naturellement de collaborer à l’écriture du scénario, rédigé en six heures à peine, un samedi après-midi au domicile des Rogosin à Johannesburg.
Come Back Africa – © Lionel Rogosin/Milestone Films.
Pour tromper la surveillance constante dont il fait l’objet, il invente des scénarios parallèles plus proches de la ligne officielle du gouvernement. Il se rend dans le Zululand, pour y rencontrer les tribus locales, dans la perspective de réaliser un hypothétique documentaire vantant les charmes folkloriques de l’Afrique du Sud[[Ces versions parallèles du scénario, répétées oralement aux autorités et aux investisseurs, deviennent pour Rogosin une forme de gymnastique quotidienne : « I had become quite an adept at imitating the conversation of the white supremacists. I rambled glibly on about the happy natives, their folk music and dancing, the marvellous wild-life and the natural splendors of South Africa. It was this technique more than anything else that enabled me to get the film through – that and luck » écrit-il dans son journal, p. 67.]]. Il y découvre des villages peuplés seulement de vieillards, d’enfants et de femmes, la plupart des hommes jeunes étant envoyés travailler dans les mines. Après avoir vendu à ses investisseurs ce projet de documentaire sur les paysages et coutumes des populations indigènes d’Afrique du Sud, il met au point un autre scénario fantôme. Pompeusement baptisée « Commando », cette autre version fictive du film est une adaptation d’un classique de Deneys Reitz (1882 – 1944) sur la guerre des Boers contre les colons britanniques au cours du XIXe siècle. La multiplicité de ces faux scénarii donne un indice de la pression qu’affronte le cinéaste. Son journal témoigne également de son état d’anxiété et de sa peur quasi-paranoïaque d’être percé à jour par les autorités. Volontiers fantasque, Rogosin se persuade d’être sous la surveillance constante des services de renseignement et se décrit comme une sorte d’espion en mission secrète.
Troisième obstacle posé par ce tournage confidentiel : le casting. Grand admirateur de Flaherty et du néo-réalisme, Rogosin en a adopté les méthodes de travail. Il tient à ce que les personnages de ses films soient, comme dans Man of Aran ou Le Voleur de bicyclette de De Sica, interprétés par des acteurs non professionnels. Dès On the Bowery, il choisit de travailler sans acteurs professionnels, avec les personnes qui habitent les lieux qu’il filme, en l’occurrence les rues et les bars du Bowery que ces hommes et femmes connaissaient mieux que quiconque. « There are no professional actors in this drama of the fate of a man and his country » professe le deuxième carton de la séquence d’ouverture. S’il retrouve une méthode de travail étrennée durant le tournage de On the Bowery, ce n’est pas sans faire l’expérience de difficultés propres au contexte particulier d’un tournage dans un Etat autoritaire. Il est extrêmement difficile de recruter des acteurs noirs, et a fortiori des non-acteurs noirs en Afrique du Sud. Rogosin tente dans un premier temps de faire son casting dans les rues de Johannesburg, comme il l’avait fait en plein Bowery à New York. Sauf qu’ici, un Blanc qui accoste les travailleurs noirs dans la foule matinale de la gare ou aux arrêts de bus, passe pour un policier en civil. Il éveille les soupçons des hommes abordés et la curiosité des passants. Sur les conseils de Bloke Modisane, Rogosin se résout à faire paraître une annonce dans les journaux noirs. Une jeune domestique, Vinah Bendile, se présente au casting. Elle sera le premier rôle féminin. Rogosin sait aussi que Miriam Makeba, qu’il a déjà entendu chanter, figurera dans le film, mais qu’il ne peut lui confier un rôle trop important du fait de sa timidité. Ses amis militants de Drum Magazine et du Golden City Post trouveront aussi leur place dans le film. Mais il lui manque toujours son premier rôle masculin. Pour ce personnage, Rogosin cherche un homme arrivé il y a peu du Zululand, qui n’aurait encore eu le temps ni d’être brisé par le travail et la police Afrikaner ni de se forger une expérience politique. Le personnage principal de Come Back, Africa doit, dans l’esprit du scénario de Rogosin et de ses acolytes, être un Candide. « This is the story of Zachariah – one of the hundreds of thousands of Africans forced each year off the land by the regime and into the gold mines » énonce le dernier carton d’introduction du film. Zacharia Mgabi, que Rogosin a finalement croisé à la gare centrale de Johannesburg, après avoir parcouru les files d’attentes aux arrêts de bus, arrive du Zululand, parle un mauvais anglais, et son visage, au contraire de ceux de Can Themba, Bloke Modisane ou Lewis et Morris Nkosi, n’est pas encore animé par la révolte et l’injustice.
Ainsi qu’il l’expose dans une note de son journal de tournage, le plus grand souci de Lionel Rogosin est d’« être objectif » (p. 38). Par-delà le « faire vrai » qu’incarnent ces comédiens qui sont aussi dans la vie les personnages qu’ils sont à l’écran, le cinéaste refuse de se faire le relais des discours consensuels et de l’humanisme bon ton des « Liberals », ces Blancs qui dénoncent les aspects les moins reluisants de l’apartheid, mais ne sont pas prêts à sacrifier leur pouvoir au profit d’une quelconque égalité des communautés. Plus complexe encore que le casting des acteurs noirs, celui des personnages blancs va poser au cinéaste des dilemmes considérables : certains de ses amis sud-africains blancs acceptent de prêter leurs traits aux employeurs racistes de Zachariah. Dans le rôle de la ménagère acariâtre qui le traite comme un animal mal éduqué, Myrtle Berman apporte toute la conviction et la haine qui avaient fait dire à un universitaire membre de l’ANC qu’en Afrique du Sud, les femmes Boers ne sont pas des femmes, mais des monuments historiques[[« They [the Boer women] are not women, they are historic monuments », p. 62]]. Rogosin est terrifié à l’idée que certains Blancs, lisant son scénario, le dénoncent, c’est pourquoi quand il ne peut confier un rôle à une connaissance, il préfère recruter au dernier moment des Blancs dans leur propre rôle sous de faux prétextes, sans presque rien leur révéler de l’ensemble du scénario.
Come Back, Africa – © Lionel Rogosin/Milestone Films.
Longtemps intitulé Anno Domini 1957, le film est rebaptisé Come Back, Africa, traduction d’un slogan de l’ANC (African National Congress) en langue Zoulou : « Mayibuye i Afrika ! ». Que le film adopte ainsi un slogan de l’ANC résume la nature du geste cinématographique pour son auteur. À bien des égards, le tournage, bien plus que le montage, tient une place prépondérante dans son travail. L’œuvre qui en résulte porte le récit de sa propre expérience en Afrique du Sud tout autant que celui, scénarisé, d’un personnage qui apprend les conditions de son exploitation dans un pays autoritaire. Le tournage tient de l’épreuve et chaque ligne de son journal trahit l’épuisement progressif du cinéaste. « The resaon this kind of film-making is an ordeal » écrit-il, « is that you must become completely immersed in the suffering and misery of your subjects »[[Lionel Rogosin, op. cit. p. 59.]]. Le montage a une moindre importance, dans la mesure où il se joue après la bataille, dans la solitude de la salle de montage à New York : « The editing room is an isolated, routine grind for me », avoue même le cinéaste[[Ibidem.]].
En avril 1958, quelques semaines avant le début du tournage, Rogosin est convoqué par les services de renseignements pour un entretien avec un certain Colonel Spengler. Le cinéaste le rassure : « I am a film producer and my profession is to entertain people, not to get involved in political activity »[[Ibid. p. 62.]]. Il obtient ainsi les visas tant attendus pour son équipe de tournage. À la fin du mois de juin, ils disposent de trois mois pour tourner l’intégralité du film et d’une quantité pléthorique de magasins de film. Rogosin entend ainsi tromper la vigilance des contrôles sur le tournage, en fournissant si le besoin s’en présente des rushes inoffensifs aux policiers qui viendraient saisir leur matériel. Le cinéaste a en effet décidé de tourner l’intégralité de son film en décor réel, dans les rues, les mines et les Townships de Jo’burg. Son film constitue dès lors une topographie soigneusement documentée de la ségrégation raciale dans la capitale d’Afrique du Sud.
2. Topographie ségrégationniste
Tourné en décors réels, le récit fictionnel est entrecoupé de plans documentaires réalisés en amont du tournage proprement dit : « the insertion of this raw, uncooked documentary material is jaming and snaps the rapport between the viewer and the image »[[Ibid. p. 60.]]. En plan d’ouverture du film, un panoramique sur le ciel barré de poutrelles métalliques découvre Johannesburg. Cité industrieuse le jour, encombrée de voitures, de travailleurs noirs à la démarche lourde et de promeneuses blanches et insouciantes. Cité silencieuse le soir et le week-end, vidée de ses esclaves qui rejoignent les Townships de la périphérie et de ses maîtres qui retrouvent leurs quartiers privilégiés. Jo’burg, comme l’appelle Rogosin dans son journal, se présente à première vue comme une copie conforme de la ville américaine : en son centre, son cœur économique, et à son pourtour ses classes, géographiquement distinguées les unes des autres. Sauf que cette discrimination est ici officiellement fondée sur le critère racial. Nul ne peut se déplacer sans laissez-passer et Zachariah l’apprend à ses dépens dès la première séquence : après avoir fui le Zululand « à cause de la famine » comme il l’explique à l’ouvrier qui l’accueille dans le dortoir des mineurs, il espère trouver dans la capitale un travail qui lui permette de nourrir sa famille. C’est sans compter les règles de circulation qui régissent tous les déplacements des Noirs sur le territoire sud-africain. Zachariah va apprendre que pour survivre, il lui faut être toujours en mouvement.
Come Back, Africa — © Lionel Rogosin – Bande annonce
L’histoire de l’apartheid est aussi celle d’un partage inéquitable du territoire sud-africain : le Natives Act de 1913 délimite une « réserve » pour les Noirs qui compte pour environ 7 % du territoire national, alors que ceux-ci représentent 80 % de la population. Après la Deuxième guerre mondiale, les sécheresses récurrentes et le développement industriel entraînent l’exode rural des populations indigènes vers les côtes urbanisées et industrialisées. Cette vague d’immigrés intérieurs rejoignant les villes dans l’espoir d’une vie meilleure fournit aux industries sud-africaines détenues par des Blancs une main d’œuvre à bas coût et au Parti national un argument de campagne imparable pour élaborer la politique de l’apartheid. La menace de cette immense majorité noire face à la minorité blanche justifie son confinement dans des espaces désignés et surveillés. Come Back, Africa porte la trace d’une période de l’histoire sud-africaine très peu documentée : celle du déplacement des populations noires avec la mise en œuvre des lois ségrégatives. Les différentes séquences qui scandent le récit initiatique d’un Noir sud-africain dans la cité blanche de Johannesburg établissent une carte précise de la ségrégation raciale. Si le film s’ouvre sur les rues propres et goudronnées du centre de Johannesburg, il bascule dès la deuxième séquence vers l’espace antagoniste de ce monde urbain dominé par les Blancs : celui de la mine. Première étape du voyage de Zachariah, la mine avale les travailleurs noirs à toute heure du jour et de la nuit. Vêtus comme des bagnards, les nouveaux venus apprennent à manier la pelle en rang serrés, sous le regard du contremaître. Rogosin se souvient que durant le tournage, Zachariah refusait d’emprunter l’ascenseur réservé aux Noirs, de peur qu’une fois en bas, il ne soit confondu avec les autres mineurs et ne puisse plus remonter. Les dirigeants de la mine n’acceptèrent jamais qu’il empruntât l’ascenseur réservé aux Blancs, c’est pourquoi seul Emile Knebel, le chef opérateur, descendit dans le puits tourner des images, d’où l’absence de Zacharia, dans l’obscurité des conduits étroits, passe presque inaperçue.
Pour fuir cet enfer souterrain, Zachariah découvre qu’il lui faut obtenir un laissez-passer, indispensable pour circuler d’une zone à une autre. Il obtient d’un contremaître une promesse d’embauche dans le centre de Johannesburg comme domestique. Arrivé devant la porte de son nouvel employeur (qui n’est autre que le domicile des Rogosin à Johannesburg), Zachariah découvre le visage d’une femme Afrikaner, qui offre en guise de bienvenue de le rebaptiser Jack. Elle lui rappelle également les règles de conduite s’appliquant à son statut : la consommation d’alcool lui est interdite, et sa condition de domestique lui impose le célibat. Zachariah pénètre un monde inconnu : celui des Blancs. Avec des yeux d’enfant, il découvre les miroirs, la radio, les ustensiles de cuisine, les étoffes et les tissus, des manières de vivre, des odeurs, des codes qui lui sont inconnus. Son ignorance lui vaut le mépris de sa maîtresse, qui finit par le mettre à la porte. Jeté à la rue, Zachariah trouve grâce à un ami un autre emploi dans un garage, mais là encore, ils seront tous deux renvoyés pour avoir transgressé les frontières que leur impose leur condition noire[[Ils sont dénoncés par un client qui les a aperçus conduisant sa voiture en ville.]]. À nouveau sans emploi, Zachariah s’installe à Sophiatown, le quartier noir. Son épouse, Vinah, l’y rejoint avec leurs enfants. Rogosin filme les derniers moments d’existence du Township. Sophiatown est l’un des derniers bastions de propriétaires noirs, et le gouvernement Afrikaner cherche à les exclure de ce droit réservé aux Blancs. Sous prétexte d’insalubrité, le quartier entier est détruit pour laisser place à une banlieue blanche. La déambulation de Zachariah et Vinah dans les rues de terre battue de Sophiatown témoigne de l’animation du quartier : fanfares, processions religieuses et mariages se partagent la rue, tandis que les enfants jouent dans les gravats au milieu des poules et des chevaux errant librement. Autant le centre ville de Johannesburg est un espace ordonné et rationnel, autant Sophiatown est l’espace d’un joyeux désordre. Deux régimes citadins s’opposent dans ces deux visions de l’habitat qui ne sont pas sans rappeler la critique d’une modernité rationnelle et capitaliste par Tati dans Trafic. On retrouve la même dichotomie entre le quartier noir et les quartiers blancs de Jo’burg chez Rogosin qu’entre la ville moderne et le petit quartier populaire chez Tati.
Come Back, Africa – © Lionel Rogosin/Milestone Films.
La danse et la musique n’ont jamais valeur de folklore mais impulsent le rythme de la ville à l’image : celui des travailleurs dans la séquence d’ouverture, celui de la vie animée du quartier dans la séquence de Sophiatown. Cédant au désordre ambiant, la caméra enregistre chaque cahot du chemin non goudronné qui tient lieu d’avenue centrale, les regards caméra la désigne aussi comme un promeneur parmi d’autres au centre de cette déambulation rythmée, tandis que le montage multiplie les faux-raccords comme si nulle logique ne s’appliquait à cet espace anarchique. Les murs délabrés de Sophiatown laissent toutefois apparaître les slogans d’une révolte en marche : « Hands off Western areas » clament-ils comme une menace à l’encontre des grues et des pelleteuses. Sophiatown était depuis les années 1930, un lieu vivant, convivial, et un foyer de résistance pacifique à l’oppression blanche, semblable en cela à District 6, le quartier noir de Cape Town. Sa destruction, que capture la caméra de Rogosin, est emblématique du Group Areas Act, qui abolit définitivement le droit de propriété pour les Noirs et les exclut des zones où ils étaient encore propriétaires de leur logement. Les évictions forcées des habitants de Sophiatown commencèrent en 1955 et continuèrent jusqu’à la fin de l’année 1959, date à laquelle le Township fut définitivement rasé. On n’assiste pas à une scène d’expulsion dans le film – il est d’ailleurs peu probable que les autorités sud-africaines auraient laissé l’équipe de Rogosin filmer ce genre d’intervention de la police. Le cinéma militant contemporain d’Afrique du Sud fera par la suite des Townships le haut lieu de l’oppression et de la contestation du pouvoir[Cf. Samuel Lelièvre, « Afrique du Sud, apartheid et film documentaire », Cahiers d’études africaines [En ligne], 173 – 174 | 2004, [mis en ligne le 08 mars 2007, consulté le 27 mai 2012.]]. De Soweto : A History, d’Angus Gibson (1994) à Jo’burg Stories, d’Oliver Schmitz et Brian Tilley (1997), Hillbrow Kids, de Michael Hammon et Jacqueline Gorgen (1999) et aujourd’hui District 9, de Neill Blomkamp (2009), le Township est devenu un symbole de la ségrégation raciale[[Ce qu’ils étaient en réalité : découvrant les zones dans lesquelles les Noirs expulsés de Sophiatown sont envoyés, des Townships plus insalubres encore et placés sous la direction d’un surintendant blanc, Rogosin écrit : « It did have something, without the extreme, of Auschwitz » (p. 36).]] dans le cinéma sud-africain au même titre que les mines d’or ou de diamants avec leurs « esclaves » noirs[[On pense aux films courts ou aux installations vidéos de Nic Hofmeyr et Gabriel Mondlane : A Miner’s Tale (2001, 40 minutes) ou de Steve McQueen : Western Deep ( 2002).]]. Sans céder à une vision chaotique de ces espaces ségrégatifs, Come Back, Africa en révèle plutôt l’effervescence à la fois culturelle, politique et sociale. Sans doute ne faut-il pas chercher plus loin le véritable motif de la destruction de Sophiatown, foyer des contestations qui dans quelques années allaient se cristalliser sous des formes d’actions directes et violentes. Ce militantisme anti-apartheid des Noirs a d’ailleurs son espace désigné au cœur du Township : le Shebeen.
Bars clandestins à l’intérieur des Townships (puisque l’alcool est formellement interdit aux Noirs), les Shebeens offrent un lieu de rencontre pour les artistes et les activistes noirs. Rogosin en garde le souvenir de nuits enivrées durant lesquelles il a forgé son opinion politique sur l’apartheid, au contact de Bloke Modisane, Lewis et Morris Nkosi. La scène du Shebeen se situe au milieu du film et en constitue le centre névralgique. Elle est scindée en deux moments : le premier, politique, où les plus proches compagnons de Rogosin, Can Themba, Bloke Modisane et Lewis Nkosi évoquent librement leurs opinions politiques en interprétant des personnages du film ; le second, musical, avec l’irruption de Miriam Makeba dans la pièce.
COME BACK AFRICA — Bonus VO par CoteCine
Come Back, Africa – © Lionel Rogosin – avec Myriam Makeba.
Tournée dans une salle de classe d’une congrégation religieuse de Sophiatown (filmer dans un véritable Shebeen mettait le film et l’équipe dans un trop grand péril, en outre les Shebeen étant des endroits confinés, il aurait été difficile de manœuvrer les caméras), cette séquence offre une photographie assez complète des personnes qui comptèrent le plus dans la vie de Rogosin durant son séjour sud-africain. Dans le rôle des activistes discutant le régime de l’apartheid et la résistance molle des « Liberals », on aperçoit Can Themba (coiffé d’un bonnet), Bloke Modisane à ses côtés, et Lewis Nkosi assis sur le sol, contre le bord droit du cadre. À l’extrémité gauche, Morris Hugh, dans le rôle du métisse, était aussi le « production manager » du film. Quant à Miriam Makeba, elle fait sensation au Festival de Venise où le film est présenté en 1960. Avec l’aide de Rogosin, elle parvient à fuir l’Afrique du Sud et entamera la carrière qu’on lui connaît en devant la première chanteuse africaine au succès international avec le soutien d’Harry Belafonte. Tous n’auront pas cette chance : Lewis Nkosi et Bloke Modisane passent clandestinement la frontière peu après la fin du tournage pour échapper au régime, mais Can Themba et Morris Hugh mourront d’alcoolisme quelques années plus tard. La discussion animée du Shebeen offre une troisième entrée dans le film, sous l’angle d’une sociologie des communautés régies par les lois de l’apartheid.
3. Sociologie de l’Apartheid
La scène du Shebeen fut l’une des premières tournées par Rogosin et son équipe. Presque aucun dialogue n’avait été écrit à l’avance, et les acteurs, pour la plupart des amis de Rogosin, improvisèrent une discussion sur la situation des Africains sous le régime de l’apartheid. Can Themba ouvre ce dialogue philosophique en prenant la défense de Marumu, le Tsotsi qui a attaqué Zachariah un peu plus tôt dans la rue. Les Tsostis étaient des gangsters noirs, largement inspirés par l’image du gangster américain véhiculée par le cinéma hollywoodien, refusant de se plier aux règles de l’apartheid et vivant des activités illégales des gangs auxquels ils appartenaient, notamment le trafic d’alcool (interdit dans les Townships). A l’opposé de Zachariah le Candide, on aurait donc Marumu le Tsotsi. Un Noir violent, délinquant, redouté, par les siens comme par les Blancs. Pourtant Marumu n’est autre qu’un produit de l’apartheid estime Can Themba, pour qui il faut imputer la responsabilité de la délinquance juvénile au trop grand nombre d’orphelins et au taux de mortalité des pères dans les mines ou sous les coups de la police. Can Themba, le « Tsotsi intellectuel » comme aimait à l’appeler Lewis Nkosi, avance ici un point de vue original, considérant les Tsotsi comme les seuls véritables opposants politiques au régime.
Il n’est pas inutile de rappeler le contexte propre à l’Afrique du Sud au cours de cette décennie des années 1950, à une époque où la majorité du continent africain connaît enfin la décolonisation et l’indépendance. Cette même décennie voit au contraire le régime de ségrégation se durcir en Afrique du Sud. Le Population Registration Act et le Group Areas Act en 1950 déterminent l’identité de chaque citoyen en fonction de critères raciaux : les Blancs, les Indiens, les métisses et les Noirs, eux-mêmes répartis entre différentes ethnies[[Cf. l’essai de Kristin Kingsbury Smith, « Re-examining Lionel Rogosin’s Come Back, Africa : Innovations and Limitations », Middlebury College, Middlebury, 2008.]]. A ces catégories socio-ethniques correspondent tout un champ lexical : ainsi, parmi les Boers, on ne parle pas d’ »Africain », trop proche du terme « Afrikaner » – le nom que les Boers se sont octroyés, mais de « Kaffir », « Boy » ou « Wigger ». Lionel Rogosin réalise une ethnographie minutieuse de ces règles de langage à travers les interactions de ses personnages (celui, par exemple du personnage interprété par Myrtle Berman embauchant Zachariah comme domestique). Il prend soin de tourner plusieurs scènes dans la langue propre à chaque communauté : le Zoulou pour Zachariah arrivant à la mine, mais aussi l’Afrikaans pour les Boers.
Come Back, Africa – © Lionel Rogosin/Milestone Films.
Cette diversité de statuts et de langages n’est pas sans interroger sa conception américaine de l’idée de nation. Au contraire de l’Amérique écrit-il, l’Afrique du Sud n’est pas une nation. Au fil de son séjour, il décrit ce pays comme une collection douloureuse de clans, de personnes ne se revendiquant ni de la même race, ni de la même communauté, ni du même sang, alors que le sentiment d’être américain est, dit-il, partagé aussi bien par les Blancs que par les Noirs. « South Africa is not really a nation in the sens of a cohesive cultural force made up of people who, although varied in culture, have a loyalty to the State » écrit-il dans son journal[[Lionel Rogosin, op. cit. p. 28.]]. Cette inévitable comparaison entre le modèle d’intégration américain, avec tous ses défauts et son passé esclavagiste, et le modèle de ségrégation sud-africain, soulève tout de même une interrogation : pourquoi Lionel Rogosin va-t-il tourner en Afrique du Sud un film qu’il aurait tout aussi bien pu tourner aux Etats-Unis ? La remarque est aussi formulée par Peter Davies dans Film Culture en 1962 : « If Rogosin wanted to create a film about racial oppression, he need not have looked any further than his own backyard, as the United States was in the throngs of the civil rights movement. Major events such as the Supreme Court’s ruling in Brown vs. Board of Education, Rosa Park’s arrest, the Montgomery bus boycotts, and the desegregation of the Little Rock Central High School all occurred in the 1950s. »[[Peter Davis. “Rogosin and Documentary.” Film Culture. (Vol. 24, 1962), p. 26, cité par Kristin Kingsbury Smith, op. cit. p. 40.]].
En réponse à cette question, Kristin Kingsbury Smith, dans un essai remarquable sur la place du film de Rogosin dans un cinéma anti-apartheid, compulse les raisons qui ont sans doute poussé le cinéaste à se tourner vers un autre pays que le sien[[Kristin Kingsbury Smith, op. cit. p. 41 – 42.]]. Au sortir de la guerre, Rogosin, juif américain mobilisé durant le conflit mondial, est sous le choc de la découverte du génocide juif. Le régime policier sud-africain avec son système de laissez-passer, de Townships surveillés par des surintendants blancs et de travail forcé, lui évoque naturellement une nouvelle forme de fascisme, qu’il entend bien dénoncer au monde entier. Il faut imaginer que dans les années 1950, les laissez-passer, que les Africains appellent « la Bible » sont tamponnés chaque mois par les employeurs blancs des travailleurs noirs, leur permettant de circuler de leur zone d’habitation jusqu’à leur lieu de travail. Si l’employé perd son travail ou s’il est contrôlé sans laissez-passer, il a 72 heures pour regagner la zone où il vit. Le cas échéant, il est envoyé non pas en prison, mais dans les fermes, ces immenses exploitations de grandes familles Boers, où les condamnés constituent une main d’œuvre quasiment gratuite : le « prisonnier » n’est rémunéré qu’à hauteur de 1 shilling par jour pendant toute la durée de sa sentence. Un autre facteur d’explication ressort pour Smith de la volonté du cinéaste de prouver à son père qu’il n’était pas vain d’abandonner une carrière lucrative dans le textile au profit du cinéma, d’autant plus quand les films se faisaient le relais de causes nobles et justes (Rogosin dira d’ailleurs à Bloke Modisane et Lewis Nkosi « I am just your media » pour les convaincre de participer à l’écriture de son film[[Cf. Un Américain à Sophiatown (2007, 51 mn), un film de Lloyd Ross, produit par Michael A. Rogosin.]]). Enfin, grand admirateur de Flaherty, il lui fallait découvrir une culture plus exotique pour marcher dans ses pas.
En dépit de sa volonté d’objectivité, ou peut être en vertu de son admiration pour Flaherty, Rogosin ne peut s’empêcher de regarder l’Afrique du Sud à travers la lorgnette de sa culture américaine. Aussi, le modèle familial africain qu’il introduit dans le film à travers Zacharia, Vinah et leurs deux enfants tient-il plus de la famille nucléaire occidentale que de la famille ramifiée des populations africaines. Seule la présence d’une cousine muette est tolérée, son handicap justifiant presque son intégration incongrue dans une famille autrement « américanisée ». Kristin Kingsbury Smith soutient plus généralement que Rogosin ignore délibérément la complexité des formes de racisme et des modèles familiaux en Afrique du Sud, au profit de sa vision « américaine » des choses[[Kristin Kingsbury Smith, op. cit. p. 48 – 49.]]. Aux Etats-Unis, le conflit racial se résume à cette époque à deux types d’acteurs : les Noirs et les Blancs, alors qu’il est autrement plus complexe en Afrique du Sud, où il existe entre les Blancs et les Noirs une catégorie de métisses, les « Coloured », parfois plus racistes que les Afrikaaners ; où les Noirs se divisent en une multitudes d’ethnies, de même que les Blancs qui se répartissent entre Afrikaaners (descendants des colons hollandais) et héritiers des colons britanniques ; et où il faut aussi compter sur les Indiens, amenés sur le territoire par les colons britannique au siècle précédent.
Come Back, Africa – © Lionel Rogosin/Milestone Films.
Si Rogosin a délibérément simplifié la cartographie sociale de l’Afrique du Sud (on aperçoit aucun Indien dans le film, ni aucun Blanc d’origine britannique), on ne peut cependant lui reprocher d’avoir privilégié un point de vue « blanc » sur l’apartheid, ce qu’ont fait sans scrupule la plupart des films hollywoodiens dénonçant le régime sud-africain ensuite. Il s’inscrit donc à rebours de ces cinématographies étrangères qui, pour dénoncer la ségrégation, utiliseront un personnage blanc. A titre d’exemples, The Wilby Conspiracy de Ralph Nelson en 1974 réunit Sidney Poitier et Michael Caine dans une amitié qui n’a au départ rien d’évident. Sidney Poitier y campe un détenu condamné pour activisme qui est arrêté et tabassé le jour même de sa libération. Michael Caine, touriste britannique en visite en Afrique du Sud, est pris dans l’altercation et se retrouve bien malgré lui aux côtés du fugitif. C’est à travers cette expérience de la condition noire que le Blanc prend conscience de l’injustice de la société raciale sud-africaine. Même mécanisme mimétique dans A Dry Season, l’adaptation du roman d’André Brink par Euzhan Palcy, en 1989, avec Zakes Mokae et Donald Sutherland. Ce dernier incarne un professeur d’histoire vivant confortablement dans l’ignorance des conditions de vie de ses domestiques noirs, jusqu’au jour où son jardinier vient lui demander de l’aider à obtenir justice pour son fils battu par la police. D’abord confiant dans le système juridique de son pays, Sutherland commence à douter quand il apprend la mort du fils de son jardinier et la disparition de ce dernier. Là encore, la prise de conscience de la violence du régime se fait par le truchement d’un regard « blanc » qui accomplit par cette prise de conscience une forme de rédemption qui vaut pour tous les Blancs « progressistes ». La nature fasciste du régime est alors explicitement dénoncée : les exactions et la torture y sont monnaie courante, et la Section spéciale, qui n’est pas sans rappeler la SS du régime nazi, est dirigée d’une main de fer par l’implacable capitaine Stolz, dont le nom à consonance germanique ne doit sans doute rien au hasard. Sans doute faut-il imputer ces scènes de violence au contexte historique de l’Afrique du Sud à partir de 1986 : l’« état d’urgence » est instauré et les forces d’opposition à l’apartheid recourent de plus en plus à l’action directe, suscitant des réponses de plus en plus démesurées du gouvernement.
Dans Come Back, Africa, la violence s’expérimente sous le régime symbolique de l’humiliation bien plus que sous les coups. Les emplois et renvois successifs qui balisent le parcours de l’immigrant intérieur fonctionnent comme autant de rappels de sa condition contingente. L’homme noir n’existe qu’à deux titres : en tant qu’indigène, dans les réserves où, parqué et entretenu comme un autre animal de la Savane, il appartient au folklore local ; ou bien en tant que « bon » noir, c’est-à-dire aussi docile et obéissant qu’un enfant. Lewis Nkosi, acteur dans la scène du Shebeen, pointe d’ailleurs cette contradiction propre au discours « progressiste » des Liberals qui, dit-il, « veulent un Africain débarqué de son habitat naturel, un naïf ».
On s’étonnera par conséquent du choix curieux de Lionel Rogosin d’avoir voulu pour personnage principal, un Candide, qui découvrirait la violence du monde. Il en fait un portrait ambigu dans son journal de tournage alors qu’il cherche l’acteur qui pourra incarner ce personnage :
« I had an image of the African I wanted… The warm and open face of many of the tribal Africans before they are disillusioned and embittered by life in the machine age set in the framework of white supremacy — a combination assured to destroy even the strongest human qualities. The problem was to find someone in transition, who still retained some innocence and yet had enough experience to grasp the complexities of urban life. He had to express the corrosive effect of apartheid as well as the simplicity of the tribal Africa. He had to speak articulate but ungrammatical English »[[Lionel Rogosin, op. cit. p. 56.]].
Sur le tournage de « Come Back, Africa ».
Pourquoi Rogosin choisit-il de représenter un Africain qui ne correspond en rien aux hommes qu’il a rencontrés au cours de son séjour à Johannesburg, des journalistes et militants comme Bloke Modisane, Lewis Nkosi ou Can Themba, mais ressort véritablement de son fantasme du « happy native » ? Ne court-il pas le risque à travers ce personnage de doux ingénu de reconduire la vision occidentale d’un indigène, simple et bon, vierge des maux de la civilisation moderne ? Décrivant Zachariah Mgabi, l’homme en qui Rogosin trouve finalement le visage du héros de son scénario, Bloke Modisane écrit : « Zachariah was blissfully ignorant and religiously dogmatic, he never asked questions, just did what was asked of him »[[Cité dans Lionel Rogosin, op. cit. p134.]]. Il ne reste aujourd’hui aucune trace de ce qu’il advint de Zachariah Mgabi une fois le film sorti Aux Etats-Unis. On peut espérer que sa naïveté le laissa à l’abri des actions punitives qui visèrent les auteurs du scénario (Bloke Modisane et Lewis Nkosi rejoignirent le Mozambique peu après la fin du tournage pour échapper à toutes représailles). De ce parti pris de regarder l’apartheid à travers les yeux d’un innocent, reste un curieux silence du film autour des formes de résistance actives aux lois ségrégationnistes qui existaient à l’époque. L’ANC (African National Congress) était alors l’organe le plus emblématique – comptant même des Blancs comme les Bermans parmi ses membres – de cette résistance et ne trouve aucun écho dans le film. Entre 1951 et 1952, l’ANC organisa pourtant le Defiance campaign, exigeant l’abrogation des lois ségrégationnistes (les pass laws, le group Area Act, etc.) à travers des actes de désobéissance civile. Durant les années 1950, on compte d’importantes grèves et des boycotts (la seule véritable arme politique des Noirs, qui n’ont pas le droit de vote). Dans Come Back, Africa, ces mouvements sont subrepticement mentionnés quand, au garage, l’ouvrier avec lequel travaille Zachariah explique au patron blanc qu’il n’a pas fait grève la veille mais qu’il était tenu d’être solidaire du boycott des bus et de ne pas prendre le bus qui va du Township au centre ville.
Le film évoque pourtant un contre-point à la figure indolente de Zachariah, celle des intellectuels noirs réunis dans le Shebeen. Contre la figure du « happy native » ou du bon noir que défend Alan Paton dans son roman Cry, The Beloved Country (1948) à travers le personnage du révérend Kumalo, et contre l’engagement timoré du Parti progressiste et sa résistance courtoise aux lois ségrégationnistes, ces militants de la cause anti-apartheid convoquent une figure autrement plus controversée : celle du Tsotsi. Seul parmi la société noire à refuser la domination blanche en défiant ouvertement les règles de cette domination, revendiquant la condition de « hors-la-loi » dans une société aux lois iniques, le Tsotsi incarne une forme absolue de résistance politique. Le discours de Can Themba, décrivant la colère du Tsotsi, produit des haines engendrées par l’apartheid, prophétise la radicalisation des actions de protestation contre le régime et annonce les manifestations violentes à venir dans la décennie suivante. Rogosin choisit de ne pas poursuivre dans cette veine : la haine de Marumu est aveuglément dirigée contre les siens plus que contre les Blancs. Profitant de l’arrestation de Zachariah, il tente de violer Vinah, et la tue. En 1959, le Tsotsi est pourtant loin d’être une figure négative dans les Townships, et Drum magazine (la revue dont Can Themba est co-éditeur) publie chaque année une chronique célébrant un Noir africain sous le titre de « Tsotsi de l’année » (« Tsotsi of the Year »)[[Cf. Kristin Kingsbury Smith, op. cit. p.52]].
En 1958, au moment du tournage de Come Back, Africa, Jean Rouch présente en France Moi, un noir. Sans doute les deux films ont-ils plus en commun qu’il n’y paraît, à commencer par une écriture polarisée autour du genre de l’ethnofiction. Charge contre le colonialisme chez Rouch et fiction anti-apartheid chez Rogosin, les films de l’un et l’autre débordent le cadre prétendument objectif du film ethnographique au profit d’un point de vue politique sur la situation filmée. Premier exemple d’une lignée de films anti-apartheid, Come Back, Africa, en éludant peut être la complexité de la société sud-africaine et des mécanismes de domination, a au moins le mérite d’être le premier document cinématographique sur l’apartheid à cette époque.
Alice Leroy
Plu loin : culture visuelle
Notes :