« De ce qui se passe au Venezuela dépend en grande partie ce qui peut se passer ailleurs, dans le reste du monde. C´est notre responsabilité historique et parfois nous l’oublions. Nous devons travailler avec des idées. Nous devons réveiller les consciences. Notre degré de conscience est loin d´être à la hauteur que nous souhaitons. » Hugo Chavez, 28 septembre 2008 « L’action ne doit pas être une réaction mais une création. » Mao Zedong
Manifeste en dix points pour une télévision ré-inventée !
1. Que le “tactique” cesse de différer le “stratégique”.
Après dix ans de révolution bolivarienne au Venezuela, il est fréquent d’entendre : “imitons les codes de la télévision commerciale, puisque c’est ce que les gens aiment. Sinon nous allons nous isoler des masses qui regardent depuis toujours Venevision et nous ne pourrons concurrencer les médias privés (Venevision, propriété du groupe Cisneros, tenant du Miss Venezuela, reste parmi 80 % des ondes radio et télé du Venezuela de 2008 aux mains de l’opposition). Bien que certains défendent cette idée comme tactique transitoire, d’autres pensent que la seule télévision possible est celle qui a toujours existé (ou le pense tout bas tant que dure le processus révolutionnaire).
Le débat sur la communication socialiste a déjà eu lieu dans des révolutions antérieures. Pourquoi ne pas tirer les leçons des cas chilien, nicaraguayen, cubain ? « Inventer le socialisme du XXI siècle — dit le Président Hugo Chavez — ne signifie pas ignorer la séquence d’expériences extraordinaires, de luttes et de penseurs qui ont forgé la théorie du socialisme. Ignorer l’Histoire serait nous condamner à la répéter. »
Dans l’ouvrage Culture et communication de masses (1975), Garreton, Valdez et Armand Mattelart analysent le Coup d’état contre le Président Salvador Allende. Si la possibilité d’une révolution socialiste a échoué au Chili, « on le doit en partie aux atermoiements de la gauche officielle dans sa politique communicationnelle, sa difficulté à valoriser son propre projet historique, sa crainte que les masses elles-mêmes imposent leur voix dans les médias existants ou dans d’autres créés par elles. Il manquait la confiance suffisante pour laisser agir ces acteurs essentiels : les travailleurs. La gauche officielle est restée malheureusement sur la défensive. L’accusé s’est enfermé dans le cercle argumentaire de son adversaire de classe, recyclant les représentations collectives produites par son ennemi politique et qui lui étaient intrinsèques. L’initiative du discours est restée dans les mains de la droite, les techniciens de la communication officielle n’ont pas été capables de s’effacer pour laisser surgir les embryons d’une nouvelle culture. La neutralité technique s’est révélée un mythe. Il n’y avait pas de “technique en soi”, utilisable à souhait par la droite ou par la gauche. Il n’y avait qu’une technique bourgeoise de la communication et rien de plus. Le peuple devait créer la sienne, mais n’a pas eu accès à cette possibilité. »[[Voir aussi Armand Mattelard, Patricio Biedma & Santiago Funes, Comunicación masiva y revolución socialista, Prensa Latinoamericana, Santiago de Chile 1971.]]
Aujourd’hui, dans le Venezuela bolivarien, nous devons nous demander : Comment s’exprime la souveraineté populaire dans la télévision du Socialisme du XXI siècle ? Comment relier peuple, télévision et l’État socialiste ? Comment évaluer une télévision socialiste ? Quelle est son mode de production ? Quelles sont ses relations de travail ? Qui la dirige ?
2. “Le neuf ne peut copier le vieux. Il doit être autre chose”.
À cette pensée de Simon Rodriguez (1769 – 1854, formateur de Simon Bolívar) le Président Hugo Chavez répond au début 2008 par une réflexion autocritique : « Le socialisme est condamné à n’être qu’un fantôme errant, une utopie désincarnée, si nous ne transformons pas les relations de production qui sont à la base de la société. » Il insiste avec véhémence sur ce point au début de la campagne électorale du PSUV (Parti Socialiste Unifié du Venezuela), le 28 septembre 2008. Comment appliquer ce mandat philosophique dans un lieu de travail comme la télévision ? Dans la télévision capitaliste, c’est le rédacteur en chef qui pense la tâche que doivent exécuter sa main‑d’oeuvre : monteurs, caméramans, ingénieurs du son, etc., confinés à leur case muette de travailleur. Par contre dans une télévision socialiste, les travailleurs dirigent collectivement et intellectuellement l’ensemble de la production et se forment en permanence pour cela.
En inaugurant un lycée à El Viñedo, État d’Anzoátegui, en septembre 2008, le Président Hugo Chavez a exposé de nouveau les raisons de libérer le pouvoir créateur de l’être humain encore réduit à sa force de travail. Ce refus de la fragmentation de l’être, cette aspiration à construire la République comme assemblée d’êtres intégraux, plus complets et plus critiques, plus responsables, en un mot : plus libres, caractérisait déjà la pensée de Simon Rodriguez à l’aube du XIX siècle : « la division du travail dans la production de biens ne fait qu’abrutir cette force de travail. Si pour produire d’excellents coupe-ongles, et bon marché, nous devons réduire les travailleurs à des machines, alors mieux vaudrait nous couper les ongles avec les dents. »[[Simón Rodríguez est cité par Richard Gott, In the shadow of the Liberador, Verso, Londres 2000, p. 116.]] Bien des années plus tard, Karl Marx mettra en cause cette division du travail : “Dans une société communiste, il n’y aura plus de peintres mais, tout au plus, des hommes qui, entre autres, s’occupent aussi de peindre.”[[Carlos Marx, Federico Engels, Obras Escogidas en tres tomos (Editorial Progreso, Moscú, 1974), t. I. ]]
3. Connaissance = conscience = action.
Dans une télévision socialiste, apprendre toutes les facettes de la technique n’est pas une fin en soi, mais le moyen pour chacun de comprendre le travail des autres, d’échanger les rôles et de penser l’ensemble de la production. Rien à voir avec la polyvalence technique telle que le pratique la télévision capitaliste afin de réduire son personnel et maximiser son profit.
Mais d’où vient l’importance de penser collectivement ? Friedrich Engels[[Federico Engels, Anti-Dühring (1876 – 1878), Editorial Grijalbo, México, 1964.]] ou István Mészarós[[István Mészáros, El desafío y la carga del tiempo histórico, Vadell Hermanos / CLACSO, Caracas 2008.]] nous enseignent à penser le réel en profondeur contre les idéologies dominantes (comme La Fin de l’Histoire ou le psychologisme postmoderne). Chaque chose se révèle en unité de contraires, unité de contradictions en mouvement, infinité de possibles (Hugo Chavez, 2008). L’être humain est un être dialectique, toujours inachevé, tour à tour sujet ou objet de transformations selon les structures sociales, intimement lié aux luttes historiques. Or, puisque personne ne peut produire, seul, l’analyse complète de la réalité historique avec toutes ses contradictions, la discussion collective des points de vue est indispensable pour approfondir notre connaissance et porter la production à un plan supérieur.
4. Briser la domination télévision/peuple et sortir d’une planification comme exclusion.
“Il y a ceux qui sont dans la lumière et ceux qui sont dans l'ombre. Et l'on voit ceux qui sont dans la lumière et l´on ne voit pas ceux qui sont dans l'ombre.” Bertolt Brecht
L’objectif d’une formation sociopolitique permanente est que l’équipe de télévision devienne un groupe de militants profondément liés à la population organisée, quelque chose comme son “intellectuel organique” (Gramsci). Une équipe de producteurs intégraux bien formée en histoire, en littérature, en économie, en sociologie, en philosophie, etc., pourra croiser ses connaissances scientifiques avec les savoirs populaires pour produire des actions transformatrices avant, pendant et après la production d’une émission. Casser les stéréotypes sur les quartiers pauvres ne passe pas seulement par s’y rendre physiquement. Il s’agit de se construire un regard, d’être capable d’analyser la réalité sociale, de rompre avec la pensée localiste, substantialiste de ces lieux et de passer à une analyse globale. Le sociologue Pierre Bourdieu[[Pierre Bourdieu (director), La Miseria del Mundo. Buenos Aires, Fondo de Cultura Económica,. 1999. ]] explique que l’essentiel de ce qui arrive dans les ghettos américains trouve son explication en dehors de ces zones. Ces lieux d’abandon se caractérisent essentiellement par une absence d’État (policier, école, santé, etc.).
Une télévision capitaliste neutralise et désorganise les classes populaires (et renforce leur solidarité avec la classe dominante et ses intérêts). Elle désagrège les germes de solidarité entre exploités, non seulement en diffusant des modèles de comportement compétitifs puis individualistes, mais aussi en organisant en fonction de la domination tout un schéma de transmission de l’information. Par exemple, en cas de grève : on n’informe pas que l’on lutte pour un nouveau modèle de société. La grève est montrée comme une plaie locale, une “perturbation”, voire un “chaos” souffert par l’usager qui voit interrompre “son” service. Ainsi les médias opposent les acteurs sociaux pour mieux dissimuler les intérêts profonds qui en font une majorité. Ensuite parce le sujet de l’information n’est pas la population en lutte mais un journaliste privé de temps d’enquête et de droit de suite, placé au milieu de l’écran, et muni d’un micro. Les journalistes-vedettes dissimulent leur position de classe en revendiquant leur autonomie de groupe (forums sur l’éthique journalistique, prix annuel, associations, écoles, plaques, toques, diplômes et autres fétiches du professionnalisme d’une information sans sujet réel). Le mythe dominant s’appelle « objectivité ». Il se fonde sur des nouvelles techniques qui évoquent l’impartialité, l’exactitude, le sacrifice héroïque du journaliste pour nous informer. Parmi ces techniques dérivées du modèle étasunien, surgit le présentateur-vedette qui sépare information “factuelle” et “opinion”.
Armand Mattelard : « Si le journaliste ne veut pas être le complice d’une réactualisation quotidienne de l’oppression et de l’exploitation, il a besoin de dépasser cette notion de réalité impartiale et de lier ses informations avec le contexte historique. C’est-à-dire, qu’il faut la reconnecter avec la réalité contradictoire et conflictuelle, là où précisément ces contradictions et conflits nient l’image harmonieuse de la société, la vérité et la véracité imposée par une classe. » Armand Mattelard, Patricio Biedma & Santiago Funes, Comunicación masiva y revolución socialista, Prensa Latinoamericana, Santiago de Chile 1971.
La planification de la production est naturelle dans la télévision commerciale. Son but est de diminuer le temps de travail et de maximiser le profit. Dans une télévision socialiste, l’efficacité aussi est recherchée, mais il ne s’agit pas de la même. Loin de vouloir “planifier” son sujet, la télévision nouvelle construit une efficacité qualitative, celle de la participation de la population (qui possède ses caractéristiques propres de temps de participation, son rythme de vie communautaire, etc.). La population n’est pas l’objet d’une planification mais son sujet co-responsable. Il ne s’agit plus d’administrer une ligne de produits télévisés mais de planifier des processus d’apprentissage et de prise de pouvoir citoyenne, à travers les diagnostics sociaux et les évaluations participatives. C’est ici que l´apport de Paulo Freire est fondamental[[Paulo Freire, La educación como práctica de la libertad, Siglo XXI Editores Argentina 2004. ]]. Nous avons tou(te)s connu l’expérience historique de la télévision comme pouvoir envahissant, comme relation de dominants à dominés. Nous connaissons tous la phrase du producteur : Nous devons pousser les gens à dire ce que nous voulons qu’ils disent et la phrase de celui qui est “produit” : Qu’est-ce que dois-je dire ? L’aliénation est mutuelle. Le producteur de télévision commerciale se déshumanise en faisant du peuple la matière première de son émission. Dans une télévision socialiste, la tâche d’humaniser ne peut être totale, si on ne redéfinit pas d’abord le travail comme action libératrice, si on n’en finit pas avec la double aliénation du producteur et de celui qui est “produit”. L’émission cesse ainsi d’être un produit et devient le travail en commun effectué par deux sujets intégraux.
5. Dépasser le concept d’émission comme “produit”.
Ceci nous mène à redéfinir l’émission de télévision comme levier pour construire le pouvoir citoyen. Dans une télévision capitaliste, le scénario est souvent écrit par avance, imposé à la réalité coûte que coûte. Dans une télévision socialiste, l’intelligence collective oriente le contenu : les porte-parole, les situations, les objectifs et les obstacles, les actions et les solutions émergent d’une recherche participative, du diagnostic mené par la communauté avec l’équipe de la télévision. Il s’agit d’abandonner le point de vue unique de la télévision comme pouvoir et partir d’une réalité à chaque fois nouvelle. L’écriture du scénario commence sans la caméra, elle se fait à travers le temps de la relation et à travers le partage des conditions de vie de la population.
La production intégrale d’une émission, sa diffusion, son suivi deviennent ainsi une manière de réviser, de corriger, d’impulser le pouvoir citoyen. Une manière pour la population de visualiser, d’analyser son action entre passé, présent et futur de la lutte de classes et la transformation des relations de production. Nous parlons de l’émission de télévision comme d’un moment intégrateur population-État. Dans ce sens, il est proche du concept du “projet” tel qu’élaboré au sein de la nouvelle Université Bolivarienne : “l’UBV doit se relier au développement endogène et à la construction du pouvoir citoyen à travers le projet communautaire et les liaisons avec les Conseils communaux. Les Projets doivent être approuvé par les groupes sociaux.”
6. Dépasser le vieux concept de travail.
En dénonçant le gaspillage des ressources de l’État et les heures supplémentaires payées 800 % à VTV (chaîne d’information gouvernementale) le Président de la République exposait en fait, un nouveau concept du travail. Dans son dialogue avec les mouvements sociaux réunis lors du contre-sommet des mouvements sociaux à Vienne (2006) il expliquait la différence entre le travailleur exploité par le chef d’une entreprise privée et le travailleur fier de son travail parce que conscient de servir les intérêts de la collectivité. En 2007 le Président a annoncé la réduction du temps de travail afin de libérer le temps de la relation sociale, de la formation intégrale et de la création. Plus récemment encore, l’ancien ministre de l’Education, M. Aristóbulo Istúriz, insistait sur la nécessité de supprimer “la division sociale du travail”. Dans les derniers mois tant le Président comme le Ministre de l’intérieur, M. Jesse Chacón, ont insisté sur la nécessité du travail volontaire comme facteur de l’éthique socialiste (premier point du Plan Socialiste de la nation 2007 – 2013).
Le 20 septembre 2008, le président demande à nouveau aux “institutions de l’État” de donner l’exemple en consacrant des journées volontaires à récolter du maïs avec les paysans ou à récupérer des espaces publics à Caracas. Mais le travail volontaire n’est pas un travail supplémentaire. Il est simplement l’action militante, spontanée qui surgit de la conscience du besoin de fonder un monde nouveau. Si une révolution, au-delà du social et de l’économique, n’est pas à la fois culturelle et idéologique, elle disparaît bientôt sous les assauts du cycle contre-révolutionnaire, toujours cruel, l’histoire de notre continent ne souffre pas d´exceptions.
Dans une télévision socialiste, nous pouvons nous inspirer du mouvement social qualifié par Fidel Castro comme “le plus important et le plus conséquent du continent” : le Mouvement des Travailleurs ruraux Sans Terre (MST, du Brésil). Son école nationale Florestan Fernandes base la formation des cadres sur l’union de la théorie et de la pratique, sur la mystique révolutionnaire et sur le travail volontaire tel que défini par le Ernesto “Ché” Guevara : « dans certains cas, le travail volontaire est une récompense, dans d’autres un instrument d’éducation, jamais une punition. C’est aimer le travail de base. Une nouvelle génération naît ! »[[Ernesto Che Guevara, El hombre y el socialismo en Cuba, in antología mínima, Ocean Press 2005.]].
7. Ne pas attendre la réappropriation du spectre hertzien pour former les communicateurs socialistes.
Sans révolution, pas de télévision révolutionnaire. Les cycles contre-révolutionnaires la confinent à la marginalité, à la résistance, à la disparition[[Luis Suárez, historiador cubano, conferencia en Vive TV, septiembre 2008.]]. Du Brésil au Mexique la répression s’abat sur les radios et sur les télévisions communautaires. Seul le Venezuela d’Hugo Chavez a réussi à démocratiser une partie des ondes en légiférant en faveur de centaines de radios et télévisions communautaires, en leur reconnaissant le droit démocratique d’accéder à des fréquences propres, sans pour autant contrôler leur parole. Historiquement, la concurrence déloyale d’un spectre hertzien privatisé à outrance a signifié la transformation du concept de service public en service au public, c’est-à-dire, en service au client.
Aujourd’hui en Amérique Latine les mouvements sociaux et quelques gouvernements progressistes essayent de rompre le monopole privé des ondes, de démocratiser le “latifundio” radioélectrique anachronique qui maintient les peuples sous la dictature médiatique du néo-libéralisme. Mais si au moment de socialiser les fréquences, de légiférer en faveur du secteur communautaire et du service public, nous ne disposons pas de communicateurs formés pour cette révolution qualitative de la communication, les espaces libérés seront rapidement récupérés, par défaut, par des professionnels qui recyclent leur idéologie commerciale ou académique de “comment faire la télévision”. Ceci a été récemment observé au Brésil, en Uruguay et en Équateur dans des expériences nouvelles de télévisions municipales ou d’État. Quels sont par conséquent les deux défis principaux des mouvements sociaux et des gouvernements révolutionnaires ?
D’abord, organiser un rapport de forces permettant la démocratisation du spectre hertzien. Dans une démocratie authentique, le patrimoine public des ondes ne peut-être cédé à une minorité d’entreprises privées, il doit être mis à la disposition à 70 % de télévisions communautaires et à 30 % de télévisions du service public, à condition qu’elles soient vraiment participatives. Ensuite il faut anticiper le mouvement et former à temps des futurs responsables de la communication socialiste pour éviter que le potentiel émancipateur des nouvelles chaînes en soit rapidement annulé par le mode de production dominant.
8. Transférer la télévision au peuple, enfin.
Le caractère authentiquement socialiste d’une télévision est réalisé quand son producteur principal, politiquement parlant, est la population organisée. C’est à ce moment qu’à lieu la lutte la plus importante car la classe moyenne d’État se replie sur ses intérêts de classe, invente mille stratégies pour se reproduire comme pouvoir d’État et garder la main sur ses ressources tout en attendant patiemment le retour à la normalité post-révolutionnaire. Le travail de sape de la base économique capitaliste agit à sa faveur, freine et érode l’organisation d’une conscience socialiste. Comme on peut l’observer dans une grande partie de notre jeunesse encore perdue dans les désirs du pouvoir individuel et de tous les réflexes conditionnés dénoncés par le Président Chavez : « individualisme, égoïsme et culture privée (dont la privatisation de l’État par des intérêts économiques individuels, groupaux) ont marqué profondément notre peuple. »
La philosophie des peuples originaires telle qu’exprimée par le philosophe Blaise Pascal[[Blaise Pascal, Pensamientos, Buenos Aires : Ediciones Orbis, 1984. ]] est que le centre est partout. En pleine Révolution française, Gracchus Babeuf, précurseur du communisme, invente le cadastre comme mode d’effectuer l’égalité de l’espace physique entre tous les citoyens. Dans une télévision assumée par le peuple s’impose enfin l’égalité substantielle (Mészáros) entre tous : entre les régions, entre les regards, entre les pensées. Chaque fois plus horizontale, la télévision devient l’enseignement du peuple par le peuple, l’échange permanent d’expériences, d’essais/erreurs pour se construire et se renforcer en tant que pouvoir citoyen. Pour Dziga Vertov, le travailleur textile doit pouvoir voir l’ouvrier d’une usine de construction mécanique lorsqu’il fabrique une machine nécessaire au travailleur textile. L’ouvrier d’une usine de construction mécanique doit pouvoir voir le mineur qui fournit à l’usine le combustible nécessaire. Le mineur de charbon doit pouvoir voir le paysan qui produit son blé nécessaire. Tous les travailleurs doivent pouvoir se voir afin d’établir mutuellement entre eux un lien étroit et indestructible. Mais tous ces travailleurs sont éloignés les uns des autres, et par conséquent ne peuvent pas se voir. Un des objectifs du ciné-œil est justement d’établir une relation visuelle entre les travailleurs du monde entier[[Dziga Vertov, El Cine-Ojo, de. Fundamentos, Caracas-Madrid 1973.]].
À Vive TV, la nouvelle télévision participative du Venezuela, un cercle de pêcheurs prend la parole. La transmission par faisceau satellite, un saut technologique conquis au bout de quatre années d’existence de la chaîne, permet de lancer les paroles et les visages en direct à travers tout le pays. Ici, il n’y a pas de journalistes pour donner et reprendre la parole, pas de journalistes qui ignorent de quoi est faite la vie des pêcheurs. Non. C’est une femme du peuple, également responsable d’une coopérative, qui lance le débat : la coopérative et sa relation avec l’État, les maisons en chantier, les bénéfices pour les pêcheurs artisanaux de la nouvelle loi de la pêche. Ce cercle qui discute est une des formes typiques de Vive TV. Ce n’est pas seulement l’absence de modérateur au milieu de l’image. C’est la parole libérée qui vient et revient, s’élève lentement jusqu’aux décisions. Distances respectueuses, citoyens de la caméra, la télévision du futur n’a pas besoin de gros plans émotifs. On voit aussi la mer derrière les pêcheurs. Sous leurs mots, la mer devient réelle : un océan de travail. Demain, des enfants exploités par une usine de pêche industrielle poseront entre nos mains des blocs de sel.
Il s’avère dès lors absurde d’appliquer à une télévision socialiste un instrument comme l’audimat. Ce système de mesure d’audience ne cherche qu’à augmenter le prix de prévente du temps télévisé aux publicitaires de shampoing et de cartes de crédit. Mais la télévision socialiste ne cherche pas à produire une masse de consommateurs. Son public est une population dont on veut activer et renforcer le potentiel social ou politique. La télévision socialiste doit donc être mesurée, évaluée non sur des quantités pures mais sur sa capacité à construire collectivement les changements qualitatifs de la conscience, sur son impact dans les efforts de la population en lien avec le gouvernement révolutionnaire pour construire un véritable État socialiste. “Dans la phase de transition au socialisme, de nombreux messages continueront d’être élaboré par les techniciens des médias de communication de masses, inscrits la plupart du temps dans un cadre petit-bourgeois, et cela même dans les médias contrôlés par la révolution. Notre proposition de restituer au peuple le contrôle sur les messages qu’il reçoit reste valable. Il faut éviter que le critère de sélection et d’appréciation échappe à la Communauté concernée.”[[Armand Mattelard, Patricio Biedma & Santiago Funes, Comunicación masiva y revolución socialista, Prensa Latinoamericana, Santiago de Chile 1971. ]]
9. Un mode de production socialiste génèrera une nouvelle relation entre télévision et public. N’est-il pas absurde que beaucoup de communistes s’enthousiasment pour l’art féodal et capitaliste, et ne montrent aucun enthousiasme pour élaborer l’art socialiste ?
La télévision capitaliste est une entreprise privée qui consiste à augmenter par divers moyens (sexe, violence, variétés, voyeurisme, spectaculaire, émotion, exotisme, etc.) le prix du temps qu’elle vend aux annonceurs publicitaires. Elle divise son temps en cases standardisées (de 12, 26 ou 52 minutes) pour pouvoir transmettre la plus grande quantité de publicité. C’est le règne du Comme vous le savez, nous devons malheureusement nous arrêter ici. Selon Armand Mattelard (1998) l’idéologie contemporaine de la communication se caractérise par l´éphémère, l’oubli de l’histoire, du pourquoi des objets et de leur articulation sociale. Il noie le téléspectateur dans “l’éternel présent” du ponctuel, du sans-suite de la marchandise télévisuelle[[Ibidem]]. Ce recours constant à la rapidité se transforme en un contre-processus parce qu’une des caractéristiques de l’espèce humaine est que nous avons une nécessité vitale de temps, de durée et d’espace. Ces éléments sont nécessaires à notre capacité de jugement, de questionner, d’obtenir une réponse, de libérer notre pensée. Ces éléments nous aident à interroger et à communiquer avec les autres et avec le monde qu’il nous entoure[[Peter Watkins, Media Crisis, Ed. Homnisphères, Paris 2003. ]].
Au lieu de profiter de sa spécificité et de l’approfondir, le service public va, la plupart du temps, succomber à la tentation de l’imitation. L’écran public se transforme. Les émissions et les contenus exigeants sont supprimés ou déplacés à des heures de faible écoute car ils n’apportent pas de recettes publicitaires. Le raisonnement des programmeurs est devenu le suivant : puisqu’il faut tout rentabiliser, il est plus efficace de jouer sur les bases qui font la force de la télévision dominante. La forme de la télévision publique se moule sur la commerciale.[[Hugues le Paige, Télévision publique contre World Company. Bruxelles, Éd. Labor 2001. ]] L’esthétique socialiste naîtra de la révolution du mode de production. Une oeuvre d’art n’est pas révolutionnaire, disait Herbert Marcuse, parce que son contenu est révolutionnaire mais parce que sa forme est révolutionnaire[[Herbert Marcuse. “El arte como forma de la realidad”, New Left Review 74 (Julio-Agosto 1972).]]. Louis Althusser le disait bien : ce n’est que d’une technique qu’on peut déduire une idéologie[[Luis Althusser, La filosofía como arma de la revolución, Siglo XXI, México, 1968. ]]. Le JT dominant, ou la telenovela, sont des mondes verbaux.
En isolant des bustes parlants, en les montant l’un après l’autre comme base de notre information, en réduisant le réel à des “plans de coupe” censés apporter une “couleur locale” on fait disparaître les corps individuels, le corps social, le monde des travailleurs, les processus de création et de production de la vie. C’est l’idéologie bourgeoise par excellence, son mythe même : celui d’une classe qui veut occulter son origine, qui doit à tout prix effacer ce travail qui lui permet d’exister sous peine de voir dévoilée sa vraie nature. Dans une télévision socialiste par contre la forme du journal télé dominant se libère de cette occultation et ramène à la surface ce qui est enfouie : un équilibre dynamique de voix et d’activités autonomes, un montage parallèle de plusieurs flux de conscience, situations, activités, actions, travaux, processus créateurs vécus par des personnages différents dans une réalité sociale contradictoire. C’est ainsi que l’image et le son reviennent nous parler d’un être humain comme individu-social-historique en mouvement (Mészarós).
Le journaliste et défenseur de la télévision publique Hugues Le Paige décrit la fabrication du programme “En proceso” à Vive TV, télévision participative du Venezuela : « En Proceso » est un des programmes les plus intéressants en matière d’information. Il n’invente pas réellement une nouvelle forme, mais il s’inspire de la démarche documentaire et d’un certain « cinéma-vérité ». Formés à l’école documentaire de Vive, journalistes-réalisateurs, cameramen, preneurs de son et monteurs sont nourris de Rouch et Vertov, d’Ivens et de Wiseman et ils en ont retenu les leçons. « En Proceso » veut « rendre compte et analyser en profondeur l’organisation sociale des communautés paysannes et des quartiers populaires ».
L’émission se construit en étroite collaboration avec les protagonistes du sujet. Au cours de plusieurs visites préalables, dans un véritable dialogue, l’équipe prépare longuement le scénario du mini documentaire avec les acteurs du mouvement social qui vont jouer leur propre rôle dans la séquence : ce sont aussi ces derniers qui en fixent les grandes lignes et le contenu, l’équipe de réalisation « recadre » en fonction des contraintes techniques et de la lisibilité du message. Ensuite, et c’est une autre originalité en matière d’information, le tournage s’effectue exclusivement en plans-séquences (en général deux ou trois plans de 5 minutes pour une durée totale de 10 à 15 minutes). Ce type de réalisation présente bien des avantages : il donne une réelle profondeur aux hommes et à leur histoire, il refuse l’instantanéité du journalisme traditionnel et il laisse une vraie place au téléspectateur qui n’est pas réduit au rôle de consommateur de l’information comme les acteurs de l’évènement ne le sont pas à celui de « matière à témoignage ». Les acteurs de l’évènement sont toujours les sujets de leur propre histoire et jamais les objets de l’information. Ils sont pleinement respectés dans leur identité comme dans leur image : en quelque sorte l’inverse de ce que notre télévision nous donne le plus souvent à voir. De plus, le principe de base à Vive est le « suivi » : un sujet abordé ne sera jamais abandonné ; deux semaines ou deux mois plus tard l’équipe reprendra contact et, le cas échéant, entamera un nouveau tournage pour rendre compte de l’évolution du problème. Le résultat est impressionnant : les équipes de « En Proceso » maîtrisent parfaitement leur instrument et alimentent des débats souvent passionnants au sein des communautés qu’elles nous font découvrir. J’ai pu en suivre une à l’œuvre dans la montagne tropicale à une heure et demi de route de Caracas. Une petite communauté de paysans s’est réapproprié des terres abandonnées par de grands propriétaires dans les années soixante. Ils sont plein de projets : reprendre la culture du café, installer une école dans l’ancienne hacienda afin que les enfants ne soient plus obligés de faire deux ou trois heures de route pour se rendre au cours, construire des maisons en dur pour remplacer les logements de terre et de tôle. Leur lutte pour reprendre ces terres et entamer les constructions, l’espoir que cela suscite, les difficultés que cela provoque, le soutien du gouvernement et les réticences de l’administration : il sera question de tout cela dans le récit de « En Proceso » avec à la fois beaucoup de détermination et de maturité. La forme choisie par Vive pour en rendre compte permet une narration subtile qui suscite la curiosité du spectateur. Et ces histoires scénarisées dans une démarche documentaire intègrent évidemment l’imprévu du tournage. Au moment où l’on préparait cette séquence dans la montagne, des gardes « verts » – le domaine est par ailleurs une réserve naturelle – annoncent brusquement le blocage des matériaux de construction pour les logements faute d’une énième autorisation administrative. Toute la communauté descend sur le sentier discuter avec des gardes, plutôt imbus de leur pouvoir. Situation typique lors des occupations de terres abandonnées : les paysans en appellent aux directives de Chavez, les gardes rappellent les règlements. Les contradictions apparaissent entre les différentes exigences sociales et écologiques. Le ton monte mais pas au-delà d’une certaine limite. Bien entendu l’équipe de Vive en repérage filme la scène et l’intègrera dans le scénario final.[[Hugues Lepaige, reportage publié dans la Revue Politique n°52, Bruxelles, déc. 2007. ]]
Mais un montage socialiste, c’est aussi l’art d’associer des images et des sons de sorte que le peuple puisse intervenir activement dans la construction du sens. Dans ce cas, nous pouvons comprendre le montage comme une façon de retrouver l’unité socialiste dont les fragments dispersés deviennent visibles à travers le montage. Nous parlons du montage comme du moyen par lequel on expose les conflits, par lequel on embrasse le monde, jusqu’à se résoudre en Un.
Oublié le chaos de la grille capitaliste, la programmation d’une télévision socialiste devient un art, celui d’agencer un tout organique dans lequel toutes les parties se mettent en rapport de manière chaque fois différente pour produire un sens supérieur dans la tête des spectateurs. Le spectateur d’une télévision socialiste dispose du temps humain pour exercer son identification, son intelligence et tirer ses propres conclusions. C’est un processus qui le transforme en acteur politique, en lui offrant de nouveaux éléments de connaissance.
La relation télévision-spectateur ne s’épuise plus dans les processus d’identification cathartique, l’émotion redevient comme aux grandes époques le pont jeté vers la raison. Le devoir de tout homme est d’apprendre à penser avec sa propre tête (José Martí). Au fur et à mesure que l’on construit le socialisme, la télévision abandonne ce lieu central, hypnotique que lui avait assigné la bourgeoisie dans son besoin de mécanismes massifs de domination. Dans une société socialiste, la télévision devient un art de plus parmi la littérature, le théâtre, la musique, la peinture, enfin comme le dit Bertolt Brecht, parmi tous les arts qui contribuent au plus grand, l’art à vivre.
10. Oui mais… et l’identification ?
« Il ne s’agit pas de combien de kilos de viande ont été mangés ni de combien fois par année quelqu’un peut aller se promener à la plage, ni de combien de beautés importées peuvent être achetées avec les salaires actuels. Il s’agit précisément, que l’individu se sente entier, avec plus de richesse intérieure et avec beaucoup plus de responsabilité. » Ernesto Ché Guevara
Comment construire une télévision socialiste dans une culture capitaliste, individualiste, dans une société atomisée, vouée à la compétition ? Une télévision socialiste doit-elle renoncer à l’identification individuelle ? Par exemple, dans le capitalisme, on joue sur l’identification au super-flic, héros qui vient réinstaurer l’ordre ou le vouloir être identifié avec la jolie fille, riche et célèbre. Nous devons d’abord comprendre que le narcissisme de tout spectateur se divise en deux pôles (selon Freud) : le pôle IDÉAL DU MOI qui est un pôle moral, social, éthique, et l’autre pôle qui est le MOI IDÉAL comme volonté de pouvoir, de beauté, de réalisation de soi : de l’argent, de la beauté, et de plus en plus.[[Claude Bailblé, professeur de cinéma, atelier de formation à Vive, 2007 – 2008. ]]
Si on donne un million de bolivars au quidam désargenté et que nous lui demandons ce qu’il compte en faire, le plus probable est que son MOI IDÉAL réponde avant l’IDÉAL DU MOI. Il rêvera peut-être de vivre dans une grande maison sur une île, avec beaucoup de domestiques et de jolies filles autour de lui et d´être de vacances tout le temps. Il va retourner sa condition d’exploité en celle d’exploiteur. La publicité commerciale est l’appareil idéologique majeur du capitalisme mondial, en ce qu’il opère sur ce MOI IDÉAL. Une pulsion orale jamais satisfaite par la marchandise comme immense sein maternel. Par contre, l’IDÉAL du MOI représente la possibilité de développer un certain type d’héroïsme et d’engagement historique. C’est une pulsion basée sur la compréhension historique de ce qui est en train de se passer, la possibilité d’accéder à une histoire collective. Dans un projet socialiste, on s’identifie avec un projet de bien-être social ou avec sa figure héroïque. Il n’existe en fait que des idéaux historiquement justes (socialisme intégrateur) ou individuellement faux par imaginaires et inaccessibles, mais qui fonctionnent clairement parce qu’ils caressent notre narcissisme (rêve de toute-puissance individuelle).
Si nous parlons d’une esthétique socialiste de la télévision, les questions sont : par quelle médiation d’acteur, dramaturgique ou symbolique, allons-nous construire notre imaginaire socialiste, et cesser d’être colonisés par la consommation de masse ? Comment ajouter à la première étape de la reconnaissance des exclus, rendre visible des masses indigènes, des paysans, des secteurs populaires, une nouvelle étape mobilisatrice : la construction de l’horizon socialiste par le biais de personnages nouveaux et de narrations nouvelles. Sans tomber dans la propagande, la manipulation, le narcissisme primaire ? “C’est pourquoi il est juste de penser que la réalisation d’un langage nouveau, libéré et libérateur, ne peut pas naître que de l’intégration à la culture populaire qui est vivante et qui est en mouvement. Un processus révolutionnaire ne verra jamais le jour sans l’activation et la participation dynamique du peuple. Au cinéma, il doit se produire la même chose. Si cela ne se produit pas, c’est qu’il n’y a pas de réciprocité, et s’il n’y a pas réciprocité, il y a opposition, c’est-à-dire “conflit”. Parce que ce que l’artiste donne au peuple doit être, rien moins que, ce que l’artiste reçoit du peuple”.[[Sanjinés, Jorge, Teoría y práctica de un cine junto al pueblo, Siglo XXI, México, 1979.]]
Thierry Deronne, Caracas, septembre 2008.
Notes :