On n’épuisera sans doute jamais la symbolique qui peut être développée autour du premier film de l’histoire du cinéma : La Sortie des usines Lumière. En fêtant son centenaire, le cinéma célèbre donc également cent ans de vie commune avec le monde du travail une cohabitation mouvementée qu’il serait trop long de retracer ici. Soulignons seulement qu’avec ce premier film devenu mythe sont présentes d’emblée quelques-unes des questions qui ne vont cesser de se poser aux cinéastes et aux critiques et qui tournent autour du problème du réel et de sa représentation cinématographique.
Pourquoi Francis Doublier, opérateur formé par Louis Lumière, parle-t-il des ouvriers de ce premier film comme des figurants ? Le choix sans doute largement inconscient de ce terme ne peut que troubler le spectateur d’aujourd’hui qui aurait sans doute plutôt tendance à voir ce film comme un documentaire mettant en scène des personnages saisis par la caméra dans le quotidien et le banal de leur vie : quitter l’usine à la fin d’une journée de travail. Cette sortie est mise en scène par Lumière. De cette mise en scène, du terme choisi défigurants pour désigner des personnages qui, finalement, jouent pour la caméra leur propre rôle, on est induit à penser qu’il y a bien un désir de fiction — si minimale soit-elle — qui est à l’œuvre dans la démarche du cinéaste. Désir de fiction mais également souci de maîtrise du cinéaste sur ce qu’il filme.
Cette rencontre inaugurale du cinéma et du monde du travail est encore timide, convenue serions-nous tenté de dire. Il y a là quelque chose qui pourrait s’apparenter à la première rencontre organisée par les familles d’un jeune fiancé et de sa promise. Le cinéma reste à la porte de l’usine. Ce monde du travail qui l’attire d’emblée, il se contente encore de l’approcher mais ne le pénètre pas. Ce manque d’audace ne durera pas, Louis Lumière le premier franchira le pas et s’attachera à filmer les gestes du travail dans plusieurs de ses films. Ce ne seront plus ses propres ouvriers qu’il choisira comme personnages.
Presque un siècle plus tard, Alain Cavalier confie que dans sa pratique de cinéaste il est confronté à deux désirs qui sont en même temps deux tabous : filmer l’amour et filmer la mort. Désirs puissants, parce qu’il s’agit là de deux moments incontournables pour qui veut saisir la vie, mais aussi et par là même touchant à l’interdit ou aux limites de la représentation dans la mesure où l’essence même de ces moments est obscène, hors de portée du regard. Réduire l’amour à ses gestes c’est en faire une marchandise qu’il est possible d’acheter pour de vrai (prostitution) ou symboliquement (pornographie). Ce que la fiction peut mimer, ce que des acteurs peuvent jouer, exprimer, comment le documentaire peut-il le saisir ?
La matière filmée tout à la fois excède et réduit le réel qu’elle représente. Il n’est rien de plus facile en apparence que de filmer le travail. Les interdits que le cinéaste peut rencontrer ne relèvent que de difficultés particulières, presque anecdotiques : refus d’autorisation de pénétrer dans tel lieu, difficultés techniques, crainte qu’une équipe de cinéma perturbe une activité qui a ses propres fins, ses propres contraintes ou que l’image saisie soit néfaste, révélatrice, voire accusatrice.
Il est pourtant une question qu’il faut se poser : filmer le travail, qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’est-ce qui du travail peut se laisser filmer, faire une image, et que nous dit cette image ? Questions multiples, en abîme, que l’on pourrait ramasser en une seule plus brève : pourquoi donc filmer le travail ? Le travail, chacun sait ou croit savoir ce que c’est. Savoir qui vient sans doute plus de l’expérience que d’une transmission. Mais le propre de l’expérience est justement qu’elle est individuelle. En quoi cette expérience me permet-elle de parler pour les autres, de parler en général ?
Le travail que filme le cinéaste c’est toujours le travail des autres, un travail qui lui est (plus ou moins) étranger, comme il le sera à beaucoup de spectateurs. Une grande part de la plus-value cinématographique de ce travail tient à ses apparences : dureté physique des conditions de travail, force déployée… La découverte de ce monde inconnu (celui de la mine ou des hauts-fourneaux par exemple) fonctionne comme une révélation. C’est la difficulté du spectateur à s’y projeter qui entraîne son adhésion, son effroi et son respect soudain, voire jusqu’à sa compassion. Cette distance entre ces deux mondes qui habituellement coexistent sans se rencontrer, le cinéma l’utilise pour créer un choc, procurer une revanche iconographique (limitée et éphémère) à ces travailleurs, revanche du geste (éloquent) sur la parole (inutile). Il y a quelque chose de sulpicien dans cette façon de regarder le travail qui renvoie à l’étymologie même du mot. Il faut se souvenir qu’il vient du terme latin tripalium qui désignait un instrument de torture formé de trois pieux et qu’avant d’être employé pour parler des activités humaines qui ont pour fin une production, il était utilisé pour parler de l’état de celui qui souffre. Pour la culture chrétienne, celui qui souffre c’est par excellence le Christ dont la passion rachète les fautes des hommes. Le travail est à la fois une malédiction pesant sur l’homme depuis le péché originel et une possibilité de rédemption.
Cette plus-value cinématographique est à l’inverse de la plus-value économique. Tandis que l’une s’expose, l’autre se cache. Celle qui se montre peut être saisie au tournage, celle qu’il faut démontrer ne peut apparaître que par le travail du montage. La première est immédiate, instantanée, répétitive à chaque instant que dure l’action tandis que la seconde n’a de sens que dans une mise en rapport d’un travail et d’une durée. S’il faut introduire la dimension du temps dans la représentation du travail, encore faut-il ne pas oublier que celui-ci ne se mesure pas seulement à l’aide d’un chronomètre mais qu’il est d’abord un temps vécu, subi qu’il s’agit de faire ressentir aussi — par les moyens dont dispose le cinéma — à ces étrangers que sont les spectateurs.
Ce qui est pénible n’est plus tant ce que moi spectateur je vois et qui suffit à m’en convaincre mais le fait que cette action va continuer, se répéter, au-delà (du temps) de mon regard. C’est cet aspect non réconciliable du temps vécu et de son ellipse cinématographique qui ôte sa force à la représentation d’un grand nombre de situations de travail (le travail des employés par exemple). Ce vécu sur lequel glisse l’image, comment le rattraper ? Ce regard que le cinéma nous permet de porter sur le travail des autres, il se doit aussi de faire place au regard sur leur propre travail de ceux-là même qui sont filmés. Se mettre à l’écoute de leurs paroles mais aussi des blancs qui existent entre celles-ci, les prendre non comme le discours vrai sur leur travail mais comme leur discours par là même recelant une certaine vérité sur le vécu de celui-ci. Rien de plus facile apparemment, mais pourtant la chose n’est pas si simple. Un tel discours est toujours le produit d’un travail que le témoin doit se forcer à faire sur lui-même, plus précisément auquel un autre le force. Plus que de recueillir une parole pour la diffuser, il s’agit en fait de la susciter, de la faire entendre. Le temps de l’expression de cette parole est en même temps celui de la prise de conscience du sujet sur son vécu. Le travail, le temps du travail n’est pas seulement ce qui s’oppose au temps libre, c’est aussi, et sans doute d’abord, ce dont est remplie une vie, comment il l’enrichit ou l’épuisé (voir par exemple L’Amour existe de Maurice Pialat).
Qu’est-ce que les gens font de leur travail et qu’est-ce que leur travail fait d’eux ? C’est exactement la question que Jean-Louis Comolli posait à travers son film La Vraie Vie (dans les bureaux) En choisissant d’aller filmer dans les bureaux de la Caisse régionale d’assurance maladie d’Ile-de-France et en s’intéressant prioritairement aux employés les moins qualifiés de ces services il y avait un double défi à relever : celui du manque de spectaculaire et celui d’une parole difficile à faire surgir. Le pari est pourtant réussi. De la banalité des lieux et de la tranquille monotonie du travail qui s’y accomplit, Comolli parvient à faire des atouts en les transcendant dans et par son tournage. Ces lieux quelconques, par la magie de l’éclairage et des mouvements de caméra, deviennent décor de film tout comme les employés filmés dans de longs entretiens individuels (souvent en dehors de leurs heures de travail mais dans des bureaux ou des couloirs désertés) deviennent des personnages de cinéma. C’est en les faisant accéder à ce statut que le cinéma permet aux spectateurs de s’intéresser à eux.
Ce qui dit le mieux au spectateur la monotonie du travail quotidien, le temps, les années qu’on ne voit pas passer, l’impossibilité de faire en sorte que demain soit différent c’est justement ces plans de bureaux vides — où toute vie est absente. À les filmer pendant les heures de travail, l’activité qui s’y déroule aurait pu faire illusion. Cette activité est bien sûr réelle et socialement utile mais ce n’est pas cela que le film cherche à découvrir. Ce qui lui importe c’est la façon dont ce travail est vécu par ceux et celles qui l’accomplissent chaque jour. Pour parler de cela au spectateur, il fallait que ces employés sortent d’eux-mêmes, prennent leurs distances par rapport à leurs lieux de travail, à leurs horaires. La nature de leur présence a quelque chose de celle des fantômes : je ne suis plus là et pourtant j’y suis encore. C’est cette présence / absence qui permet de voir les lieux autrement, comme jamais peut être eux-mêmes ne les avaient vus. Comme dans un rêve nocturne ils voient soudain leur vraie vie comme si c’était celle d’un étranger, comme si elle ne leur appartenait plus.
Une vie dont ils auraient été dépossédés, une vie qu’ils n’ont pas choisie, pas imaginée et qui soudain leur apparaît crûment face à eux comme quelque chose qu’ils ne peuvent pas reconnaître. Ici le cinéma ne fabrique plus de l’illusion. En la mettant en scène, il la dévoile à la fois pour le spectateur et pour les acteurs. Il y a toujours un danger à ouvrir les yeux, à regarder en arrière, à avoir vu des fantômes. Comment être à la fois des deux côtés du miroir ? Avoir franchi le pont et revenir sain et sauf sur la rive comme si rien ne s’était passé ? Dans une telle mise en scène le cinéaste joue l’apprenti sorcier et s’expose lui-même à celte parole qu’il a libérée, qui lui a été livrée et qu’il n’est plus possible de faire rentrer dans la boîte, d’oublier. Si un film peut changer quelque chose c’est peut-être cela. Le temps de travail pour ces employés c’est aussi, et sans doute d’abord, le travail du temps sur leur vie, ce qu’il fait peu à peu de leurs rêves.
Filmer le travail ce pourrait être filmer la transformation des choses, leur production, ce que voit ici le spectateur c’est la transformation de ceux qui chaque jour accomplissent ce travail. Que le travail dont il s’agit ait une utilité, un sens, n’est pas mis en doute, la question soulevée par le film est plutôt celle du sens que prend ce travail pour ces salariés.
S’il a été possible de décrire l’organisation du travail moderne (notamment en usine, mais cela vaudrait aussi pour les bureaux) comme la mise en place d’un processus d’enfermement, il ne faut cependant pas oublier qu’un lieu habité ne peut jamais devenir un lieu parfaitement clos. Ceux que l’on y fait entrer amènent avec eux quelque chose de l’extérieur, les travailleurs ne sont jamais aussi interchangeables et opaques que les schémas d’organisation du travail pourraient le laisser croire. Ce que l’on croit laisser dehors c’est ce qui fait retour et vient déranger le dedans, interpénétration de deux mondes, relativité des rapports, l’histoire vient perturber la structure, les dysfonctionnements de la machine existent dans la mesure où il ne s’agit justement pas d’une machine.
Il y a bien un aspect ethnologique dans ces façons de regarder le travail mais pas au sens de l’archivage et de la constitution d’une mémoire des gestes du travail (comme l’on filme les métiers qui vont disparaître). Ce qui est le vrai sujet du film n’est pas la nature en soi de ce travail mais bien plutôt ce que représente une vie remplie de ce travail dans la société française d’aujourd’hui. Ici, le cinéma travaille à relier l’intérieur à l’extérieur, l’instant à la durée, le rêvé au vécu. Relier, mettre en rapport, recomposer ce qui se présente morcelé, parcellisé est essentiel et le cinéma offre pour cela un langage pertinent.
Retisser des liens, éclairer des situations en les mettant en rapport, c’est exactement ce que fait Luc Moullet avec son film Genèse d’un repas. Au départ de son enquête il y a un couple le réalisateur et sa compagne assis à table devant une assiette de thon, une omelette et une banane. Ce que le film va nous raconter c’est d’où viennent ces aliments, comment ils ont été produits, pourquoi ce sont eux qui arrivent sur les rayons de nos supermarchés. L’enquête amènera le spectateur en France, en Equateur et au Sénégal. Film sur les rapports Nord-Sud, sur l’exploitation du tiers-monde, ce film est aussi un grand film complexe sur le travail. Complexe parce qu’il montre tout à la fois les similitudes et les disparités, les rapports nécessaires qui existent entre les choses, non seulement le comment de celles-ci mais également leur pourquoi. Rarement un film aura lié aussi étroitement conditions de travail et conditions de vie. Si ces dernières sont dépendantes du niveau de la rémunération du travail, l’inverse est encore plus vrai.
Les gestes du travail filmés dans le tiers-monde ne tirent pas leur force cinématographique d’un banal exotisme de la misère mais au contraire de leur proximité à notre monde — restituée par un montage dynamique. Ils font désormais partie de notre vie comme ils font partie du film. II fallait peut-être pour en convaincre que le cinéma le montre.
Gérald Collas, chargé de programme à l’institut national de l’audiovisuel.
Article publié dans la revue Images documentaires, n°24, 1996 : filmer le travail.