Dossier réuni par Laetitia Mikles publié dans la revue Positif 585, novembre 2009.
Revue POSITIF 585 | Novembre 2009 Merci aux documentalistes qui ont répondu à un périt questionnaire sur leur pratique du scénario. Voir plus loin l'entretien de Jean-Pierre Duret et Andréa Santana, et celui de Claire Simon.
Le synopsis documentaire, un abri de branchages / Les documentaristes prennent la plume, par Lætitia Mikles
L’empreinte et la mémoire / L’écrit dans le documentaire, par Guy Gauthier
Documentaire / Notes sur l’écrit et le filmé, par Philippe Pilard
Entretien avec Claire Simon / Le documentaire renouvelle le travail sur le scénario, par Élise Domenach et Lætitia Mikles
Scénario et documentaire, la quadrature du cercle ? Par Yann Tobin
Entretien avec Jean-Pierre Duret et Andrea Santana / Des images qui augmentent, par Matthieu Darras
Écrire sa propre histoire / Documentaires indépendants aux États-Unis, par Sylvie Thouard
Le scénario à la rescousse du documentaire animalier, par Pascal Binétruy
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Le synopsis documentaire un abri de branchages
Les documentaristes prennent la plume
par Laetitia Mikles
« Écrit et réalisé par… » Depuis quelques années, la formule fleurit dans les génériques de films documentaires. La référence à l’écriture ne doit nullement se lire ici comme une vague allusion à « l’écriture cinématographique » du montage. La mention souligne au contraire l’importance de l’écrit dans la conception actuelle du documentaire. Il s’agit même d’en revendiquer la teneur littéraire et son rôle déterminant dans l’ensemble du processus de création du film. À présent la réalisation d’un documentaire ne s’envisage pas sans un travail préalable de rédaction quasi scénaristique. Cette nouvelle procédure a de quoi désarçonner les fans des maîtres du Cinéma direct. Fred Wiseman, Pierre Perrault, Raymond Depardon, Louis Malle ont contribué à forger l’image d’un documentariste baroudeur, délivré de toute contrainte, ouvert à l’inconnu et filmant à l’instinct. Impossible alors d’imaginer qu’il puisse s’encombrer de bagages aussi pesants qu’un scénario, d’éléments de mise en scène préconçus ou d’une structure narrative préétablie, tout un attirail réservé (soi-disant) au seul réalisateur de fiction. Aujourd’hui, l’auteur de documentaire ne peut plus filer, bille en tête, à la découverte du réel (à moins d’opter pour l’autoproduction, option lourde, épuisante, et souvent stérile). Il lui faut d’abord s’asseoir à sa table de travail avant de partir pour l’aventure.
II est loin le temps où André Labarthe pouvait entrer dans le bureau de Pierre Schaeffer (Directeur du service de la recherche de l’ORTF.) sans synopsis ni notes, armé de son seul enthousiasme, et le convaincre de lui confier une caméra et de lui payer son voyage à Los Angeles pour aller rencontrer John Ford (Entre chien et loup, John Ford, coréalisé avec Hubert Knapp, 1966). Aucun producteur ne se risquerait aujourd’hui à parier sur un pressentiment heureux ni sur la seule renommée d’un auteur. Les mécanismes de soutien à la production du CNC encouragent la création documentaire par des aides financières spécifiques, intitulées « Aides à l’innovation audiovisuelle » : « Aide à l’écriture », « Aide au développement renforcé »… La Société des auteurs n’est pas en reste qui propose sa bourse « Brouillon d’un rêve ». Pour concourir à ces aides institutionnelles, et pour convaincre producteurs, diffuseurs et techniciens, le candidat doit rédiger un dossier pré-structuré comprenant une note d’intention (genèse du projet, objectifs du film), une note de réalisation (éléments de mise en scène, partis pris formels, ligne esthétique) et un synopsis détaillé. Ce n’est pas une obligation franco-française : les auteurs américains sont soumis à des règles similaires et le réalisateur grec Nicos Ligouris, qui travaille entre Athènes et Berlin, a dû se plier au même préalable pour tourner Les Amants d’Axos, délicat portrait de deux vieillards amoureux, tisseurs de leur métier. Le synopsis décrivait leur rituel journalier et leur lien amoureux suspendu au caprice des Parques.
La concurrence est rude. L’inflation des postulants entraîne une surenchère dans l’élaboration des dossiers. Le synopsis, à l’origine pensé comme une esquisse des grandes lignes directrices du film, devient toujours plus minutieux et détaillé. Pour ce synopsis très développé, on s’inspire de faits observés lors des repérages, on retranscrit des pré-entretiens sous forme de continuité dialoguée, on décrit des personnages avec la précision d’un romancier. Souvent on extrapole : on synthétise des dialogues glanés ça et là, on imagine une scène plausible ; « on pose sur papier des vœux et des rêves », confie Nicos Ligouris.
Avec ses dialogues retranscrits, ses séquenciers détaillés, sa structure narrative, le synopsis documentaire tend à se rapprocher du scénario fictionnel. Ne gommerait-il pas ce qui fait sa spécificité : son caractère imprédictible et aléatoire ? Les auteurs répliquent que le réel, au contraire, est étonnamment prévisible. Dominique Cabrera justifie son travail d’écriture : « C’est parce qu’on s’appuie sur ce sentiment de répétition qui est tout le temps à Pauvre [dans la vie] qu’on peut filmer aussi, éventuellement, l’événement. Il y a les deux : la répétition et l’événement, c’est-à-dire quelque chose de réellement imprévisible. Moi, je n’ai jamais eu le sentiment, pour aucun de mes films, que ce qui arrivait était tout le temps imprévisible. »[[Comment peut-on anticiper le réel ? Table ronde organisée en mars 1998 et publiée par l’Addoc (L’Harmattan, Paris, 2001).]] Ce que les sociologues de terrain, lointains cousins des documentaristes, corroborent d’ailleurs.
Parfois, le travail d écriture se situe même en amont de la rédaction du synopsis : on tient un journal de bord, on griffonne sur un carnet des impressions visuelles, des observations sociologiques ou des citations littéraires. On est très loin de la « méthode Wiseman » qui préconise d’arriver vierge sur son lieu de tournage pour éviter toute préconception de son sujet.
Le système ne récompenserait-il pas ainsi le projet « bien écrit » sans que le talent littéraire d’un auteur ne soit aucunement révélateur de son aptitude à « bien filmer » ? L’enjeu est tel qu’on voit se multiplier, depuis le début des années 2000, filières universitaires et formations professionnelles proposant stages et résidences d’écriture de documentaires. Néanmoins, l’influence de l’écrit est compensée par un matériau annexe qui permet de juger de la force visuelle du sujet. Car écrire pour le documentaire, c’est aussi photographier, prendre du son ou encore pré-monter des rushes. Quand Andréa Santana et Jean-Pierre Duret ont voulu filmer la survie quotidienne de deux enfants dans une station-service du Brésil, projet qui allait devenir le très beau Puisque nous sommes nés, ils ont joint à leur dossier des photographies prises par Tiago Santana lors des repérages. L’effort d’écriture s’accompagne donc souvent d’images : rushes bruts des repérages ou pré-montage d’un premier tournage[[On touche là un des paradoxes du système : les exigences toujours plus difficiles à satisfaire des commissions poussent l’auteur à écrire son projet non plus en amont du tournage, mais parfois au début du tournage (souvent entamé à ses propres frais). Tournage maintenu secret, selon un jeu de dupes connu de tous, certains contrats du CNC exigeant la promesse qu’aucun tournage n’ait été entamé.]].
Interrogés sur cet exercice de rédaction, les « jeunes » documentaristes (est-ce une affaire de génération ou de notoriété ?) n’envisagent pas ce passage obligé par l’écrit comme une atteinte à leur liberté, mais plutôt comme une contrainte créative et bénéfique. Le synopsis permet de dessiner les contours d’un désir de film, forcément flou tant que les mots ne l’ont pas cerné. C’est à ce moment qu’on va opter pour un angle d’attaque original et poser les premiers jalons de la structure narrative. Xavier Christiaens, auteur de récits poétiques et mystérieux (Le Goût du Koumitz ; La Chamelle blanche) reconnaît à cette ambition scénaristique des avantages et des limites : « Concernant la structure (rêvée) d’un film au stade de l’écrit, cela m’évoque les dessins des villes volantes de Krutikov dans les années vingt. On veut y croire. Avec cette foi enfantine. » Cette étape de conception du film « en cabinet » est l’occasion pour le cinéaste de se lancer des défis esthétiques, d’inventer un traitement formel, de créer des règles de mise en scène qui valoriseront le sujet. Bien sûr, ces promesses stylistiques devront résister à l’épreuve du feu, celle du tournage. Certaines idées conçues « hors sol » ne résisteront pas à la dureté du terrain.
On a vu ainsi surgir dans le petit lexique du documentariste un nouveau terme : celui de « dispositif » qui désigne ces règles plus ou moins artificielles, plus ou moins audacieuses, qui vont modeler le film. Par exemple : filmer en cadre fixe en accentuant l’effet de perspective (Notre pain quotidien de Nikolaus Geyrhalter) ; choisir une teinte qui donne au film sa tonalité (le bleu calme et froid d’Au-delà de la haine d’Olivier Meyroux) ; utiliser un jeu d’enfant pour provoquer des confidences (J’ai quitté l’Aquitaine de Laurent Roth). Dans Terra magica, Fanny Guiard, obsédée par les personnages d’Ingmar Bergman, se jure de partir en Suède et de chercher dans l’annuaire les numéros de téléphone de Fanny et Alexander Ekdahl, pour discuter enfin avec eux. Le synopsis fait office d’engagement contractuel imposé « à l’amiable ».
Grâce à cette « mission impossible », Fanny Guiard réalise un documentaire subtil et émouvant sur la délicieuse confusion qu’opère sur notre esprit l’œuvre forte d’un cinéaste génial.
La phase de l’écriture a une influence certaine sur la sophistication formelle des documentaires. Histoire d’un secret dévoile un drame familial intime tout en retraçant la lutte des femmes pour disposer librement de leur corps. Le projet scénaristique de Mariana Otero est si finement structuré qu’il compose presque un pré-montage imaginaire du film[[Histoire d’un secret, scénario publié dans Le Style dans le cinéma documentaire. Réflexions sur le style, Addoc, L’Harmattan, 2006.]]. La version filmée correspond presque point par point et « littéralement » à sa version papier. Ce pré-découpage, précis et détaillé, ainsi que la mise en scène préméditée des situations à filmer donnent à ce documentaire une allure fictionnelle. Mariana Otero explique sa démarche : « J’ai écrit comment j’imaginais le film. C’était très simple, je n’ai écrit que ce que je voyais. Tout en sachant, bien sûr, que des tas de choses arriveraient autrement, que j’allais vivre une expérience, et que le film serait le documentaire de cette expérience-là […]. Je pense qu’un scénario (qu’il soit de fiction ou documentaire), doit donner la musique, le ton du film » (op. cit., p. 119).
Mais, si le terrain est déjà défriché, fléché, balisé ; si le premier contact avec les personnes qu’on veut filmer est déjà défloré ; si l’approche cinématographique est déjà décidée, cadrée, réglée, quelle part est donc laissée au génie de l’improvisation que l’on attend d’un cinéaste documentaire ? « Le synopsis n’est qu’un abri de branchages », répond Jean-Pierre Duret : il est cette référence fragile où trouver refuge face au foisonnement désordonné des faits. Il est ce point de repère qui permet de mieux affronter la complexité du réel, pour un temps. « II enferme l’âme du film, complète Andréa Santana, mais il ne faut pas céder au piège de vouloir vraiment filmer ce qu’on a écrit. Une fois le scénario écrit, on le jette. » Fanny Guiard, elle, compare ce canevas scénaristique aux thèmes et aux grilles du jazz qui laissent toute liberté à l’interprète pour improviser et se laisser conduire par son inspiration du moment. Laurent Roth parle de « scénario “à trou” qui laisse une place pour le réel, le hasard, la liberté de l’acteur documentaire et, partant, celle du spectateur ».
La question de récriture en documentaire est passionnante parce qu’elle touche un tabou. Elle pose le doigt sur la part d’imaginaire qui travaille intensément l’identité du « cinéma-vérité ». Elle dévoile le pouvoir des fantasmes et des désirs qui façonnent ce cinéma-là aussi. Un film documentaire n’est pas grossièrement assujetti au réel, soumis au poids des faits, pesamment ancré dans une matière crue et univoque. Comme le cinéma de fiction, il est transporté par la vision de ses auteurs.
Il est inspiré par leur capacité à rêver. Il est animé par leur désir de projeter leur regard plus loin que le paravent opaque dés impressions immédiates.
L’empreinte et La mémoire
L’écrit dans le documentaire
Par Guy Gauthier
En remontant l’histoire du documentaire, on trouve essentiellement trois sources d’inspiration : les voyages et les explorations ; les déambulations dans la ville, prélude aux « films de ville » des années 20 ; la demande des établissements scolaires, maisons du peuple et cours du soir, pour illustrer les cours et conférences.
Constat d’Alfred Chaumel, issu de ses pérégrinations dans la jungle : « Dans un film de voyage, il y a 80 % d’imprévus dont il ne faut jamais laisser échapper l’occasion. » Comment dès lors écrire à l’avance la scène où le prochain tigre rencontré va vous assaillir ? Comment Merian C. Cooper et Ernest B. Schoedsack auraient-ils pu savoir où allait les entraîner la migration des Bakhtiaris, rencontrés par hasard sur leur route (Exode, 1925) ? Les vagabondages urbains, fortement influencés par le surréalisme, explorations livrées au hasard, aux caprices de la mémoire, ou, avec Dziga Vertov, au guet de l’instant « pris sur le vif », ne favorisaient pas davantage la préméditation, encore moins écrite. Études sur Paris d’André Sauvage (1927) est au départ une déambulation paresseuse, habilement récrite au montage avec le secours de quelques intertitres.
Georges Franju a montré, à propos d’un classique du documentaire, Le Sang des bêtes, comment le respect du réel conduisait à choisir l’instant : « II y a un plan du canal de l’Ourcq avec une fumée qui prend le cadre de droite à gauche. J’ai attendu que le vent tourne. On y allait ; la fumée, les nuages n’étaient pas dans le bon sens, on partait. Et la péniche ! Je suis revenu quinze, vingt fois, je l’ai attendue pendant des heures. Parce qu’un jour j’avais vu une péniche qui passait, j’étais assis dans l’herbe et je me disais ; c’est formidable ! […] Je voulais la péniche avec du linge pendu, et il fallait quelle soit assez haute : trop chargée, on ne la voyait pas du tout ; pas assez chargée, elle était moche. Ou alors il n’y avait pas de linge. […] La péniche passait et on ne tournait pas parce que ça n’allait pas. À la fin de la journée, le jour tombait, vite. Ou alors il y avait du soleil et je ne voulais pas tourner. Ça a duré neuf mois. »[[Surprises de vues : les vertiges de Georges Franju, émission de Philippe Esnault diffusée sur France Culture le 16 août 1983.]] On ne programme pas le soleil.
Avant, pendant, après, rencontres entre l’écrit et l’image
Avant. Les documentaristes ne sont pas des analphabètes : l’écrit les accompagne, parfois à leur insu. Trois exemples (trois classiques du documentaire) précisent les limites de l’exercice, et rappellent qu’il n’y a pas une seule manière de filmer.
On a souvent cité le synopsis de L’Homme d’Aran de Robert Flaherty, toujours consultable au British Film Institute. Exercice préalable destiné à rassurer le producteur (une pratique durable), ou vague anticipation du film à venir dont il ne reste pas grand-chose après avoir vu le film terminé ? Il suffit de lire le récit haletant du tournage de la tempête, écrit plus tard par Pat Mullen[[Voir Pat Mullen, « Tournage en mer », in Les îles d’Aran, le voyage vers l’ouest, Éditions la Bibliothèque, Paris, 2002, pp. 123 – 144.]], séquence essentielle au film, pour être convaincu qu’une telle performance ne s’écrit pas à l’avance[[Le refus de Flaherty de se plier a un scénario écrit préalable explique en grande partie son retrait lorsqu’il lui a fallu composer avec d’autres cinéastes sur des projets romanesques (Ombres blanches avec Willard Van Dyke ; Tabou avec Murnau).]].
Autre exemple important de l’histoire du documentaire : Terre sans pain. À la question « Avez-vous utilisé un scénario pour Las Hurdes ? », Luis Bunuel répondait : « Non. J’ai visité la région dix jours avant en emportant un carnet de notes. Je notais : “chèvres”, “fillette malade du paludisme”, “moustiques anophèles”, “il n’y a pas de chansons, pas de pain”, et ensuite j’ai filmé en accord avec ces notes[[Tomas Ferez Turrent et José de la Colina, Conversations avec Luis Bunuel, Cahiers du cinéma, Paris, 1993.]]. »
Farrebique de Georges Rouquier suit la démarche inverse : le film a été présenté au festival de Cannes en 1946, et le découpage[[Album de « Farrebique », textes et dialogues de Georges Rouquier, Éditions Fortuny, Paris. Fac-similé in Dominique Auzel, Georges Rauquier, poète et paysan. Éditions du Rouergue, Rodez, 1993 (voir les notes préalables au tournage, pp. 115 – 116).]] publié en 1947. Un scénario précis est dans ce cas concevable, puisque Farrebique (plus encore que L’Homme d’Aran) se situe à la périphérie du documentaire. Rouquier, qui était chez les siens, disposait de tous les repères spatiaux et temporels. Il a écouté les personnages et leur a demandé déjouer leur propre rôle ; d’où la mise en scène quasi classique, avec une variante de la direction d’acteurs.
Joris Ivens, à mi-chemin des deux genres (il mêle au « pris sur le vif » de brèves saynètes mises en scène), a dû fournir quelquefois, à des commanditaires méfiants, des projets écrits. Il avoue cependant, à propos de L’Italie n’est pas un pays pauvre (3 émissions pour la RAI, 1959), que le scénario présenté au puissant Mattei se réduisait à quelques pages d’intention : « Nous [Joris Ivens, Vittorio Taviani, Valentino Orsini] l’écrivîmes non pas sous la forme d’un découpage, mais comme un récit qui se suffisait à lui-même et pouvait se lire à la manière d’une nouvelle[[Robert Destanque et Joris Ivens, Joris Ivens ou la mémoire d’un regard. Éditions BFB, 19B2, p. 253.]]. »
Résumé : avant, on écrit quelques lignes ; ensuite, on fait ce qu’on veut, ou ce qu’on peut. Sauf si on est en quelque pays tatillon, comme Ivens, qui a aussi tourné en URSS et en Chine, en témoigne par ailleurs.
En certaines circonstances exceptionnelles, l’écrit précède le documentaire, quand il est lui-même document, matériau de base, au même titre que les archives filmiques, les photographies, les oeuvres d’art, les témoignages et autres éléments constitutifs d’un film en dehors des prises de vues sur le terrain. Le texte est là, il reste à le confier à un lecteur, et à le suivre pour la partie visuelle. Le documentariste suisse Richard Dindo a ainsi suivi à la lettre le récit du « Che » lors de son aventure malheureuse en Bolivie (Ernesto « Che » Guevara, journal de Bolivie, 1994). Plutôt que d’illustrer le texte d’images approximatives, il a filmé les lieux mêmes, enregistrant sur place les témoins cités.
Pendant. Jusqu’à l’apparition du son synchrone, à part quelques séquences filmées difficilement en direct, le film n’attendait plus, à l’issue du montage, que le commentaire écrit et plus tard sonore. Le texte écrit se glissait entre les images, souvent à titre explicatif, parfois de manière plus subtile, jouant sur le graphisme. Dans certains films, l’écrit s’intercale entre les plans dans une continuité syntagmatique, comme si une phrase pouvait être mixte, littéralement scriptovisuelle. On trouve un bon exemple de cette mixité dans un film célèbre de Victor Tourine, Turksib (1931). Voici un fragment de découpage (deux minutes) :
7’32 : Le blé…
Champs de blé
7’39’’ : …a conquis les terres irriguées
Champs de blé agités par le vent
7’46’’ : Au détriment…
Champs de coton à l’abandon. Un mince filet d’eau s’insinue dans les rigoles.
8’00’’… du coton
Pieds de coton
8’05’’ : Et de nouveau au point du jour
Hommes désoeuvrés de profil sur fond de ciel nuageux ; caravane de chameaux dans le désert ; port immobile
8’36’’ : …venu de contrées lointaines
Cargos, docks, scènes d’activité portuaire
8’44’’ : … l’or soviétique
Chargement de balles vers les cales de bateaux
8’59’’ : … égyptien
Ballet aérien des balles chargées
9’07’’ : … américain
Mouvement incessant pour la constitution de stocks
9’16’’ : … le coton
Champs à l’abandon
9’27’’ : Donnez du blé à l’Asie centrale et vous ferez de la place pour que fleurisse…
9’33’’ : … le blé
Le cinéma sonore a introduit une nouvelle forme : le commentaire parlé. Sauf dans les cas où l’écrit précède la réalisation, et doit donc être respecté (comme pour Richard Dindo), le commentaire est toujours écrit en fin de parcours, pour tenir compte des éléments visuels. Dans les années 50, un brouillon de commentaire s’élaborait en même temps que le montage. Certains auteurs, tel que Chris Marker (qui a prêté sa plume à de très nombreux cinéastes), écrivent eux-mêmes leur commentaire. La plupart des documentaristes confient cette tâche à un écrivain, ce qui suppose une collaboration : le cinéaste écrit une sorte de brouillon de commentaire ou s’entretient avec l’écrivain tandis que le film défile. La mise en forme « littéraire » d’un commentaire, dernière opération avant le mixage définitif, est souvent confiée à une « plume » : par exemple celle d’Ernest Hemingway pour Terre d’Espagne de Joris Ivens. Les courts métrages d’Alain Resnais dans les années 50 (avec Queneau, Cayrol, Marker) sont également typiques de cette démarche. Il est arrivé que le réalisateur, mécontent d’un commentaire, l’ait fait récrire par un autre. Mais la discrétion est de mise.
Après. Il y a une seconde vie du documentaire sous sa forme de film, grâce à la multiplication des DVD, mais aussi sous plusieurs formes d’écrit.
La Seine a rencontré Paris (1957), poème en images glanées le long du fleuve par Joris Ivens, a été enrichi d’un poème de Jacques Prévert, qui figure de façon autonome dans œuvres complètes de l’auteur (de même que les paroles du film d’Eli Lotar, Aubervilliers, 1945, mises en chansons par Joseph Kosma).
Il est au moins un auteur qui peut se permettre d’éditer les commentaires de ses films sous le titre Commentaires, justement : Chris Marker. Pour les deux volumes ainsi intitulés, des photographies dans les marges se substituent aux plans du film, et, au fameux montage « horizontal » célébré par André Bazin[[France-Observateur, 30 octobre 1958. Article repris dans Le Cinéma français de la Libération à la Nouvelle Vague, Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma, 1998.]], se substitue une élégante mise en pages, familière à l’auteur quand il dirigeait la collection Petite Planète (Seuil).
Un autre grand documentariste, Pierre Perrault, est allé encore plus loin dans cette voie en éditant, sous forme de livres, la plupart de ses films. Comme il opère en direct, il a transcrit intégralement les paroles recueillies et retenues, y ajoutant les descriptions précises des images et des commentaires explicatifs. Cette transcription fait penser à celle de Turksib, film muet (voir supra). Voici un bref passage de la capture du marsouin, un classique :
Voix du père Abel : C’est pas un gros… gros…
Léopold Tremblay (Lui donnant une tape amicale.) : C’est un beau blanc !
Père Abel : Tiens mon vieux ! (Il rentre dans l’image et s’approche à son tour.) Tu t’es fait prendre mon ami… là ! (Léopold, en s’exclamant, donne de grandes tapes au blanchon ; il s’agit en effet d’un jeune adulte qui garde encore, autour des ailerons, quelques taches de bleu, ayant passé du gris des veaux au bleu des bleuvets, au presque blanc des blafards et enfin au blanc des blanchons.)
Voilà trente-huit ans que je t’ai pas vu, mon gars ! (Et le père Abel à son tour lui donne l’accolade comme à un vieil ami qu’on retrouve, pendant que les cris se croisent à toute volée.)
Léopold Tremblay (Continuant à le tapoter affectueusement.) : Ce que t’es venu faire icitte ?
Père Abel (Continuant son manège en même temps que Léopold, de part et d’autre du beau lingot de neige.) : ça fait trente-huit ans que je t’ai pas vu mon gars ! (Rires et cris des autres pêcheurs qui entourent la victoire) [[Pierre Perrault, Pour la suite du monde, récit ; photographies de Michel Brault, l’Hexagone, Montréal, 1992.]].
Intrus dans le film muet, l’écrit devient trace au temps du cinéma direct.
Documentaire
Notes sur l’écrit et le filmé
par Philippe Pilard
Synopsis, dossiers, déclarations d’intention, scénarios : documentaire ou fiction, le cinéma n’échappe pas à l’écrit. Tout un pan du cinéma documentaire contemporain semble pourtant ressortir, « par nature », d’une démarche d’exploration, de découverte, d’enquête (parfois « bidon »), qui s’accorde mal avec la notion de « scénario », dont la vocation affichée est de tout prévoir, même et surtout l’imprévisible.
Sans oublier un cinéma documentaire plus didactique, où le passage par l’écrit est décisif : je pense aux excellentes collections « Architectures » (Richard Copans/Stan Neuman) ou « Palettes » (Alain Jaubert) diffusées naguère sur Arte. Nous laissons ici de côté la question du film « de commande » et du « commentaire » qui fit les beaux jours du « docucu », mais aussi du « film essai », modèle Humphrey Jennings ou Chris Marker, pour ne citer que le meilleur. Peut-être se souvient-on encore de courants esthétiques qui, au nom d’une certaine « pureté » cinématographique, prônèrent jadis l’exclusion de la parole et de l’écrit.
La possibilité, apparue au tout début des années 60, d’enregistrer son et image synchrones a généralisé et banalisé une démarche documentaire basée sur la « parole vive », le « direct ». La caméra dans la rue n’étonne plus personne. Exemple récent : dans Profils Paysans (film à comparer aux Inconnus de la terre de Mario Ruspoli, 1960), Raymond Depardon et Claudine Nougaret filment une vieille paysanne. Ils bavardent sur la route d’un hameau désert. Survient une brave dame qui s’inquiète de la présence de la caméra. Dialogue :
« La paysanne : II vous filme…
— La dame : Et pourquoi il me filme ?
— La paysanne : Parce que vous êtes là ! »
On ne saurait mieux dire.
Scénario documentaire ?
Un témoignage, celui d’un maître en son domaine, l’Américain Frederick Wiseman : « Je n’écris pas de scénario. Je présente mon projet par écrit : cela tient en quelques pages. Je décris l’institution où je veux travailler, j’explique ce qui m’intéresse, ce qui est susceptible de se produire devant la caméra, je rappelle ma méthode de travail, et c’est à peu près tout. Je sais bien qu’aujourd’hui les producteurs et les chaînes de télévision demandent aux auteurs d écrire un scénario développé pour un film documentaire… : un scénario qui, souvent, va compter trente, quarante, cinquante pages ! C’est absurde… [[Cf. Philippe Pilard, Frederick Wiseman, chroniqueur du monde occidental (7e Art/Le Cerf/Corler, 2006).]] »
Au milieu des années 80, Wiseman s’embarque pour la ville de Talladega, dans l’Alabama. Le projet : consacrer un film à The Alabama School for thé Deaf and Blind, réputée l’une des meilleures dans son domaine. Très vite, en cours de tournage, il mesure l’étendue et la complexité de la réalité qu’il découvre. Wiseman rapportera non pas un, mais quatre films. En 1988, Wiseman explore l’unité de soins intensifs du Beth Israël Hospital, à Boston. Il en revient avec un film de 6 heures et 35 minutes ! Wiseman, incontrôlable ?
Formatages, contraintes de budget, contraintes d’audience, contraintes bureaucratiques et idéologiques (rarement avouées comme telles), tout cela pèse lourd. Avant d’œuvrer à son film, le cinéaste doit montrer patte blanche, s’expliquer, se justifier, convaincre… ou ruser pour « arracher le morceau ».
On arrive aussi parfois à un point où la fiction doit commencer là où le documentaire s’arrête. Exemple bien connu, celui des docu-drama : parmi les plus célèbres, ceux de l’école anglaise, de Kenneth Loach notamment, et des scénarios conçus au fil des années avec Barry Hines, Jim Allen et aujourd’hui Paul Laverty[[Spécial » Ken Loach », IMAGES documentaires n- 26 – 27 (1997).]].
Bien entendu, la notoriété du cinéaste, son enthousiasme, son éloquence, sa capacité de conviction sont décisifs. On connaît l’anecdote de Robert Flaherty « vendant » au producteur anglais Michael Balcon, alors patron de Gaumont-British, le projet qui, au début des années 30, allait devenir L’Homme d’Aran. « Grierson nous avait fait nous rencontrer et je suis immédiatement tombé sous le charme de Flaherty.-. Les îles d’Aran… Des rochers dénudés, sans arbre, dans l’Adantique, au large de Galway… Raconté par Flaherty, cela me suffisait. Je ne lui ai pas demandé de texte écrit. Cela d’ailleurs n’aurait servi à rien », raconte Balcon dans son livre de souvenirs, A Lifetime of Films. Il poursuit, non sans humour : « Pour lui, les dépenses, c’était mon problème, et il va sans dire que le budget fut dépensé bien avant la fin du tournage et le projet ne fut plus appelé que “la folie Balcon”. » Trois ans plus tard, le film (dont le budget a doublé) reçoit le grand prix du festival de Venise. Succès international. Beau joueur, Balcon ajoute : « Dans une industrie où l’on sort le mot “génie” à tort et à travers, je n’hésite pas à l’employer pour Flaherty… »
Pour compléter le tableau, citons le jeune Harry Watt, que Grierson avait dépêché sur place. Watt raconte : « Quand j’arrivai à Aran, il y avait un bout de papier affiché sur un mur : “A tourner : plans de mouettes, Maggie qui transporte des algues.” Quand je suis parti, plusieurs mois plus tard, le papier était toujours là. Je n’ai jamais vu d’autre “scénario”. »
Ajoutons que tout chef-d’œuvre qu’il est, L’Homme d’Aran n’a de documentaire que le nom, et que, dès sa sortie, il a été dénoncé par quelques bons esprits, dont Harry Watt lui-même : « Pour moi, ce que [Flaherty] faisait à Aran, ce n’était pas du documentaire. C’était l’enregistrement en images romantiques de ce qu’avait pu être la vie sur l’île, un siècle plus tôt » (Don’t Look at the Caméra, 1974). Ou encore le critique Ivor Montagu : « Non moins que Hollywood, Flaherty travaille à transformer la réalité en romance… Le fait tragique, c’est qu’il est poète et… il nous fait croire que la romance est vraie. »
À bien des égards, certains aspects de cette polémique (dont nous ne citons que quelques exemples) ne sont pas sans rappeler celle, plus récente, que suscita un film lui aussi controversé, Le Cauchemar de Darwin (Hubert Sauper, 2003).
A la recherche du « scénario » documentaire, une aventure décisive ; celle du montage. Wiseman toujours : « Dans la fiction, l’idée du film est transposée dans le scénario par le travail du scénariste et du metteur en scène, opération qui, évidemment, précède le tournage du film. Dans mes documentaires, c’est l’inverse qui est vrai : le film est terminé quand, après montage, j’en ai découvert le “scénario”… C’est le résultat d’un processus de compression, de condensation, de réduction et d’analyse qui constitue, pour moi, le travail du montage. »
Il n’est pas inutile de rappeler que, lorsque Wiseman parle de montage, il s’agit pour lui d’un travail qui s’étale fréquemment sur des mois, voire une année.
De noter aussi que la plupart des « décideurs » d’aujourd’hui aiment les scénarios longs, les tournages rapides et les montages de courte durée.
En France, nous avons connu une intéressante expérience « écrit/filmé », que certains s’offusqueront peut-être de voir évoquée ici à propos d’une thématique documentaire. Je veux parler d’Entre les murs de Laurent Cantet, Palme d’or à Cannes en 2008. A l’origine, le livre de François Bégaudeau (2006). À l’écran, la présence de l’écrivain dans le rôle de l’enseignant qu’il fut (tout comme celles de « vrais élèves », qui gardent leur vrai prénom) n’a pas manqué de créer un « effet de réel ».
La question de fond : à quoi sert l’école ? « Je voulais montrer [l’école] comme une caisse de résonance… un microcosme où se jouent très concrètement les questions d’égalité et d’inégalité, de travail et de pouvoir, d’intégration culturelle et sociale, d’exclusion », déclare Cantet (comme jadis Loach avec Kes) à la sortie de son film. Autrement dit, Entre les murs[[À comparer au High School 2(1994) que Wiseman (encore lui !) tourne à New York.]], « complément » ou « suite » à Être et Avoir de Nicolas Philibert (2002).
Entre les murs : documentaire ? docu-fiction ? « Fiction ! » a scandé la critique, comme si les qualités de ce film ne pouvaient être reconnues que par un biais « fictionnel ».
Quelques mois plus tard, un autre film remarquable ‘.Les Bureaux de Dieu de Claire Simon[[Contrairement à Juno,la roublarde fiction de l’Américain Jason Reitman.]]. Rappelons-en la démarche. D’abord recherche et enquête dans différents bureaux du Planning familial, un peu partout en France ; puis travail d’écriture « scénaristique » à partir du matériau rassemblé. Enfin tournage à Paris et mise en scène comme pour une fiction avec, d’un côté, des actrices (Nathalie Baye, Isabelle Carré, Béatrice Dalle, Nicole Garda, Marie Laforêt) dans le rôle des conseillères du PF, et, de l’autre, des inconnues dans le rôle des visiteuses.
Claire Simon, Laurent Cantet, deux cinéastes, deux films de premier ordre : deux « néo-fictions » ou « néo-documentaires », comme on voudra.
Le dernier mot à Claire Simon : « Dès le départ, j’avais décidé de déplacer l’étape du montage documentaire avant le tournage, dans le but de pouvoir filmer les entretiens en un seul plan, sans coupe. Il s’agissait de ne surtout pas imiter le documentaire (sic)… Nous avons énormément travaillé au montage du texte pour le scénario[[Voir le dossier « Claire Simon », IMAGES documentaires n” 65 – 66 (2009).]]. »
À méditer.
Entretien avec Claire Simon
Le documentaire renouvelle le travail sur le scénario
Elise Domenach et Laetitia Mikies
Elise Domenach et Laetitia Mikies : Avant vos premiers longs métrages documentaires. Les Patients (1989) et Récréations (1992), vous avez réalisé des courts métrages et été formée aux ateliers Varan. Quel était alors votre rapport avec l’écriture de scénario ?
Claire Simon : J’ai toujours écrit mes films. Bien sûr, à Varan rien n’est écrit par principe. Mais j’y ai fait un bref passage de trois mois, comme stagiaire. Et j’avais des divergences avec eux. J’avais fait deux courts métrages de fiction avant mes documentaires (Tandis que j’agonise et La Police). Ils étaient très écrits, très littéraires. Je me suis éloignée de cette littéralité des voix à partir de mes trois films’-en super‑8. Le documentaire permet de faire l’expérience du cinéma très directement. L’erreur serait de penser qu’on capture et qu’on représente la réalité. On ne prélève qu’un petit morceau et on le présente sous un certain aspect. Grâce aux contraintes qu’on s’est données, on voit comment ce prélèvement est une forme en soi. Une forme qui reconduit le rapport ontologique du cinéma à la vie : de la vie, on extrait une œuvre d’art. Le passage à Varan m’a montré que tout ce qui était intentionnel pouvait se faire autrement ; on pouvait retrouver du style et de la mise en scène à partir du tournage lui-même, en étant moins dans une volonté de contrôle à partir du papier. L’écrit n’a pas d’importance artistique. Les décisions importantes ne sont pas écrites.
Cette phase de création in situ incluait-elle les repérages ?
Non. À cette époque, je pensais qu’il était criminel de faire des repérages. Wiseman, Depardon, ne font jamais de repérages. Pour de nombreux cinéastes, c’est contradictoire avec l’idée de documentaire. Sauf pour ceux qui font de la fiction documentaire, comme Richard Dindo ou Alain Cavalier. Même si le contenu de ce qu’ils disent est documentaire, ils travaillent la forme de manière fictionnelle. En écrivant et contrôlant tout.
Je viens d’une famille de peintres. L’opposition entre peinture d’atelier et peinture sur motif a été structurante pour moi. Le documentaire, c’est la peinture sur motif. On peut se dire qu’on va faire la montagne Sainte-Victoire… mais le résultat dépendra de la lumière, de l’endroit où on placera sa caméra. Des choses qu’on ne décide pas avant. La peinture d’atelier est beaucoup plus fictionnelle, pourrait-on dire. Même si les natures mortes ou les nus s’apparentent aussi au documentaire. Je pensais que les repérages démolissaient mon désir lors du tournage, la façon dont je cadre.
Pour Les Patients et Récréations, vous procédiez sans aucune préconception, avant le tournage, de la thématique, de la structure narrative ?
Si. C’est contenu dans l’idée du film.
Pourquoi cette idée, cette forme ne pourrait pas être couchée sur le papier, si elle préexiste au tournage ? Cela aide à communiquer avec l’équipe…
J’ai longtemps fait seule mes documentaires. Pour moi, seul le film doit compter. Pas le fait de faire un film, ni les gens qui le font. Mon premier documentaire à Varan portait sur le rapport de Patricia à l’argent. C’était la ligne narrative. Cette idée peut être posée par écrit. Mais, dans un premier temps, ça me semblait négatif de l’écrire. Parce que le cinéma, ce n’est pas de l’écrit, c’est de l’image et du son. C’est comme en peinture : on ne demande pas aux peintres décrire un projet de tableau avant de faire leur tableau !
Quand on regarde les films que vous avez réalisés, avec ou sans scénario au générique, on constate que votre rapport a l’écrit a évolué. Vous êtes allée vers plus de scénario. Mais cette évolution semble indépendante du passage du documentaire à la fiction.
En effet. L’important, c’est comment raconter une histoire. Or l’idée que l’histoire puisse précéder le film par l’écrit me semblait très négative. Aujourd’hui, mon travail consiste à montrer que des formes documentaires existent à l’intérieur du scénario. Je ne suis pas seule dans cet effort. Jia Zhangke, Laurent Cantet et Ari Folman vont dans le même sens. C’est différent de Gomorra par exemple, où le film rompt avec le style très documentaire du livre. Dans Valse avec Bachir, il y a la volonté de conserver une matière et une forme documentaire que la thématique organise en narration. La dramaturgie d’Entre les murs est totalement documentaire. Elle a pour cadre une classe et révolution des rapports entre le prof et les élèves en une année. C’est un scénario de documentaire.
Par rapport à la question « Documentaire, avec ou sans scénario », ce que vous dites conduit à inverser l’interrogation : non pas en quoi l’écrit prépare (ou pas) au film, mais comment le documentaire comme style nourrit (ou pas) le scénario.
Le documentaire permet de renouveler le travail sur le scénario. Pour Mimi (2002), j’ai demandé l’avance sur recettes. Il a bien fallu faire un dossier. Le système m’a obligée à tricher avec mes règles. C’est toujours pareil. Mais j’ai triché le moins possible et le tournage m’a prouvé que mes règles étaient les bonnes. Mimi (cette femme que je connais depuis longtemps) est habitée par des souvenirs qui sont comme des rushes de scènes. Ma règle de départ était d’affirmer que « la vie est un roman ». Et même un film romanesque.
Si je veux raconter le roman de la vie de Mimi, je ne dois rien lui demander avant de tourner. Sinon tout ce qu’elle me racontera sera foutu parce que cela aura déjà été raconté. J’ai donc écrit un premier projet, avec quelques histoires que Mimi m’avait racontées — et j’avais regretté qu’elle me les ait racontées, parce qu’elles étaient foutues pour le film.
Pourquoi un récit autobiographique, s’il est raconté de nouveau, serait-il « foutu » ?
Parce que le cinéma a avoir avec la « première fois ». C’est sans doute encore plus vrai pour le documentaire. La manière dont la chose surgit est aussi importante, voire plus, que ce qu’elle contient.
Dans Les Bureaux de Dieu, vous mettez en scène des histoires que vous aviez collectées en amont et enregistrées au magnétophone dans les plannings familiaux.
Mais, là, le documentaire était impossible. Parce que la parole que je voulais filmer est par nature non filmable en documentaire. On ne peut pas filmer les visages de femmes qui disent qu’elles veulent avorter, qu’elles veulent prendre la pilule, alors que leurs parents ne veulent pas.
Le fait de passer par la fiction en demandant à des comédiennes, professionnelles ou non, de reprendre le discours de personnages réels, c’était une façon de protéger ces personnes ?
Bien sûr. C’était une façon d’avoir accès à un texte privé, qui n’était pas dans le domaine public. Le planning est un lieu public, mais c’est quand même une parole secrète.
Comment s’est opérée cette retranscription ? Comment s’est passé le travail d’écriture du scénario avec vos deux coscénaristes ?
C’était du montage sur papier. On avait des rushes qui étaient les enregistrements, les décryptages. Et, exactement comme au montage, on choisissait les meilleures prises. Ensuite on les réduisait pour qu’on comprenne la dramaturgie de chaque entretien, du personnage, sa complexité… Un entretien est traversé par plusieurs histoires ou par plusieurs mouvements. Il fallait n’en choisir qu’un.
C’est là où je me distingue de Laurent Cantet. Lui (pour Entre les murs) a tourné à trois caméras pour essayer de retrouver de la vie chez les interprètes. Moi, ma grande différence, c’est que j’avais un texte réel qui était celui que j’avais entendu. J’étais donc sûre du texte. C’était du béton armé, même si je l’avais coupé. J’étais certaine de la forme des phrases, de leurs tournures, de la façon dont chacun se situe dans les mots qu’il dit.
Ce qui est étonnant, c’est que dans Les Bureaux de Dieu les dialogues partent la charge du réel, du document. Alors que, pour vos documentaires, vous disiez que la part de document, d’écrit, était ce qui vous heurtait.
Mais il y a du document dans les autres aussi ! Dans Coûte que coûte, rien n’est téléphoné. Tout ce qui a été dit l’a été en réalité, en situation. Ce qui est document, c’est le fait que ça a été. Et non pas que ça a été écrit, parce qu’on peut écrire n importe quoi.
Pour Coûte que coûte, vous n’aviez pas de scénario ?
Non. Enfin… j’ai écrit un projet, et dans ce projet j’ai écrit plusieurs fins possibles. L’idée de construire une entreprise ressemblait à une idée de western, pour moi. C’est comme construire une ville ou une ferme. C’est extrêmement fort en termes de narration : des gens mettent leur travail au-dessus de tout et se battent contre l’humiliation quotidienne des autres, des ennemis (des grandes surfaces, des financiers, des banquiers). L’argent est un opérateur vivant de scénario. Le film s’appelait à l’origine « Le Capital ».
Les Films d’ici ont eu peur ?
Non, même Richard Copans avait dit : « Vous avez aimé le livre, vous adorerez le film ! » Ça s’est appelé Le Capital jusqu’à ce que Thierry Garrel trouve que c’était un mauvais titre. Et j’ai trouvé Coûte que coûte.
Vous aviez fait des repérages ?
Je connaissais déjà Jiad. Je trouvais que c’était un acteur, un personnage passionnant. J’étais au courant qu’il montait cette boîte. Je voulais faire plusieurs histoires sur l’argent. J’ai un écrit ce projet, on l’a envoyé à Garrel, et j’ai commencé à filmer la première, J’ai monté ces repérages. J’ai dû tourner huit heures, j’en ai monté vingt minutes. Garrel était contre le projet, mais on lui a montré les vingt minutes. Et quand il a vu, il a dit : « D’accord, je me suis trompé. »
Son engagement s’est décidé davantage au vu des images que sur le projet écrit ?
Oui, parce qu’il a vu à quel point c’était violent, c’était fort.
Ce ne serait plus possible aujourd’hui ?
Non, ce n’est plus possible. C’est l’énorme problème des projets documentaires : on ne vous fait jamais crédit. On est obligé d’écrire. Le problème, c’est qu’en écrivant on pose une intentionnalité là où il ne faut vraiment pas. Sinon on ne voit pas ce qui se passe. Ou on peut procéder à l’ancienne ; faire un brouillon qui sera le film lui-même. Mais, souvent, beaucoup de choses se perdent. Tous les cinéastes le disent, à juste titre : un film se fait en se faisant.
Est-ce que le fait d’écrire des dossiers clarifie les idées ?
Oui, parfois. Disons qu’il y a deux films dont j’ai écrit le dossier pendant que je tournais : Les Patients et 800 Kilomètres de différence. J’ai écrit avant le tournage, et même après le tournage dans le cas de 800 Kilomètres.
Comment se passent ces allers-retours entre le tournage et l’écriture ?
Pour Les Patients, je voulais depuis longtemps faire un film sur un médecin de campagne. Mon père avait un ami médecin qui soignait les alcooliques. Je l’ai accompagné dans ses tournées de généraliste. Un jour, il m’a annoncé qu’il prenait sa retraite. Je me suis dit : Voilà ! C’est ça le scénario ! L’histoire d’un médecin, un homme qui connaît le secret de la mort, et qui va lui aussi rejoindre son statut de mortel.
Personne n avait jamais filmé l’intimité d’un médecin, et lui-même avait l’impression de franchir des interdits terribles.
Sans doute que ça l’a aidé, lui aussi, à faire ce chemin…
Il avait une motivation personnelle très forte. Son père avait été un grand chirurgien collabo et son nom avait été
Scénario et documentaire
La quadrature du cercle ?
Yann Tobin
Faut-il écrire un scénario avant de tourner un documentaire ? La question peut sembler vaine. La forme même du documentaire, par définition, semblerait interdire toute scénarisation préalable ; on n anticipe pas le réel, matière du film à venir, base imprévisible de sa réussite. Mais il peut y avoir plusieurs raisons d’avoir à produire un document écrit avant de passer à la réalisation : convaincre ceux qui produisent ou financent le film ; expliquer à une équipe dans quelle aventure ils vont s’embarquer ; persuader ceux qui apparaîtront à l’écran d’être filmés dans leur vie quotidienne, ou de se prêter à un jeu qui, pour être provoqué par un cinéaste (interview, « reconstitution »), n’en doit pas moins sembler capté sur le vif ; permettre aux réalisateurs eux-mêmes de prévoir un tant soit peu ce qu’ils vont tourner, d’énoncer ou de clarifier la façon dont ils vont le montrer. Une simple note d’intention de réalisation, si elle est indispensable pour préciser le point de vue, n’est pas forcément suffisante pour remplir ces fonctions. Les mauvais films, on le sait, sont pavés de bonnes intentions ! Il nous a semblé intéressant, pour aborder le problème, de comparer quelques documentaires achevés à leurs scénarios préalables.
Genèse d’un secret
Dans Histoire d’un secret (2003), la réalisatrice Mariana Otero part à la recherche de l’histoire de sa mère, disparue lorsqu’elle n’avait que quatre ans, et dont elle ne garde aucun souvenir conscient. Le film est construit sur une série de révélations, au cours desquelles la mémoire se reconstruit, permettant à la fois la reconnaissance du déni, le deuil, la réflexion sur les raisons et les conséquences du secret, et la réincarnation de la disparue à travers la pérennité de son œuvre (elle était artiste peintre). A la vision du film, on peut penser qu’un scénario préalable aurait été une tricherie : si l’auteur sait à l’avance ce qu’elle va découvrir, comment croire à la sincérité de sa démarche ?
Mariana Otero fait précéder son scénario d’un préambule : « Dans le texte qui suit, je présente ce film documentaire sous la forme d’un scénario, un peu à la manière d’une fiction. Cela est possible parce que je suis l’instigatrice des scènes.
Je peux d’ores et déjà en prévoir le commencement et parfois le déroulement. En revanche, je ne connais pas encore leur dénouement, ni la plupart des réponses que l’on va apporter à mes questions. […] C’est pourquoi beaucoup de scènes sont amorcées puis laissées en suspens ; c’est ce qui différencie ce texte d’un scénario de fiction et c’est ce qui doit rester toujours présent à la lecture. […] Ce scénario permet de comprendre néanmoins, je l’espère, les différentes directions que prendront mon enquête et ma recherche, la structure générale du récit, les choix narratifs, notamment le rapport entre la voix off et les images. » L’intérêt, c’est qu’ici le scénario n’aurait nul besoin d’une note d’intention complémentaire, car il constitue lui-même une déclaration d’intention.
Cette intention, parfois, ne sera pas suivie d’effet. La voix off, très présente dans le scénario, n’existe plus dans le film : elle n’est plus nécessaire. A d’autres reprises, l’intention écrite aura des répercussions inattendues qui modifieront considérablement le film final. Par exemple, dans l’une des scènes écrites, Mariana, en visite chez sa sœur (la comédienne Isabel Otero), a prévu de lui présenter une robe ayant appartenu à leur mère. Dans le scénario, elle écrit ; « J’essaie la robe. » Dans le film, changement de situation : elle demande à sa sœur de l’essayer. Isabel refuse : « J’étais persuadée qu’elle la mettrait. Elle n’a pas voulu la mettre et c’est très beau comme ça. Parce que finalement elle met la robe à la place vide, sur ce grand divan. Ce n’était pas du tout prévu. Elle la met justement là. Ce sont des choses merveilleuses, qui arrivent comme ça. […] Ma sœur était épuisée, elle avait tourné toute la journée, Mais justement, parce qu’elle était fatiguée, elle s’est laissé aller… » Là, le tournage détourne ou dépasse l’idée du scénario ; mais, si elle n’avait pas été écrite, la scène tournée n’aurait sans doute pas pu avoir lieu…
Récit capital
Le film de Mariana Otero reposant autour d’un secret de famille, on peut supposer que tout lecteur de son scénario serait captivé par la progression de l’enquête avançant vers l’élucidation de ce secret. Coûte que coûte (1996) de Claire Simon tient en comparaison du. tour de force : comment intéresser un spectateur de cinéma au devenir incertain d’une PME à la limite du dépôt de bilan ? Certes, maintenant que le film est devenu un classique, il est facile d’expliquer rétrospectivement sa réussite. Mais, si on veut examiner de plus près sa genèse, on s’aperçoit que cette réussite tient pour beaucoup à la vision préalable de la réalisatrice, à la rigueur de son dispositif de départ, à sa conviction intime que les hommes et femmes qu’elle allait filmer étaient de véritables personnages de cinéma, et que leur aventure bâtissait une ligne dramatique digne d’un film d’aventures.
Son scénario, au départ intitulé Capital, est sous-titré « projet de film sur une petite cellule du Capital, ses problèmes et ce qu’ils ont de capital pour ceux qui les vivent ». Elle annonce ensuite la couleur : « Rien de plus ennuyeux qu’une entreprise, et pourtant j’aimerais filmer une entreprise ! »
Après une savoureuse description de son personnage principal, Jihad Monasri, le patron, et des gens qui l’entourent, Claire Simon annonce son dispositif de tournage d’une façon convaincante : elle va filmer la vie de l’entreprise à la fin de chaque mois, pendant plusieurs mois. C’est la période la plus tendue, celle où se joue la poursuite de l’activité, celle des échéances sociales, économiques et financières, celle des pressions accumulées depuis la dernière fin de mois. Autre décision : dans ce documentaire, aucune interview n’est prévue, juste la vie quotidienne de ces personnages au travail, dans une période de tension, censée bâtir pour le spectateur un suspense familier mais captivant. Claire Simon opte pour une note d’intention très développée, plutôt que d’un simulacre d’écriture scénaristique traditionnelle. Avec un réel talent d’écrivain, elle pose des questions qui, dans un article de journal, paraîtraient banales, mais qui, dans le cadre de ce film, s’apparentent à une quête du Graal : « Parviendront-ils à : Faire baisser les prix de tel ou tel fournisseur ? Conquérir telle part de marché ? Produire ce qu’ils ont déjà vendu ? Maintenir la marge de profit nécessaire à la survie de la boîte malgré les avantages qu’ils auront cédés à tel ou tel client ? Maintenir les salaires ? Pour le même travail ? Faire payer les débiteurs ? Faire attendre les créanciers ? Ne pas licencier du personnel ? » Ainsi, le soi-disant scénario se présente sous la forme d’une bande-annonce, un teaser donnant furieusement envie d’en savoir plus… Quand on voit le film terminé, le secret du récit consiste à ne jamais signifier au spectateur qu’il ne voit que les fins de mois : nous avons l’impression d’une tension constante (alors qu’elle est périodique dans la réalité), qui participe pour grande partie à ce récit haletant. Absence d’interview ? Au sens traditionnel peut-être, mais à mesure que la réalisatrice accompagne ses personnages, d’un mois à l’autre, ils finissent par s’habituer, puis s’adresser à elle : peu à peu la caméra devient l’interlocuteur des protagonistes, si bien que les « interviews » se fondent naturellement dans le cours de leur existence !
Il faut le voir (pour le croire)
Comme Mariana Otero, Jean-Pierre Duret et Andréa Santana ont dû rédiger le scénario de Puisque nous sommes nés (2008) suite à un refus initial de l’Avance sur recettes du CNC. Il est donc présenté une nouvelle fois, précédé d’une note de leur productrice : « Réceptifs aux réserves des membres de la commission, nous avons décidé de représenter le projet de Jean-Pierre Duret et Andréa Santana après qu’il a été récrit et précisé. La vision du film s est aiguisée et le travail de réécriture a ouvert des espaces clairs, propices à imaginer. Nous sommes ici face à un film de cinéma. Un lieu, des personnages, un temps donné, une trame narrative et, par-dessus tout, un point de vue, un regard. » Le scénario s’attache à la vie quotidienne d’un adolescent de famille pauvre du Nordeste (Brésil), dont les auteurs ont fait la connaissance au cours d’un de leurs films précédents. La rédaction du projet alterne portrait de son jeune héros et esquisses de scènes à venir, faites d’ambiances et de situations potentielles ; le scénario est suivi d’une note d’intention (« Autour du film ») rappelant les films qu’ils ont tournés auparavant, et affirmant leur vision personnelle :
« Notre rêve, c’est d’aller vers l’intériorité ; de filmer depuis l’intérieur même de nos personnages, de filmer du fond de notre courage, de notre peur aussi, et par-dessus tout de notre désir. » S’il se montre à la hauteur de leur ambition, le film terminé se démarque du scénario par deux points essentiels : d’une part, il paraît plus simple et fluide que ne laissait apparaître l’écriture, sans doute inutilement guidée par la volonté d’écrire et d’expliquer ce qui, à l’écran, va de soi ; d’autre part, il s’opère un changement de protagoniste, ou plutôt un partage entre le « Junior » présenté dans le scénario et son meilleur ami, un autre jeune garçon, dont le père a été assassiné et qui devient presque le personnage principal… Infidèle à la lettre du scénario, le film en restitue pleinement l’esprit.
Dernier exemple, La Photo déchirée (2002) est un émouvant documentaire de José Vieira, issu de l’immigration portugaise, qui se penche sur la génération de ses parents : celle des clandestins ayant fui le régime de Salazar pour participer, en France, souvent dans des conditions misérables, à l’édification des « trente glorieuses ». Son scénario de base, bien fourni, a été suivi quasiment à la lettre. Après un rappel historique et une présentation des personnages dont il va faire le portrait, il construit son récit avec minutie, à partir d’un long commentaire off, d’interviews dont il connaît par avance l’essentiel du contenu, d’images existantes (issues d’actualités ou du long métrage 0 Salto de Christian de Chalonge), et de quelques scènes de liaison sobrement reconstituées avec une petite fille et des photos d’époque. Dès lors, le film achevé reste très proche du scénario. On peut néanmoins se poser la question de la nécessité, pour les « décideurs », de lire un script aussi détaillé, dans la mesure où la présentation du sujet, des personnages et des intentions de réalisation donnaient déjà une idée précise du film : le document global en devient truffé de redondances entre le scénario et les longues explications qui précèdent, ce qui rend sa lecture bien plus laborieuse que la vision du film !
Que nous apprennent ces exemples ? Qu’il ne saurait, en matière de documentaire, y avoir de règle univoque concernant l’écriture préalable du scénario. Que c’est souvent l’œuvre antérieure des cinéastes qui permet de convaincre d’un projet futur, mais que, dans certains cas, l’obligation d’écrire permet à l’auteur du film d’organiser ses idées, de prévoir ses options de mise en scène et de montage, de témoigner d’une conviction destinée à ceux qui l’accompagneront dans son film, devant et derrière la caméra. Deux avis particuliers, publiés dans un passionnant ouvrage sur la question, Comment anticiper le réel (Addoc/L’Harmattan, coll. « Cinéma documentaire », Paris, 2001), dessinent deux tendances. D’abord celui de Claudine Bories, réalisatrice de Monsieur contre Madame, sur le travail des médiateurs de couples divorcés. Assistant au travail de ces médiateurs pendant des mois, elle a pris des notes et a rédigé un scénario à partir des cas observés. La réalisatrice avoue n avoir trouvé le dispositif « théâtral » de son film qu’en réfléchissant et en rédigeant ce texte, et que c’est la lecture de ce projet qui a permis les autorisations des personnes filmées.
À l’opposé, Dominique Cabrera, pour son journal vidéo Demain et encore demain (1995), a tourné librement, sans autre écriture préalable que deux pages envoyées à son producteur de l’Ina. D’un côté, un processus de mise en place rigoureux qui dicte les décisions de réalisation ; de l’autre, la sensation de « découvrir le film en le tournant ». Tout documentaire dit de création ne se trouve-t-il pas divisé entre ces deux pôles ?
(Merci aux auteurs qui ont bien voulu mettre leurs scénarios à notre disposition. Celui de Mariana Otero est extrait du livre Le Style dans le cinéma documentaire, Addoc/L’Harmattan, Paris, 2006.)
Entretien avec Jean-Pierre Duret et Andréa Santana
Des images qui augmentent
Matthieu Darras, Propos recueillis à Montreuil le 21 septembre 2009.
Matthieu Darras : Romances de terre et d’eau, Le Rêve de Sâo Paulo et Puisque nous sommes nés constituent une sorte de trilogie sur le monde des paysans pauvres du Nordeste au Brésil. L’idée de trilogie est venue sur le tard, n’est-ce pas ?
Jean-Pierre Duret : C’est exact. Elle correspond à une évolution et à un progrès d’une démarche. On a une idée de plus en plus complexe et intime du sujet qu’on poursuit. Nous sommes parus d’un premier film qui était pratiquement notre premier film documentaire. J’avais fait auparavant, seul, un documentaire sur mes parents. Donc ces trois films manifestent une progression dans la forme comme dans le fond. C’est intéressant de faire une trilogie, car aujourd’hui les films peuvent fonctionner ensemble.
Les notes de réalisation de Romances de terre et d’eau portaient déjà en germe tous les sujets que vous avez abordés au cours de la trilogie…
J.-P.D. Oui, ce premier film était une ébauche. Il est parti d’un refus pour moi de faire un long métrage de fiction que je trouvais absurde. Du coup, cela nous a donné l’énergie, à Andréa et moi, de partir. Il a été réalisé en 22 jours de tournage ininterrompus. Sans avoir fait de repérages, simplement avec une obstination à vouloir. C’était avec notre argent, notre propre caméra. Ce film s’est fait à l’arraché, sur des rencontres et sur une rage de faire. Mais en même temps avec la tranquillité de ceux qui ne doivent rendre de compte à personne. C’était quitte ou double. Cette trilogie faisant grandement référence à mon enfance, dans un milieu paysan assez pauvre, et je savais d’instinct ce dont j’étais à la recherche. Sur Romances de terre et d’eau, il était question de témoignage, de montrer, de faire participer d’un regard sur des gens qu’on considère totalement abandonnés. D’ailleurs les choses n’ont fait qu’empirer par rapport à ce premier film, réalisé il y a onze ans.
Connaissiez-vous certains de vos personnages avant le tournage ?
Andréa Santana : La seule personne que l’on connaissait, c’était le poète paysan. Il était le point de départ. À partir de lui on a rencontré d’autres personnes. Sa poésie irrigue le discours des autres paysans. C’est pour cela que ce qu’on a écrit est très précis : on avait déjà filmé ces gens-là. Ce n’était pas un projet écrit basé sur un repérage, mais un processus un peu à l’envers.
J.-P.D. C’est en cela que l’écriture possède en elle plein de questions, qui nous ont servi sur les films suivants. L’écriture a été faite après parce que, quand nous sommes revenus, il fallait évidemment trouver un producteur et la possibilité de montrer le film. Ça na aucun sens de faire un film si ce n’est pas pour le montrer. De fil en aiguille, on a atterri chez Patrick Sobelman. Comme j’étais pressé, il a accepté de prendre en charge le salaire de la monteuse, et on a monté presque tout de suite. J’avais écrit un scénario pour lui permettre de trouver de l’argent. Mais le film a été fini avant. Cette écriture était facile, puisque nous avions tout tourné, mais elle nous a servi de réflexion pour le montage.
« Ecriviez-vous » le film déjà en cours de tournage ?
A.S. Beaucoup de notes ont été prises, surtout par Jean-Pierre. C’est très important pour nous. Au fur et à mesure qu’on rencontrait les gens, l’idée du film a commencé à apparaître. Mais c’est vraiment après, au montage, que cela s’est mis en place.
J.-P.D. Il fallait se donner des éléments pour construire l’histoire. Il y a eu une famille pivot, celle de Thiago, un paysan journalier de la terre. C’est là qu’on s’est aperçu que les gens étaient très disponibles, il y avait une chose dans laquelle je me suis tout de suite reconnu : cette famille était capable de raconter son histoire d’une manière tellement belle, tout en ayant des conditions de vie désastreuses. Les cinq enfants qu’ils avaient étaient comme ma propre famille, puisque moi aussi j’ai cinq frères et sœurs. Pour moi, il y avait une identification totale, et il était évident que c’était ça qu’il fallait filmer. Je pouvais ressentir sans avoir besoin des mots, car à l’époque je ne parlais presque pas le portugais. Je pouvais ressentir la sensibilité des paysages et des gens, parce que pour moi la terre est plus que la terre. C’est une culture. C’est ça que j’aime, la terre avec la culture qu’elle porte, avec tout ce qu’elle enseigne, la manière dont les humains la considèrent. La terre est donc un peu le personnage central de notre film. C’est une passion.
Aviez-vous des référents, aussi bien dans le cinéma brésilien que français, par rapport aux paysans sans terre ?
A.S. Pas forcément, même s’il y a des choses qu’on a vu qui nous nourrissent. Pour moi, c’était l’envie de montrer cette culture liée à la terre, qui est en train de disparaître. C’était aussi la rencontre avec Jean-Pierre. On a fait ce film dans ma région d’origine, que je connaissais bien.
J.-P.D. C’est une rencontre amoureuse avec le pays, avec cette région du Sertâo où les hommes vivent dans un rapport aux paysages, à la géographie, à l’aridité. C’est là qu’ils ont forgé leur culture et leur histoire. D’un point de vue social, le lieu est profondément inégalitaire. D’un point de vue de ce qui anime les gens, c’est extraordinaire. Ils ont une qualité de présence, en dehors de toute idéologie. Ils vivent, J’ai trouvé ça formidable, c’est quelque chose qu’on ne connaît plus ici. Cela m’a permis de revenir aux sources de ma propre histoire. Le film s’est fait dans ce ressenti constant, dans cette volonté de capter l’épaisseur de l’humain, chose qui est apparue de plus en plus l’objet premier de nos films. Il fallait montrer ces êtres dans toute leur complexité, leur étendue, leur gamme.
Le point de départ du Rêve de Sâo Paulo est un genre bien défini, le road movie.
A.S. Il s’agissait de partir de l’idée de migration, du fait que les enfants des paysans que nous avions filmés dans le premier film ont été obligés de partir. C’était impossible pour eux de suivre le chemin de leurs parents. Attirés par la grande ville et le rêve d’une vie meilleure, ils voyaient que la terre ne donnait pas assez pour vivre. Et, comme c’est un chemin de 3 000 kilomètres qui va du nord au sud du pays, l’idée de suivre des gens qui partaient est venue tout de suite.
J.-P.D. C’était aussi l’idée de profiter de l’élection de Lula et de l’année du Brésil en France. Le chemin qu’avait suivi Lula enfant avec sa famille, et parler de manière concrète de l’exode. Quand on part, c’est sans espoir de retour. Dès le premier repérage, on s’est aperçu qu’on était complètement à côté de la plaque, que la migration avait déjà eu lieu. J’avais pensé qu’on filmerait des hordes. Or ce n’est plus très facile de trouver des gens qui partent.
A.S. La migration avait tout à fait changé de visage.
J.-P.D. C’était mieux, parce que cela nous a permis de transformer le film sur l’idée du rêve. On était beaucoup plus proche de la trajectoire qu’on voulait suivre. Qu’est-ce qui animent les gens ? Qu’est-ce qu’ils ont à l’intérieur d’eux-mêmes ? Quelles énergies on doit mettre au rendez-vous ? Les ingrédients étaient assez faciles. On a trouvé l’idée de la vitre du car qui était comme un écran de cinéma. Cela permettait en effet tous les déplacements.
Le scénario du Rêve de Sao Paulo apparaît comme le plus conventionnel des trois films, avec beaucoup de données factuelles, et aussi l’idée de rencontrer Lula à Brasilia.
J.-P.D. Ce n’était pas là-dessus qu’on fondait le film. Mais, quand vous écrivez, vous vous laissez emporter. C’est vrai qu’il y avait un petit côté sage dans l’histoire, bien cadré, qui permettait de rassurer. Arte n’était pas très content de notre premier film. Ils ne l’avaient pas aimé. Pour eux, c’était un film de portraits, ce en quoi ils ont raison. Trouver le mouvement du film, c’est ce qui nous angoisse. Là, il y avait un mouvement tout tracé, celui du car. Et puis bien sûr le mouvement des êtres, qui abandonnent tout, qui ne connaissent rien de la ville, et qui tout d’un coup découvrent une ville gigantesque, qui même à nous fait peur. La première fois qu’on a débarqué à Sâo Paulo, j’ai dit : Mon Dieu, à quoi on s’attaque là !
Ce sont souvent des espaces, un paysage, une route, une station-service pour Puisque nous sommes nés, qui servent de point de départ à l’écriture…
J.-P.D. D’avoir fait les trois films, et en particulier Le Rêve de Sao Paulo, nous a permis de croiser sur des milliers de kilomètres ces stations-service. Ce sont des lieux magiques, magnifiques, qui nous ont toujours attirés.
A.S. C’est très représentatif du Brésil aussi. On y trouve de tout : des riches, des pauvres, toutes sortes de marchandises.
J.-P.D. Il y a eu encore cette accointance avec ce jeune garçon, qui nous a dit : « Je n’ai rien, je n’ai que ma vie. » Ce sont les mots qui ont déclenché le film. Ce ne sont que ces mots-là et ce lieu. On est allé là-bas sans repérages. Nous n avons écrit le scénario qu’en partant de nos souvenirs, de notre mémoire, de notre ressenti, et du peu qu’on connaissait des gens. On ne s’était arrêté dans cette station-service que deux jours. On ne savait même pas si on aurait une autorisation de tournage.
Le scénario de Puisque nous sommes nés est beaucoup plus élaboré que les précédents, proche en cela d’un scénario de fiction…
J.-P.D. On avait échoué la première fois à l’Avance sur recettes. Le scénario ressemblait plus à une note d’intention, avec des réflexions sur la pauvreté. Je trouvais que nous notions jamais arrivés à pénétrer le mystère par lequel ces gens réussissent à vivre et à survivre, en gardant leur capacité de réflexion, d’intelligence, de pertinence, de lucidité. Toutes ces qualités humaines. Comment font-ils pour garder cela vivant en eux dans les conditions merdiques où ils vivent ? La note d’intention essayait de décrire cela, mais elle n’est pas passée parce que les gens de l’Avance trouvaient ça trop flou.
Quand je la relis maintenant, moi aussi je trouve cela un peu prétentieux. Ils avaient besoin qu’on leur parle plus de personnages, de situations. À partir du moment où on a compris qu’il fallait une écriture plus aérée, on a pris très peu de temps pour récrire. J’ai appelé un copain pour essayer d’exprimer dans le scénario ce qu’il y avait dans la note d’intention, et on a trouvé le mot « esquisse ». Dans le scénario, il y a trois esquisses : les choses les plus proches du film qu’on cherchait à faire sont dans les esquisses.
Le personnage du routier par exemple, qui revient régulièrement, est un point d’appui en termes de narration. L’aviez-vous réfléchi dès l’écriture ?
A.S. Oui. Ces camionneurs sont très importants. Ils passent la nuit là-bas. Ce sont eux qui font le lien entre les enfants et le monde.
J.-P.D. Ils représentent l’ailleurs de ce Brésil que les enfants ne connaissent pas. Chaque gosse aimerait avoir un camionneur pour parrain ou pour père. Le camionneur lui montre sa cabine, lui donne de temps en temps un petit truc à bouffer. Dans le scénario, on avait écrit ces scènes entre le camionneur et Junior. Même s’il n’est pas question de reproduire des dialogues écrits, on savait que c’était un point d’appui très fort. La route est omniprésente. C’est un lieu de cinématographie incroyable. Que des camions, pas de voiture ! Ce sont des images qu’on peut écrire parce que, en effet, quand tout d’un coup elles se reproduisent sous vos yeux, vous les filmez. Un camion qui passe avec ce gosse qui lutte, qui en même temps lève la tête pourvoir si le camionneur est quelqu’un qu’il connaît, cela raconte beaucoup plus que la simple situation dont je parle. On cherchait à filmer des choses qui racontent plus que ce quelles filment. Des images qui augmentent. Des images qui augmentent la réalité nue.
Est-ce possible de mettre sur le papier ces « images qui augmentent » ?
J.-P.D. Très souvent, les chemins que l’on conçoit à l’écriture ne sont pas ceux que l’on suit au tournage. La réalité est là pour vous emmener ailleurs et bien mieux que ce qu’on aurait pu imaginer. Au montage, on réalise que les chemins pris sont ceux que l’on avait suivis à notre insu, parce qu’on était extrêmement présents à ce qu’on faisait. Comme cela, on n’est pas dans la réflexion sur ce qu’on est en train de faire. Il faut douter de tout. On est rarement content de ce que l’on fait. On ne peut pas être content, parce que la responsabilité est grande. On essaie de filmer des situations qui puissent atteindre l’universel, où chacun puisse se reconnaître.
A.S. Je pense que, d’une certaine façon, on sent cela dans ce qu’on a écrit. On savait qu’il ne s’agissait pas de filmer des enfants abandonnés dans une station-service. C’était surtout montrer comment la transmission se donne, dans la relation que les enfants ont avec d’autres personnes. D’où l’importance, par exemple, de la scène de la vache pour nous.
J.-P.D. Moi qui suis fils de paysan, je sais très bien l’importance de l’animal, en particulier pour des gens très pauvres. C’est leur seul moyen de troc. Perdre un animal, c’est une fois de plus être accablé par le sort d’une manière épouvantable. Vous perdez une vache, vous perdez énormément. Il y a l’idée de la mort, le bébé, les enfants. Cette scène a en soi beaucoup de choses magnifiques, qu’on n’a pas cherchées, qui sont données. C’est le miracle du documentaire. On vous donne le droit. Vous êtes présents à des moments fabuleux, grandioses. Dans cette scène, il se passe ces choses qu’on cherche dans le documentaire, auxquelles on est à l’affût.
Comment mettre en valeur ces personnes sans tomber dans le piège de l’idéalisation ?
J.-P.D. Mettre en valeur les gens, ça ne veut pas dire seulement donner d’eux une image belle et pleine de grandeur. Rimer dans le trajet quotidien, arriver à filmer des choses impures, qui vont contre, c’est souvent plus compliqué. C’est à nous de les chercher, d’y être attentifs, pour dévoiler les contradictions. Il y en a dans le film. La mère par exemple est un personnage impur, asymétrique. Elle engueule ses enfants, les frappent. Pour moi, c’est un beau personnage, mais qui en général est moins bien reçu. Justement parce qu’un pauvre ne devrait pas être dans cette image-là. En réalité, elle éduque ses enfants bien mieux que nous ne le ferions car elle sait très bien la vie brutale à laquelle ils vont être confrontés, et il faut qu’elle les prépare à cette vie brutale. Ces enfants, ils ont beau être miséreux, ils sont éduqués. Mais on a quand même du mal, et nous sommes très loin d’avoir réussi à filmer la violence de ce que ces gamins ou ces gens-là encaissent.
Ce qui est remarquable, c’est la façon dont vos personnages par viennent à exprimer et a articuler leur propre existence…
J.-P.D. Un certain nombre de spectateurs mettent en doute la parole des enfants. Comment des gosses peuvent-ils parler comme ça ? Comment un gosse peut dire :
« II faut partir pour savoir qui on est. » Est-ce qu’on leur a soufflé les mots ? Ce n’est absolument pas le cas. Bien entendu, ces mots ne sont pas nés comme ça à la première rencontre. il a fallu vivre avec les gosses des moments difficiles. Il fallait les contraindre à s’arrêter un peu pour qu’ils puissent regarder leurs vies. Ces gosses ont besoin de se connaître, de se confronter. Jamais personne ne leur accorde le moindre intérêt. Nous leur avons permis de sortir un certain nombre de choses.
Écrire sa propre histoire
Documentaires indépendants aux États-Unis
Sylvie Thouard
Dans leur grande majorité, les documentaires nord-américains traitant de questions de société s’exportent mal. C’est qu’ils proposent des références spécifiques mal comprises à l’étranger, et un certain nombre d’entre eux, s’adressant délibérément à des publics restreints, s’autorisent des libertés politiques et esthétiques qui engendrent des formats hétérogènes. Une telle « indépendance » suppose, en amont du tournage, une quête de subventions passant par l’écriture de nombreux projets.
Un modèle de financement s’est imposé : celui d’agences multiples, de fondations privées aux orientations politiques diverses, d’une pluralité de sponsors. Au milieu des années 60 sont instaurées des agences d’Etat pour soutenir les arts et les humanités, ainsi qu’une télévision publique jusqu’alors quasi inexistante ; il s’agit d’encourager des formes d expression non trouvables sur les supports commerciaux, et, en cette période qui fait suite aux années sombres du maccarthysme, de laisser enfin s’exprimer des voix longtemps étouffées. Il faut que les arts se développent à côté de l’économie de marché, mais il ne s’agit pas non plus pour l’Etat de contrôler les productions culturelles à but non lucratif. L’enjeu est particulièrement perceptible lors de l’instauration d’une télévision publique nationale : à côté d’un organisme central créé en 1967 (CPB) est bientôt mis en place un système décentralisé (PBS). Une multitude de fondations fleurissent grâce à une politique de défiscalisation, et leur pouvoir dans la vie culturelle nord-américaine est aujourd’hui encore considérable.
C’est dire que les documentalistes nord-américains doivent savoir s orienter dans un paysage foisonnant et fluctuant. Dans les écritures (le pluriel ici s’impose) de projets, l’important est de bien faire comprendre à son lecteur que le film s’inscrit dans l’orientation définie par l’organisme sollicite. Beaucoup de cinéastes indépendants doivent s’improviser fundraisers. Leur note d’intention doit définir le sujet, les acteurs sociaux « documentés », le problème soulevé, la démarche filmique proposée, et doit être accompagnée d’un programme de distribution, avec ou sans télévisions. En effet, les documentaristes indépendants s’appuient sur un vaste réseau non commercial (éducatif, associatif, voire militant) et revendiquent volontiers leur relation aux publics anticipés. L’écriture préalable au tournage demeure un exercice obligatoire — dont tout le monde se méfie un peu. Les projets sont accompagnés d’une dizaine de minutes filmées (échantillons du film à venir ou, à défaut, montage d’extraits de films déjà réalisés). Obligation de rédactions multiples, méfiance de l’écrit, le paradoxe s’explique en partie par la dimension rhétorique imposée à la rédaction des projets.
Il s’explique encore par l’héritage du cinéma direct, avant tout attentif au document filmé. Intimement lié en ses débuts au modèle politique d’une culture pluraliste et ouverte, encouragée dans les années 60, le cinéma direct nord-américain est aussi la recherche d’une démarche proprement télévisuelle (menée sous l’égide de Robert Drew pour Time Inc. et ABC), et précurseur du reportage. Son influence est historiquement liée au rejet d’une prise de position politique explicite : celle des documentaires propagandistes anticommunistes, largement diffusés dans les années 50. Contre ces films à la voix narratrice impérieuse qui dicte l’interprétation des images, des cinéastes proposent des documents filmés à observer et à interpréter sans mode d’emploi.
La télévision a su s’emparer de cette approche observatrice pour revendiquer une neutralité journalistique (et pour proposer, dès 1973, une série voyeuse de la vie quotidienne, An American Family, annonciatrice de la télé-réalité).
Des héritiers (héritières) du cinéma expérimental questionnent la suprématie du document filmé « en direct ». La manifestation filmique d’un travail écrit est à la fois rejet d’une démarche d’observation en apparence neutre et trace d’une réflexion partagée avec le spectateur. Les uns l’inscrivent en toutes lettres à l’écran, les autres le marquent par « l’artificialité » d’une diction lisant, récitant, jouant un texte (par opposition à « l’authenticité » de la parole enregistrée lors du tournage). Su Friedrich propose, sous forme de dialogue, une biographie de sa mère qui a fui l’Allemagne nazie, inscrivant ses questions et remarques directement sur la pellicule en lettres blanches tremblotantes (The Ties That Bind, 1984). Plus tard, elle structure par les lettres de l’alphabet révocation de sa douloureuse relation à son père : la construction fragmentaire de Sink or Swim (1990), en vignettes présentées de Z à A, laisse à cette investigation autobiographique de nombreux intervalles ouverts à l’imaginaire du spectateur. Jill Godmilow, dans Far from Poland (1984), scénarise et joue sa vie de documentariste qui explore le mouvement Solidarité en Pologne. Travaillant depuis New York et manquant de documents, elle reconstitue certains événements transmis par la presse écrite et ceux qui marquent sa propre démarche, tel le récit ironique, sur fond noir, d’un rêve de rencontre avec Fidel Castro. Marlon Riggs bouleverse le documentaire nord-américain en mettant en scène la récitation collective de poèmes sur la vie (et trop souvent la mort due au sida) des gays noirs américains (Tangues Untied, 1989). Le scénario retrace la biographie exemplaire (elle n’est donc qu’en partie celle du réalisateur) d’un homme noir et gay, objet de discrimination, et qui passe du silence à la prise de parole publique. Le film est maintenant scénarise, mis en scène et joué par des acteurs sociaux traditionnellement « documentés ».
Le documentariste part de son identité de victime sociale pour proposer un scénario d’activisme. La question « Qui fait un film, pour qui ? » vient au premier plan. Destiné au public restreint des clubs gays, Tangues Untied suscite lors de sa diffusion télévisuelle des questionnements à l’échelle nationale.
A l’effacement du documentariste, qui caractérise les films des années 1960 – 1970, répondent ensuite des scénarios intégrant un réalisateur dont la quête personnelle est soutenue par un projet politique au sens large. Et plusieurs faux documentaires, des mockumentaries, questionnent, en les créant, l’absence de documents filmés (par exemple The Watermelon Woman, 1996, œuvre collective de femmes noires). Seul le générique révèle la supercherie, et sa dimension politique : « On doit parfois créer sa propre histoire ; ce film est une fiction. »
Les approches documentaires ne peuvent être dissociées ni de l’histoire du genre ni de leur contexte d’apparition. Aujourd’hui, après la grande fracture du « cinéma direct », le commentaire en voix off est bel et bien revenu, et les textes à l’écran sont nombreux (comme sur CNN). Longtemps bannies, ces figures stylistiques ne remettent pas en cause la position d’observateur que favorisent les documentaires américains qui connaissent un succès international. Michael Moore, Ross Mc Elwee délivrent leurs commentaires avec humour et invitent tout spectateur à partager les affres de la mise en film. L’autobiographie d’une vie hors norme proposée par Jonathan Caouette dans Tarnation (2004) apparaît, écrite à l’écran, aussi spontanée qu’un échange sur Internet. Là encore, un spectateur observateur est invité au montage. Et la possibilité d’un scénario précédant le tournage esquivée. Pour autant, le champ des indépendants nord-américains n’est pas homogène. Les recherches d’écritures documentaires poursuivent des voies diverses, liées à leurs publics
Le scénario à La rescousse du documentaire animalier
Pascal Binétruy
Le documentaire animalier a connu une véritable efflorescence au cours des années 90 grâce à la demande télévisuelle, celle de Canal+ surtout, qui souhaitait développer cette production pour alimenter ses programmes familiaux. Depuis, le soufflé est un peu retombé, et les succès récents, qu’ils soient français (Microcosmes, La Marche de l’empereur) ou anglo-saxons (La Planète bleue. Un jour sur Terre, Les Ailes pourpres), masquent une crise qui affecte sensiblement ce petit monde et dont les mutations sont déjà perceptibles. Et elles ne surviennent pas toujours là où on les attend. Les Anglais, en particulier les opérateurs de la BBC, ont porté au plus haut degré la qualité de la prise de vue dans les milieux hostiles (l’océan, les pôles, les forêts sempervirentes) et la recherche de scènes inédites et spectaculaires. Mais, en dépit de ces prouesses, leurs films sont voués à la répétition, pour autant qu’ils perpétuent le modèle sur lequel ils sont conçus, car le projet esthétique qui les soutient reste assez vain. Ce sont des films de stock-shots, tournés par différentes équipes pendant plusieurs années, dans lesquels piochent les monteurs pour bâtir un sujet dont la cohérence narrative se limite à l’exploration très sommaire d’un biotope.
Actuellement, la mutation porte moins sur le montage que sur la scénarisation qui divise la profession. Les films produits par Jacques Perrin avaient déjà amorcé ce changement. La nouveauté de Microcosmos (Claude Nuridsany et Marie Pérennou) reposait sur un dispositif inédit (le parti pris du grossissement systématique) conjugué à la scénarisation d’un biotope (une prairie arborée). Jacques Perrin et ses coréalisateurs, Michel Débats et Jacques Cluzaud, sont allés encore plus loin avec Le Peuple migrateur en utilisant des oies cendrées et des bernaches apprivoisées, habituées à voler en compagnie d’un ULM. Le survol de paysages naturels facilement identifiables et de lieux urbains iconiques (la Seine et les ponts de Paris, la baie de New York) illustre les routes migratoires suivies par ces espèces en servant de fil conducteur au récit. La préparation du film relevait à la fois du respect d’un cahier des charges très lourd et du découpage précis sur la base d’un storybord. L’organisation générale du film, agencé en séquences destinées à donner le point de vue de l’oiseau, nécessitait une scénarisation. Elle est explicite dans plusieurs séquences. Par exemple lors de la libération par un enfant d’une oie cendrée empêtrée dans un filet. Cette scénarisation a d’ailleurs été contestée par les aficionados au nom d’une falsification du réel.
Au même moment, Luc Jacquet et François Royet estimaient eux aussi que le genre devait impérativement évoluer, par le biais d’une scénarisation du récit. « Je me souviens avoir installé une caméra dans une falaise, avec mon coéquipier, raconte François Royet, pour suivre révolution d’un nid de faucons. La caméra était commandée à distance et on tournait quelques heures par jour.
La narration se limitait à montrer ce qui se passait à l’intérieur du nid. Au bout de quelques mois j’avais l’impression de faire de la vidéosurveillance dans un parking [[François Royet a collaboré au film de Luc Jacquet, Le Renard et l’Enfant, en tant que chef opérateur. Il participe actuellement à l’écriture de son nouveau film. Extrait d’un entretien inédit avec l’auteur.]]. » L’un et l’autre ont cherché de nouvelles voies, comme Font prouvé leurs travaux ultérieurs. Luc Jacquet n’a pas eu besoin de concevoir un scénario élaboré pour réaliser La Marche de l’empereur, le projet pouvant être résumé en quelques phrases. Il suffisait de raconter la migration annuelle du manchot au moment de sa reproduction et de la filmer en passant un an en Antarctique. De son côté, François Royet (secondé par Jérôme Bouvier) a réalisé pour la télévision[[Réalisé pour Canal+, le DVD est disponible chez Aster (Grenoble).]] Vie sauvage dans les roseaux, en écrivant d’abord le scénario après avoir procédé à l’inventaire des mœurs de la faune sauvage qui peuple une roselière. Le râle d’eau qui sert de sentinelle, les crapauds pour qui les zones humides constituent un lieu d’accouplement, le coucou phagocytant le nid de la rousserole, autant d’espèces devenues pour la circonstance des personnages dont les habitudes ont été scénarisées, avant de rechercher sur le terrain, en mettant parfois à contribution les CPIE[[Centres permanents d’initiatives pour l’environnement. Les CPIE forment un réseau qui couvre tout le territoire national.]], les scènes correspondantes. Au lieu de ressasser des évidences, comme dans la plupart des documentaires traditionnels, la démarche consistait à typer les animaux pour en faire des personnages en fonction de leur caractère et du rôle qu’ils jouent dans l’écosystème. « II est plus économique et beaucoup plus excitant pour l’esprit de commencer par une phase d écriture (trois semaines en l’occurrence pour Vie sauvage…) plutôt que d’aller tourner au petit bonheur, poursuit François Royet. On a un scénario d’une vingtaine de pages pour lequel on se donne les moyens de rechercher sur le terrain les scènes écrites au préalable. Alors qu’il arrive parfois, en tournant au hasard, qu’on ne ramène aucune image malgré des semaines d’affût. »
Cette nouvelle approche engendre nécessairement d’autres façons de travailler en autorisant la multiplication des lieux de tournage. Ainsi cinq ou six roselières différentes fusionnent à l’écran pour n’en former qu’une. Dans ce cas, la règle primordiale consiste simplement à respecter l’écosystème représenté. Il devient donc impératif d’enregistrer toute la gamine des attitudes propres à l’espèce considérée dans la perspective d’un montage qui privilégie les raccords de regards, comme dans une scène classique. Alors que dans la plupart des documentaires animaliers la narration se limite à la seule satisfaction d’un désir de voir dont la finalité oscille entre le divertissement et la pédagogie, trop peu s’interrogent pleinement sur leur propre forme. Ce sont pourtant les plus intéressants. Mais ils parviennent rarement à faire ressentir une certaine dimension de l’imaginaire telle que le spectateur pourrait l’éprouver si on le plongeait dans des milieux naturels qui ont leur propre visibilité et leur propre sonorité.
Au cours des dernières années, les dispositifs imaginés pour rendre compte de la diversité de la vie ont infléchi notre rapport à l’homme et à l’animal, comme si notre lien à la communauté du vivant devait être repensé. Sans doute cela passe-t-il par une réflexion sur les images mettant en scène l’animal. En ce sens, Microcosmos, le peuple de l’herbe constitue la meilleure réponse à Jurassic Park. La progression laborieuse d’un orycte, ce scarabée brun aux allures de rhinocéros, à travers une forêt de brins d’herbe, nous rappelle que le monde primitif, dans son inquiétante étrangeté, n’a pas disparu. Il a seulement changé d’échelle. Cette réflexion sur le vivant est en connexion directe avec l’imaginaire des cinéastes contemporains. À commencer par celui de David Lynch. Lui aussi se plaît à juxtaposer des univers distincts, aux liens extrêmement ténus, qui coexistent dans l’ignorance les uns des autres. Grâce aux nouveaux avatars du documentaire animalier, les insectes dévorants de Blue Velvet et les cerfs étrangement décimés d’Une histoire vraie acquièrent un nouveau statut.