Plaisir visuel et cinéma narratif, par Laura Mulvey

L’origine et la nature du plaisir pris par le spectateur au cinéma, ainsi que la manière dont la figure féminine, dans les films narratifs "classiques", est construite pour satisfaire les pulsions voyeuristes du spectateur.

Publié en 1975 dans le n° 16 de la revue bri­tan­nique Screen, “Visual plea­sure and nar­ra­tive cine­ma” est consi­dé­ré comme un article fon­da­teur des études fémi­nistes du ciné­ma. Lar­ge­ment com­men­té (Carol J. Clo­ver, Tania Modles­ki,…), et amen­dé par Lau­ra Mul­vey elle-même (dans “After­thoughts…”), il a été l’un des pre­miers à ana­ly­ser la manière dont la forme des films était struc­tu­rée par l’inconscient de la socié­té patriar­cale. Dans cette pre­mière par­tie, Lau­ra Mul­vey, s’appuyant sur les tra­vaux de Freud et Lacan, défi­nit l’origine et la nature du plai­sir pris par le spec­ta­teur au ciné­ma, ain­si que la manière dont la figure fémi­nine, dans les films nar­ra­tifs “clas­siques”, est construite pour satis­faire les pul­sions voyeu­ristes du spec­ta­teur. Cet article n’avait, à notre connais­sance, connu qu’une tra­duc­tion par­tielle en fran­çais, dans le n° 57 de la revue Ciné­mac­tion (sous la direc­tion de Ginette Vin­cen­deau et Béré­nice Rey­naud, Vingt ans de théo­ries fémi­nistes sur le ciné­ma, 1993). Le site Debor­de­ments en a publié la tra­duc­tion intégrale…

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I] INTRODUCTION

A) Un usage poli­tique de la psychanalyse

Cet article entend faire usage de la psy­cha­na­lyse pour démon­trer com­ment et jusqu’où la fas­ci­na­tion pour les films peut être ren­for­cée par des modèles pré-exis­tants de fas­ci­na­tion déjà à l’œuvre à l’intérieur même du sujet, ain­si que par cer­tains modèles sociaux [social for­ma­tions]. Com­men­çons par le fait que le film reflète, révèle et joue même avec l’interprétation com­mune et socia­le­ment éta­blie de la dif­fé­rence sexuelle, qui contrôle les images, l’érotisation du regard [ero­tic ways of loo­king] et le spec­tacle. Il est utile de se rap­pe­ler ce que le ciné­ma fut, com­ment sa magie a pu opé­rer, en même temps que l’on s’efforcera d’élaborer une théo­rie qui défie ce ciné­ma du pas­sé. La théo­rie psy­cha­na­ly­tique est donc tout à fait appro­priée ici en tant qu’arme poli­tique, per­met­tant de démon­trer la façon dont la socié­té patriar­cale a struc­tu­ré la forme du film de cinéma.

Le para­doxe du phal­lo­cen­trisme dans toutes ses mani­fes­ta­tions est qu’il dépend de l’image de la femme cas­trée pour don­ner ordre et sens à son monde. La repré­sen­ta­tion com­mu­né­ment admise de la femme fait d’elle la cible des attaques du sys­tème : son absence de pénis fait du phal­lus une pré­sence sym­bo­lique, c’est son désir de com­pen­ser le manque que signi­fie le phal­lus. L’article récent dans Screen évo­quant la psy­cha­na­lyse et le ciné­ma n’a pas suf­fi­sam­ment poin­té l’importance de la repré­sen­ta­tion de la forme fémi­nine [female form] dans l’ordre sym­bo­lique, dans lequel il ne signi­fie, en der­nier res­sort, rien d’autre que la cas­tra­tion. Pour résu­mer briè­ve­ment : la fonc­tion de la femme dans l’élaboration de l’inconscient patriar­cal a deux objets : elle sym­bo­lise d’abord la peur de la cas­tra­tion par son absence réelle de pénis, ce qui, par là même, l’amène à éle­ver son enfant confor­mé­ment à cette sym­bo­lique. Cette fonc­tion rem­plie, elle n’en a plus d’autre, elle n’a plus de fonc­tion dans le monde des lois et du lan­gage sauf en tant que sou­ve­nir, qui oscille entre le sou­ve­nir de l’accomplissement mater­nel [mater­nal ple­ni­tude] et le sou­ve­nir du manque. Les deux se basent sur la nature (ou sur l’anatomie selon la célèbre phrase de Freud). Le désir de la femme est assu­jet­ti à son image de por­teuse de la bles­sure, elle ne peut exis­ter qu’en rela­tion à la cas­tra­tion sans pou­voir la trans­cen­der. Elle trans­forme son enfant en signi­fiant de son propre désir de pos­sé­der un pénis (la seule condi­tion, pense-t-elle, qui lui per­met­trait d’entrer dans l’ordre sym­bo­lique). Soit elle doit se sou­mettre de bonne grâce à l’ordre du monde, le Nom du Père et de la Loi, soit se battre pour gar­der son enfant ne serait-ce que dans la pénombre de l’imaginaire. La femme se posi­tionne dans la culture patriar­cale comme un signi­fiant pour le mâle, liée par un ordre sym­bo­lique dans lequel l’homme peut don­ner libre cours à ses phan­tasmes et obses­sions à tra­vers le lan­gage, en les impo­sant à l’image silen­cieuse de la femme encore et tou­jours enfer­rée dans sa place de por­teuse de sens, et non de créa­trice de sens.

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Cette ana­lyse revêt un inté­rêt évident pour les fémi­nistes, une forme de beau­té dans sa res­ti­tu­tion de l’expérience de la frus­tra­tion dans l’ordre phal­lo­cen­trique. Cela nous per­met d’approcher les racines de notre oppres­sion, cela nous amène au nœud du pro­blème et nous confronte au défi ultime : com­ment com­battre l’inconscient consti­tué de façon déci­sive à l’arrivée même du lan­gage, tout en étant sou­mis au lan­gage du patriar­cat. Il nous est impos­sible de pro­duire une alter­na­tive venant de nulle part, mais nous pou­vons com­men­cer à ins­ti­tuer une rup­ture en ana­ly­sant le patriar­cat avec les outils qu’il four­nit, par­mi les­quels la psy­cha­na­lyse qui, si elle n’est pas le seul, n’en demeure pas moins un des plus impor­tants. Il reste d’importants pro­blèmes non réso­lus de l’inconscient fémi­nin, qui sont à peine per­ti­nents dans la théo­rie phal­lo­cen­trique : la sexua­li­sa­tion de la petite fille et son lien au sym­bo­lique, la femme ne sou­hai­tant pas deve­nir mère, la mater­ni­té en dehors de la signi­fi­ca­tion du phal­lus, le vagin. Mais, mal­gré tout, la théo­rie psy­cha­na­ly­tique peut au moins faire avan­cer notre com­pré­hen­sion du sta­tu quo, de l’ordre patriar­cal dans lequel nous sommes enfermées.

B. La des­truc­tion du plai­sir comme arme radicale

En tant que repré­sen­ta­tion avan­cée du sys­tème, le ciné­ma pose la ques­tion de la façon dont l’inconscient (mode­lé par l’ordre domi­nant) struc­ture les façons de voir et le plai­sir de voir. Le ciné­ma a chan­gé depuis les der­nières décen­nies. Ce n’est plus le sys­tème mono­li­thique basé sur un grand inves­tis­se­ment d’argent sym­bo­li­sé par le Hol­ly­wood des années 30, 40 et 50. Les avan­cées tech­no­lo­giques (16 mm, etc) ont trans­for­mé les condi­tions éco­no­miques de la pro­duc­tion ciné­ma­to­gra­phique, qui peut désor­mais être arti­sa­nale ou capi­ta­liste. De ce fait, un ciné­ma alter­na­tif a pu se déve­lop­per. Peu importe la façon dont Hol­ly­wood a pu se mon­trer conscient et iro­nique, il s’est tou­jours res­treint à n’être qu’une mise en scène for­melle, reflet du concept idéo­lo­gique domi­nant du ciné­ma. Le ciné­ma alter­na­tif four­nit un espace pour un ciné­ma à naître, qui est radi­cal à la fois sur le plan poli­tique et esthé­tique, et qui défie les sup­po­si­tions des films grand-public. Ce n’est pas pour reje­ter ces der­niers sur le plan moral mais pour mettre en lumière le fait que dans leurs pré­oc­cu­pa­tions for­melles, ils reflètent les obses­sions psy­cho­lo­giques de la socié­té qui les ont pro­duits, et même, pour mettre en évi­dence que le ciné­ma alter­na­tif doit com­men­cer spé­ci­fi­que­ment par réagir contre ces obses­sions et sup­po­si­tions. Une avant-garde poli­tique et esthé­tique est désor­mais pos­sible, mais ne peut plus exis­ter uni­que­ment comme contrepoint.

La magie du style hol­ly­woo­dien à son meilleur (et du ciné­ma tom­bant sous sa sphère d’influence) a sur­gi, pour une part impor­tante, de ses mani­pu­la­tions habiles et plai­santes du plai­sir visuel. Sans concur­rent, les films grand public ont codé l’érotisme selon le lan­gage de l’ordre patriar­cal domi­nant. Dans le ciné­ma hau­te­ment déve­lop­pé d’Hollywood, c’était seule­ment à tra­vers ces codes que le sujet alié­né, écar­te­lé dans son ima­gi­naire par un sen­ti­ment de perte, par la ter­reur fan­tas­ma­tique d’un éven­tuel manque, pou­vait obte­nir un peu de satis­fac­tion : à tra­vers la beau­té for­melle de ce ciné­ma et sa façon de jouer avec ses propres obses­sions formatrices.

Cet article trai­te­ra de l’entrelacement [inter­wea­ving] de ce plai­sir éro­tique dans le film, de son sens, et en par­ti­cu­lier de la place cen­trale de l’image de la femme. On dit sou­vent qu’analyser le plai­sir ou la beau­té, les détruisent. C’est le but de cet article. La satis­fac­tion et le ren­for­ce­ment de l’ego qui repré­sentent le pro­pos essen­tiel de l’histoire du ciné­ma doivent être atta­qués. Non pas pour recons­truire un nou­veau plai­sir, qui ne peut pas exis­ter de façon abs­traite, ni pour un déplai­sir intel­lec­tua­li­sé, mais pour faire place à une néga­tion totale du confort et de la plé­ni­tude de la nar­ra­tion du film de fic­tion nar­ra­tive. L’alternative est le fris­son qui par­court le corps quand on laisse le pas­sé der­rière soi sans le reje­ter, en trans­cen­dant des formes dépas­sées ou oppres­santes, ou en osant rompre avec les attentes nor­males et confor­tables dans le but de conce­voir un nou­veau lan­gage du désir.

II. Le plaisir de regarder / la fascination pour la forme humaine

A. Le ciné­ma offre un cer­tain nombre de plai­sirs pos­sibles. L’un d’eux est la sco­po­phi­lie . Il existe des cir­cons­tances dans les­quelles le fait de regar­der est en lui-même une source de plai­sir, tout comme à l’inverse, il y a un plai­sir à être vu. A l’origine, dans ses Trois essais sur la sexua­li­té, Freud a fait de la sco­po­phi­lie une des pulsions[[Mulvey ne fait pas de dis­tinc­tion entre “ins­tinct” et “pul­sion”, dis­tinc­tion qui existe cepen­dant chez Freud, entre “Ins­tinkt” et “Trieb”. Nous avons déci­dé de pri­vi­lé­gier le terme de “pul­sion”.]] consti­tu­tives de la sexua­li­té qui se mani­festent comme émo­tion de façon tout à fait indé­pen­dante des zones éro­gènes. Il a défi­ni la sco­po­phi­lie comme le fait de s’emparer des indi­vi­dus comme objets de plai­sir, et de les sou­mettre à un regard scru­ta­teur et contrô­lant. Ses prin­ci­paux exemples concernent le voyeu­risme des enfants, leur désir de voir et de s’approcher du pri­vé et de l’interdit (leur curio­si­té sur les par­ties intimes des autres enfants, sur la pré­sence ou l’absence de pénis et, rétros­pec­ti­ve­ment, sur la scène pri­mi­tive). Dans cette ana­lyse, la sco­po­phi­lie est essen­tiel­le­ment active. (Plus tard, dans Pul­sions et des­tins des pul­sions, Freud appro­fon­di­ra cette théo­rie de la sco­po­phi­lie, la reliant à l’auto-érotisme pré-géni­tal, selon lequel le plai­sir du regard est trans­fé­ré à un autre indi­vi­du par ana­lo­gie. Il y a une proxi­mi­té ici entre la pul­sion [ins­tinct] et son déve­lop­pe­ment dans une forme nar­cis­sique). Bien que la pul­sion soit modi­fiée par d’autres fac­teurs, en par­ti­cu­lier la construc­tion de l’ego, elle conti­nue à exis­ter comme fon­de­ment éro­tique, lorsque l’individu s’empare d’autrui comme objet de plai­sir. A l’extrême cela peut se trans­for­mer en per­ver­sion, don­nant nais­sance à des voyeurs obses­sion­nels, dont la satis­fac­tion sexuelle ne peut venir que de l’observation, de l’objectivation et du contrôle d’autrui.

Au pre­mier regard, le ciné­ma sem­ble­rait éloi­gné du monde incon­nu de l’observation clan­des­tine d’une vic­time non consciente et sans volon­té (unk­no­wing and unwilling) Car ce qui est vu à l’écran est volon­tai­re­ment mon­tré. Mais la masse de films grand public, et les conven­tions à l’intérieur des­quelles ils ont consciem­ment évo­lué, des­sine un monde her­mé­tique et inamo­vible, se défi­lant de façon magique, indif­fé­rent à la pré­sence du public, repro­dui­sant un sen­ti­ment de sépa­ra­tion et jouant avec leurs fan­tasmes de voyeurs. De plus, l’extrême contraste entre l’obscurité de la salle (qui isole aus­si les spec­ta­teurs les uns des autres) et la lumi­no­si­té des formes et des lumières se mou­vant sur l’écran contri­buent à don­ner l’illusion d’une sépa­ra­tion per­met­tant le voyeurisme.

Bien que le film soit mon­tré pour être vu, les condi­tions de pro­jec­tion et les usages nar­ra­tifs donnent au spec­ta­teur l’illusion d’observer un monde pri­vé. Par­mi d’autres choses, la place du spec­ta­teur au ciné­ma réprime de manière fla­grante ses ten­dances exhi­bi­tion­nistes et lui per­met de pro­je­ter leur son désir refou­lé sur les acteurs.

B. Le ciné­ma satis­fait le désir pri­mor­dial d’un spec­tacle pro­cu­rant du plai­sir mais il va aus­si plus loin, en déve­lop­pant la sco­po­phi­lie dans son aspect nar­cis­sique. Les usages des films grand-public attirent l’attention sur la forme humaine. Les échelles de plans, l’espace et les his­toires sont toutes cen­trées sur l’homme, l’être humain. Ici, la curio­si­té et le désir de voir s’entremêlent avec la fas­ci­na­tion pour la res­sem­blance et l’identification : le visage humain, son corps, la rela­tion entre l’être humain et son milieu, la pré­sence visible du per­son­nage dans le monde. Jacques Lacan a sou­li­gné à quel point le moment où l’enfant se recon­naît dans le miroir est cru­cial pour la consti­tu­tion de l’ego. Plu­sieurs aspects de cette ana­lyse sont ici tout à fait per­ti­nents. Le stade du miroir sur­vient lorsque les ambi­tions phy­siques de l’enfant dépassent ses capa­ci­tés motrices, et pro­curent à l’enfant une joie de recon­naître son reflet en ima­gi­nant que l’image de son uni­té cor­po­relle est plus com­plète et plus par­faite que ce qu’il expé­ri­mente de son propre corps. La recon­nais­sance se trouve ain­si recou­verte par une mécon­nais­sance (ou recon­nais­sance illu­soire) : l’image recon­nue est per­çue comme le corps réflé­chi du soi mais la mécon­nais­sance qui en fait quelque chose de supé­rieur pro­jette ce corps hors de lui-même comme un je-idéal : le sujet alié­né qui, intro­jec­té en tant que je-idéal, don­ne­ra nais­sance par la suite à l’identification aux autres (iden­ti­fi­ca­tion secon­daire). Chez l’enfant, ce stade du miroir pré­cède l’acquisition du langage.

Le point impor­tant de cet article réside dans le fait que c’est de l’image que se forme la matrice de l’imaginaire, de la recon­nais­sance / non-recon­nais­sance et de l’identification, et de là, la pre­mière ébauche du « je », de la sub­jec­ti­vi­té. C’est le moment où une fas­ci­na­tion ancienne pour l’observation (du visage de la mère par exemple) se heurte aux pré­mices de la conscience de soi. C’est de là que naît la longue rela­tion amour/haine entre l’image et l’image de soi, qui s’est expri­mée si inten­sé­ment dans les films et qui a trou­vé une si enthou­siaste recon­nais­sance du public. Mis à part quelques vagues res­sem­blances entre l’écran et le miroir (le cadrage [the fra­ming] de l’homme dans son envi­ron­ne­ment, par exemple), le ciné­ma engendre des phé­no­mènes de fas­ci­na­tion assez forts pour pro­vo­quer tem­po­rai­re­ment une perte du moi en même temps qu’un ren­for­ce­ment de l’ego. Le fait d’oublier un monde que le moi a fina­le­ment réus­si à per­ce­voir (j’oublie qui je suis et où j’étais / d’où je viens) ren­voie à ce stade pré-sub­jec­tif de recon­nais­sance de l’image de soi. En même temps, le ciné­ma s’est dis­tin­gué en pro­dui­sant des « moi » idéaux, s’exprimant de façon pri­vi­lé­giée avec/dans le star sys­tème, les stars occu­pant à la fois l’écran et l’histoire et expri­mant en même temps un pro­ces­sus de res­sem­blance et de dif­fé­rence (ce qui est gla­mour se fai­sant pas­ser pour étant ordinaire).

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C Les para­graphes pré­cé­dents ont révé­lé deux aspects contra­dic­toires du plai­sir de voir/regarder dans une situa­tion ciné­ma­to­gra­phique conven­tion­nelle. Le pre­mier, sco­po­phi­lique, pro­vient du plai­sir de se ser­vir, par le regard, d’une autre per­sonne comme objet sexuel. Le deuxième, déve­lop­pé à tra­vers le nar­cis­sisme et la consti­tu­tion du « je », vient de l’identification à l’image vue. En effet, en termes fil­miques, l’un implique une sépa­ra­tion de l’identité éro­tique du sujet d’avec l’objet à l’écran (sco­po­phi­lie active), l’autre requiert une iden­ti­fi­ca­tion du sujet avec l’objet à l’écran à tra­vers la fas­ci­na­tion qu’éprouve le spec­ta­teur pour son sem­blable qu’il recon­naît. Le pre­mier aspect est une fonc­tion des pul­sions sexuelles, le second de la libi­do du « moi ». Pour Freud, cette dicho­to­mie était cru­ciale. Bien qu’il ait consi­dé­ré que les deux aspects inter­agissent et se recouvrent, la ten­sion entre les pul­sions ins­tinc­tives et l’auto-conservation conti­nuent à créer une pola­ri­sa­tion dra­ma­tique en termes de plai­sir. Les deux sont des struc­tures for­ma­tives, des méca­nismes sans signi­fi­ca­tion. Ils n’ont pas de sens en eux-mêmes, il faut leur adjoindre une signi­fi­ca­tion. Les deux pour­suivent des buts dans l’indifférence à la réa­li­té per­cep­tive, créant l’idée ima­gée et éro­tique du monde qui forme la per­cep­tion du sujet et crée une paro­die de la réa­li­té empirique.

Tout au long de son his­toire, le ciné­ma semble avoir déve­lop­pé une illu­sion de réa­li­té par­ti­cu­lière dans laquelle la contra­dic­tion entre libi­do et ego a trou­vé un monde fan­tas­ma­tique joli­ment com­plé­men­taire. En réa­li­té, ce monde fan­tas­ma­tique de l’écran est sou­mis aux lois qui le pro­duisent. Les pul­sions sexuelles et les pro­ces­sus d’identification ont une signi­fi­ca­tion à l’intérieur même de l’ordre sym­bo­lique qui arti­cule le désir. Le désir, né avec le lan­gage, auto­rise à dépas­ser le pul­sion­nel et l’imaginaire, mais son point de réfé­rence ren­voie conti­nuel­le­ment au moment trau­ma­tique de sa nais­sance : le com­plexe de la cas­tra­tion. Ain­si, plai­sant du point de vue de la forme, le regard peut être mena­çant dans son conte­nu, et c’est la femme en tant que représentation/image qui concré­tise ce paradoxe.


Dans cette seconde par­tie (selon notre décou­page), Lau­ra Mul­vey pour­suit son ana­lyse de la manière dont la figure fémi­nine est construite pour les regards des per­son­nages et des spec­ta­teurs mas­cu­lins, en pre­nant comme exemple quelques cinéastes “clas­siques” (Hit­ch­cock, Von Stern­berg, Hawks, Pre­min­ger). Sont notam­ment déve­lop­pés les rap­ports du corps sexué à l’espace, ain­si que ses fonc­tions dans la narration.

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III. La femme comme image, l’homme comme vecteur du regard

A. Dans un monde construit sur l’inégalité sexuelle, le plai­sir de regar­der a été divi­sé entre l’actif/masculin et le passif/féminin. Le regard déter­mi­nant du mas­cu­lin pro­jette ses fan­tasmes sur la figure fémi­nine, la mode­lant en consé­quence. Dans leurs rôles tra­di­tion­nel­le­ment exhi­bi­tion­nistes, les femmes sont à la fois regar­dées et expo­sées, leur appa­rence étant construite pour pro­vo­quer un fort impact visuel et éro­tique qui en soi est un appel au regard [to-be-look-at-ness]. La femme expo­sée comme objet sexuel est ain­si le motif récur­rent du spec­tacle éro­tique : des pin-ups au strip-tease, de Zieg­feld à Bus­by Ber­ke­ley, elle capte le regard, joue pour lui, et signi­fie le désir mas­cu­lin. Le ciné­ma grand-public a habi­le­ment com­bi­né le spec­tacle et la nar­ra­tion (Notons, cepen­dant, à quel point les numé­ros chan­tés et dan­sés brisent le flux de la dié­gèse). La pré­sence de la femme est donc un élé­ment indis­pen­sable du spec­tacle dans les films nar­ra­tifs clas­siques, et pour­tant son impact visuel tend à empê­cher le bon dérou­le­ment de l’histoire, à geler l’action en moments de contem­pla­tions éro­tiques. Cette pré­sence étran­gère doit en consé­quence être inté­grée à la nar­ra­tion. Comme Budd Boet­ti­cher le remarque : « Ce qui compte, c’est ce que l’héroïne pro­voque, ou plu­tôt ce qu’elle repré­sente. C’est elle, ou plus exac­te­ment l’amour ou la peur qu’elle ins­pire au héros, ou encore ce qu’il res­sent pour elle, qui va le faire agir. En elle-même, la femme n’a pas la moindre impor­tance. » (Une ten­dance récente dans les films nar­ra­tifs a été d’évacuer com­plè­te­ment ce pro­blème ; d’où le déve­lop­pe­ment de ce que Mol­ly Has­kell a appe­lé le « films de potes » [bud­dy movie], dans lequel l’homo-érotisme des figures mas­cu­lines prin­ci­pales peut por­ter l’histoire sans dis­trac­tion). Tra­di­tion­nel­le­ment, le rôle de la femme expo­sée a fonc­tion­né sur deux niveaux : en tant qu’objet éro­tique pour les per­son­nages dans le film et en tant qu’objet éro­tique pour le spec­ta­teur dans la salle, la fluc­tua­tion entre les regards de part et d’autre de l’écran pro­dui­sant une ten­sion. Par exemple, le dis­po­si­tif de la show-girl amène les deux regards à se rejoindre tech­ni­que­ment, sans rup­ture appa­rente de la dié­gèse. Une femme pro­duit une per­for­mance dans la nar­ra­tion, per­met­tant habi­le­ment de com­bi­ner sans rup­ture dans la vrai­sem­blance de l’histoire, le regard du spec­ta­teur et celui des per­son­nages mas­cu­lins. L’espace d’un ins­tant, l’impact sexuel du jeu de la femme entraîne le film dans un no man’s land nar­ra­tif et visuel, hors de son propre espace-temps. Il en va ain­si lors de la pre­mière appa­ri­tion de Mary­lin Mon­roe dans Rivière sans retour [River of no return], ou lors des chan­sons de Lau­ren Bacall dans Le Port de l’angoisse [To Have and have not]. De façon simi­laire, les gros plans conven­tion­nels sur les jambes (Die­trich, par exemple) ou sur le visage (Gar­bo) intègrent à la nar­ra­tion un mode dif­fé­rent d’érotisme. Un frag­ment de corps détruit l’espace de la Renais­sance, l’illusion de pro­fon­deur exi­gée par l’histoire. Cela confère alors à l’image une pla­néi­té, les pro­prié­tés d’une sil­houette ou d’une icône, plu­tôt que les qua­li­tés d’un espace vraisemblable.

B. La divi­sion hété­ro­sexuelle du tra­vail en fonc­tion du modèle actif/passif a contrô­lé de façon simi­laire la struc­ture nar­ra­tive. Selon les prin­cipes de l’idéologie domi­nante et des struc­tures psy­chiques qui la sou­tiennent, la figure mas­cu­line ne peut pas por­ter le far­deau de la réi­fi­ca­tion sexuelle. L’homme est réti­cent à obser­ver l’exhibitionnisme de ses sem­blables. Ce qui explique que la scis­sion entre le spec­tacle et la nar­ra­tion confirme le rôle actif de l’homme dans la pro­gres­sion de l’histoire : il est celui par qui les choses arrivent. L’homme contrôle la dimen­sion fan­tas­ma­tique du film et appa­raît en outre comme le repré­sen­tant du pou­voir : en tant que relais du regard du spec­ta­teur, il fait pas­ser celui-ci der­rière l’écran afin de neu­tra­li­ser la ten­dance à rompre le flux dié­gé­tique de la femme-spec­tacle [woman as spec­tacle]. Ceci est per­mis par les pro­ces­sus mis en place pour struc­tu­rer le film autour d’un per­son­nage prin­ci­pal actif, auquel le spec­ta­teur peut s’identifier. Comme le spec­ta­teur s’identifie au pro­ta­go­niste mas­cu­lin, il pro­jette son regard sur celui de son sem­blable, son sub­sti­tut à l’écran, de sorte que le pou­voir du héros, en ce qu’il contrôle les évè­ne­ments, coïn­cide avec le pou­voir actif du regard éro­tique, les deux offrant la satis­fac­tion du sen­ti­ment d’omnipotence. Ain­si, une star mas­cu­line de ciné­ma n’est pas sédui­sante parce qu’elle est l’objet éro­ti­sé du regard, mais parce qu’elle pos­sède les mêmes carac­té­ris­tiques que l’égo idéa­li­sé, plus par­fait, plus com­plet et plus puis­sant, construit lors du stade du miroir. Le per­son­nage peut agir et contrô­ler les évé­ne­ments mieux que le sujet/spectateur, tout comme le reflet dans le miroir contrô­lait mieux la coor­di­na­tion motrice. A l’opposé de l’icône fémi­nine, la figure du mâle actif (l’ego idéal du pro­ces­sus d’identification) exige un espace tri­di­men­sion­nel cor­res­pon­dant à celui du stade du miroir (évo­qué supra), durant lequel le sujet alié­né inté­rio­rise sa propre repré­sen­ta­tion de cette exis­tence ima­gi­naire. C’est un homme dans un pay­sage. Ici, la fonc­tion du film consiste à repro­duire aus­si pré­ci­sé­ment que pos­sible les condi­tions soi-disant natu­relles de la per­cep­tion. La tech­no­lo­gie de la camé­ra (en par­ti­cu­lier la pro­fon­deur de champ) et les mou­ve­ments de celle-ci (déter­mi­nés par l’action du héros), com­bi­nés à un mon­tage trans­pa­rent (dic­té par l’exigence de réa­lisme), tendent à brouiller les limites spa­tiales de l’écran [screen space]. Le héros est libre de com­man­der la scène [stage], une scène d’illusion spa­tiale dans laquelle il est le point d’articulation du regard et le créa­teur de l’action.

C. 1. Les para­graphes A et B ont expo­sé la ten­sion exis­tant entre un mode de repré­sen­ta­tion de la femme dans les films et les conven­tions s’appliquant à la dié­gèse. Cha­cun est asso­cié à un regard : celui du spec­ta­teur en rela­tion sco­po­phi­lique directe avec la forme fémi­nine, expo­sée pour son plai­sir (et conno­tant les fan­tasmes mas­cu­lins), et celui du spec­ta­teur fas­ci­né par l’image de son sem­blable repla­cée dans un espace d’une natu­ra­li­té illu­soire, à tra­vers laquelle il contrôle et pos­sède la femme depuis l’intérieur de la dié­gèse. (Cette ten­sion et le balan­ce­ment d’un regard à l’autre peut en lui-même faire l’objet d’un article. Ain­si, dans Seuls les anges ont des ailes [Only Angles have wings] et Le Port de l’angoisse, le film s’ouvre sur une femme-objet com­bi­nant le regard du spec­ta­teur et de tous les pro­ta­go­nistes mas­cu­lins de l’histoire. Elle est iso­lée, gla­mour, expo­sée, sexua­li­sée. Mais alors que l’histoire avance, elle tombe amou­reuse du per­son­nage prin­ci­pal et devient sa pro­prié­té, per­dant ain­si son gla­mour mani­feste, sa sexua­li­té omni­pré­sente, ses attri­buts de show-girl ; son éro­tisme est alors sou­mis à la seule star mas­cu­line. Par un pro­ces­sus d’identification au héros, à tra­vers une par­ti­ci­pa­tion à son pou­voir, le spec­ta­teur peut alors la pos­sé­der aussi.)

Mais, en termes psy­cha­na­ly­tiques, un pro­blème plus pro­fond émerge de la figure fémi­nine. Elle évoque une chose autour de laquelle le regard tourne conti­nuel­le­ment sans jamais être avouée : son manque de pénis, impli­quant la peur de la cas­tra­tion, entraî­nant elle-même le déplai­sir. En fin de compte, la pré­sence de la femme signi­fie la dif­fé­rence sexuelle, l’absence de pénis comme élé­ment visuel déter­mi­nant, la preuve maté­rielle sur laquelle est basée le com­plexe de la cas­tra­tion, essen­tiel pour entrer dans l’organisation sym­bo­lique et la loi du père. Ain­si, la femme comme icône, expo­sée au regard et au plai­sir de l’homme, ins­tance active du regard, menace tou­jours de rap­pe­ler l’angoisse à laquelle elle ren­voyait ori­gi­nel­le­ment. L’inconscient mas­cu­lin a deux voies d’échappatoire à cette peur de la cas­tra­tion : soit en essayant de recons­ti­tuer le trau­ma ori­gi­nel (en enquê­tant sur la femme, en essayant d’en per­cer le mys­tère), qui sera contre­ba­lan­cé par la déva­lua­tion, la puni­tion ou le sau­ve­tage de l’objet cou­pable (c’est la voie typique choi­sie par les héros des films noirs) ; ou le déni total de la cas­tra­tion par la sub­sti­tu­tion d’un objet fétiche, ou détour­ne­ment de la figure repré­sen­tée elle-même en objet fétiche, de manière à la rendre plus ras­su­rante que dan­ge­reuse (d’où la sur­éva­lua­tion et le culte de la star fémi­nine). Ce der­nier moyen, la sco­po­phi­lie féti­chiste, construit la beau­té phy­sique de l’objet, et en fait une satis­fac­tion en soi. Le pre­mier moyen, le voyeu­risme, ren­voie au contraire au sadisme : le plai­sir est lié à l’affirmation d’une culpa­bi­li­té (immé­dia­te­ment asso­ciée à la cas­tra­tion), l’affirmation d’un contrôle et la sou­mis­sion de la cou­pable à la puni­tion ou à l’indulgence. Ce côté sadique colle par­fai­te­ment à la nar­ra­tion. Le sadisme exige une his­toire, il compte sur les rebon­dis­se­ments, un chan­ge­ment pro­vo­qué chez un tiers, dans une oppo­si­tion entre la force et la volon­té, la vic­toire et la défaite, tout cela devant se situer dans une nar­ra­tion linéaire com­pre­nant un début et une fin. De son côté, la sco­po­phi­lie féti­chiste peut exis­ter en dehors du temps linéaire car la pul­sion éro­tique se concentre uni­que­ment sur le regard. Ces contra­dic­tions et ambigüi­tés peuvent être illus­trées plus sim­ple­ment par les tra­vaux de Hit­ch­cock et Von Stern­berg, ceux-ci ayant pla­cé la ques­tion du regard au centre de la plu­part de leurs films. Hit­ch­cock est le plus com­plexe car il uti­lise les deux méca­nismes. Le tra­vail de Von Stern­berg, pour sa part, four­nit de nom­breux exemples de sco­po­phi­lie fétichiste.

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C.2 Von Stern­berg est connu pour avoir un jour décla­ré qu’il serait heu­reux que ses films soient pro­je­tés de manière aléa­toire [upside down], afin que l’histoire et l’implication des per­son­nages ne troublent pas la vision pure que le spec­ta­teur a de l’image pro­je­tée. Cette décla­ra­tion est révé­la­trice, mais reste can­dide. Can­dide, dans le sens où ses films exigent que la figure de la femme (et Die­trich, dans le cycle de films qu’il a fait avec elle, en est l’exemple ultime) soit iden­ti­fiable. Son insis­tance révèle cepen­dant bien que, pour lui, l’espace pic­tu­ral pro­duit par le cadrage est d’une impor­tance bien plus capi­tale que l’histoire ou les pro­ces­sus d’identification. Alors que Hit­ch­cock étu­die les méca­nismes du voyeu­risme, Von Stern­berg pro­duit le fétiche ultime, le his­sant à un point où la puis­sance du regard du pro­ta­go­niste mas­cu­lin (carac­té­ris­tique des films nar­ra­tifs tra­di­tion­nels) se brise au pro­fit de l’image elle-même, dans un rap­port éro­tique direct au spec­ta­teur. La beau­té de la femme comme objet et l’espace de l’écran fusionnent ; elle n’est plus por­teuse de culpa­bi­li­té mais un pro­duit par­fait, dont le corps, sty­li­sé et frag­men­té par les gros plans, est en lui-même le conte­nu du film, et le béné­fi­ciaire direct du regard du spec­ta­teur. Von Stern­berg mini­mise l’illusion de pro­fon­deur de l’écran ; son écran tend à être uni­di­men­sion­nel, en uti­li­sant la lumière et l’ombre, la den­telle, la vapeur, les feuillages, la tulle, les ser­pen­tins, etc., pour réduire le champ visuel. Il y a peu ou pas de média­tion du regard à tra­vers les yeux du per­son­nage prin­ci­pal. Au contraire, des pré­sences mys­té­rieuses [sha­dowy pre­sences] telles que le per­son­nage de La Bes­siere dans Cœurs brûles [Moroc­co], agissent comme sub­sti­tut du réa­li­sa­teur, déta­chées du pro­ces­sus d’identification du public. En dépit de l’insistance de Von Stern­berg sur l’inconsistance de ses his­toires, il est signi­fi­ca­tif qu’elles se concentrent sur les situa­tions, et non le sus­pense, cela à tra­vers un temps plus cyclique que linéaire, alors même que les rebon­dis­se­ments du scé­na­rio sont axés sur l’incompréhension plu­tôt que le conflit. L’absence majeure à l’écran est celle d’un regard mas­cu­lin contrô­lant. Les grands moments de drame émo­tion­nel dans la plu­part des films avec Die­trich, les plus intenses en terme de signi­fi­ca­tion éro­tique, ont lieu lors de l’absence de l’homme qu’elle aime. Il y a d’autre témoins, d’autres spec­ta­teurs qui la regardent à l’écran, mais leurs regards, s’ils accom­pagnent celui du spec­ta­teur, ne le rem­placent pas. A la fin de Moroc­co, Tom Brown a déjà dis­pa­ru dans le désert quand Amy Jol­ly enlève ses san­dales dorées pour le suivre. A la fin d’Agent X 27 [Dis­ho­nou­red], Kra­nu est indif­fé­rent au sort de Mag­da. Dans les deux cas, l’impact éro­tique, consa­cré par la mort, est déployé comme un spec­tacle pour les spec­ta­teurs. Le héros mas­cu­lin com­prend mal, et par des­sus tout, ne voit pas.

Chez Hit­ch­cock, au contraire, le héros voit très pré­ci­sé­ment ce que le spec­ta­teur voit. Dans les films que nous évo­que­rons ici, la fas­ci­na­tion pour l’image à tra­vers l’érotisme sco­po­phi­lique est ain­si prise comme sujet du film. De plus, dans ces cas, le héros éprouve les contra­dic­tions et ten­sions dont le spec­ta­teur fait l’expérience. Dans Sueurs froides [Ver­ti­go], en par­ti­cu­lier, mais aus­si dans Pas de prin­temps pour Mar­nie [Mar­nie] et Fenêtres sur cour [Rear Win­dow], le regard a un rôle capi­tal dans l’intrigue, oscil­lant entre voyeu­risme et fas­ci­na­tion féti­chiste. En le tor­dant, en mani­pu­lant à l’extrême le pro­ces­sus nor­mal de la vision, ce qui en un cer­tain sens le révèle, Hit­ch­cock uti­lise le pro­ces­sus d’identification, nor­ma­le­ment asso­cié au confor­misme idéo­lo­gique, et la recon­nais­sance d’une mora­li­té éta­blie, pour nous en mon­trer la face per­ver­tie. Hit­ch­cock n’a jamais dis­si­mu­lé son inté­rêt pour le voyeu­risme, ciné­ma­to­gra­phique ou non. Ses héros sont des purs pro­duits de l’ordre sym­bo­lique et de la loi – un poli­cier (Ver­ti­go), un homme domi­nant pos­sé­dant argent et pou­voir (Mar­nie) — mais leurs pul­sions éro­tiques les mènent vers des situa­tions com­pro­met­tantes. Le pou­voir de sou­mettre une autre per­sonne, de manière sadique à sa volon­té, ou par le voyeu­risme à son regard, est exer­cé sur la femme comme objet à la fois de la volon­té et du regard. Ce pou­voir est sou­te­nu par l’assurance de la léga­li­té, et la culpa­bi­li­té éta­blie de la femme (évo­quant la cas­tra­tion en termes psy­cha­na­ly­tiques). La vraie per­ver­sion se trouve cepen­dant à peine dis­si­mu­lée sous le masque super­fi­ciel de la droi­ture et du confor­misme — l’homme est du bon côté de la loi, pas la femme. En uti­li­sant sub­ti­le­ment les pro­ces­sus d’identification, et libre­ment une camé­ra sub­jec­tive qui adopte le point de vue du pro­ta­go­niste mas­cu­lin, Hit­ch­cock fait pro­fon­dé­ment par­ta­ger aux spec­ta­teurs la posi­tion de celui-ci, ain­si que sa mau­vaise conscience. Le public est alors plon­gé dans une situa­tion de voyeu­risme à l’intérieur de la scène pro­je­tée sur l’écran et de la dié­gèse, paro­diant sa propre situa­tion au ciné­ma. Dans son ana­lyse de Fenêtres sur cour, Dou­chet fait du film la méta­phore du ciné­ma. Jef­fries est le public, l’appartement d’en face où se déroulent les évè­ne­ments ren­voie à l’écran. Tan­dis que Jeff observe, une dimen­sion éro­tique s’ajoute à son regard, une image cen­trale du drame. Aus­si long­temps qu’elle reste du côté du spec­ta­teur, il n’a pour sa petite amie Lisa que peu d’intérêt sexuel — elle est plus ou moins un bou­let pour lui. Aus­si­tôt qu’elle fran­chit la fron­tière entre sa chambre et l’immeuble d’en face, leur rela­tion connait un regain éro­tique. Il ne la voit pas sim­ple­ment à tra­vers son objec­tif comme une image, dis­tante et signi­fi­ca­tive, il la voit aus­si comme une per­sonne cou­pable d’intrusion et ain­si sou­mise à la menace de puni­tions d’un homme dan­ge­reux, per­sonne en dan­ger qu’il pour­ra donc sau­ver à la fin. L’exhibitionnisme de Lisa a déjà été éta­bli par son obses­sion pour les vête­ments et la mode, par le fait qu’elle est l’image pas­sive d’une per­fec­tion visuelle ; le voyeu­risme de Jef­fries et son acti­vi­té ont aus­si été éta­blis par son tra­vail de pho­to­graphe de presse, de fai­seur d’histoires et de cap­teur d’images. Cepen­dant, son repos for­cé, lui impo­sant d’être spec­ta­teur, le place direc­te­ment dans la posi­tion pro­pice aux fan­tasmes du public de cinéma.

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Dans Ver­ti­go, la camé­ra sub­jec­tive est pré­do­mi­nante. Excep­té un flash-back du point de vue de Judy, la nar­ra­tion est tis­sée autour de ce que Scot­tie voit ou non. Le public suit le déve­lop­pe­ment de son obses­sion éro­tique, déses­pé­rant pré­ci­sé­ment de ce point de vue. Le voyeu­risme de Scot­tie est fla­grant : il tombe amou­reux d’une femme qu’il suit et espionne sans jamais lui par­ler. Son sadisme l’est éga­le­ment : il a choi­si (et ce, libre­ment, puisqu’il a été un homme de loi recon­nu) d’être poli­cier, avec tout ce que sous-entend ce métier en termes de pour­suites et d’enquêtes. Par consé­quent, il suit, observe et tombe amou­reux d’une image par­faite de la beau­té et du mys­tère fémi­nins. Une fois confron­té à une femme réelle, sa pul­sion éro­tique la sou­met et la force à par­ler lors d’un inter­ro­ga­toire pous­sé. Puis, dans la seconde moi­tié du film, il ré-active son obses­sion pour l’image qu’il ado­rait obser­ver en secret. En Judy, il redonne vie à Made­leine, la force à confor­mer chaque détail de son appa­rence à celle de son fétiche. Son exhi­bi­tion­nisme, son maso­chisme, font d’elle un contre­point pas­sif et idéal au voyeu­risme sadique de Scot­tie. Elle sait que son rôle est de jouer la comé­die, et que c’est seule­ment en jouant et en rejouant le rôle de Made­leine qu’elle par­vien­dra à sus­ci­ter le désir de Scot­tie. Mais par la répé­ti­tion de ce rôle, il par­vient à la sou­mettre et à expo­ser sa culpa­bi­li­té. Sa curio­si­té triomphe, Judy se trouve condam­née. Dans Ver­ti­go, l’implication éro­tique du regard est désta­bi­li­sante : la fas­ci­na­tion du spec­ta­teur est retour­née contre lui en ce que la nar­ra­tion le porte et l’enchaîne aux pro­ces­sus qu’il exerce lui-même. Ici, en termes nar­ra­tifs, le héros hit­ch­co­ckien est soli­de­ment ancré dans l’ordre sym­bo­lique. Il pos­sède tous les attri­buts du super-ego patriar­cal. Donc, le spec­ta­teur, apai­sé par un faux sen­ti­ment de sécu­ri­té don­né par l’apparente léga­li­té de son sub­sti­tut, voit à tra­vers lui, se retrou­vant ain­si com­plice d’un regard mora­le­ment ambi­gu. Loin de pré­sen­ter sim­ple­ment le côté per­ver­ti de la police, Ver­ti­go se concentre sur les impli­ca­tions entre regar­dant actif et regar­dé pas­sif, scin­dés en termes de dif­fé­rences sexuelles, et sur le pou­voir de la sym­bo­lique mas­cu­line incar­née par le héros. Mar­nie aus­si fait sa per­for­mance pour le regard de Mark Rut­land, se fai­sant pas­ser pour une image idéale [per­forms for Mark Rutland’s gaze and mas­que­rades as the per­fect to-be-loo­ked-at image]. Lui aus­si se trouve du côté de la loi jusqu’à ce que, pous­sé par l’obsession qu’il a de sa culpa­bi­li­té à elle, de son secret, il s’impatiente de la voir com­mettre son crime, pour pou­voir la confes­ser et la sau­ver. Donc, lui aus­si, devient com­plice en ren­dant réelles les impli­ca­tions de son pou­voir. Il contrôle l’argent et la parole, il a le beurre et l’argent du beurre.

IV. Conclusion

Il nous semble donc per­ti­nent d’avoir uti­li­sé, dans cet article, la psy­cha­na­lyse pour étu­dier le plai­sir et déplai­sir à l’oeuvre dans les films nar­ra­tifs tra­di­tion­nels. La pul­sion sco­po­phi­lique (le plai­sir de regar­der quelqu’un en tant qu’objet éro­tique), et d’autre part, la libi­do de l’ego (for­mant les pro­ces­sus d’identification), agissent comme des for­ma­tions [for­ma­tions], des méca­nismes, avec les­quels le ciné­ma a joué. L’image de la femme comme matière pre­mière (pas­sive) du regard mas­cu­lin (actif), pousse le rai­son­ne­ment un cran plus loin dans la struc­ture de la repré­sen­ta­tion, ajou­tant la couche sup­plé­men­taire exi­gée par l’idéologie patriar­cale telle qu’elle est à l’oeuvre dans sa forme pri­vi­lé­giée au ciné­ma : le film nar­ra­tif construit sur l’illusion. L’argument ren­voie de nou­veau à la psy­cha­na­lyse puisque la femme en tant que repré­sen­ta­tion signi­fie la cas­tra­tion, indui­sant des méca­nismes voyeu­ristes ou féti­chistes visant à en contour­ner la menace. Aucune de ces couches inter-agis­santes ne sont propres au film, mais c’est seule­ment au sein d’un film qu’elles peuvent atteindre une contra­dic­tion belle et par­faite, grâce à la pos­si­bi­li­té qu’a le ciné­ma de varier l’intensité [shif­ting the empha­sis] du regard. C’est la place du regard, la pos­si­bi­li­té de le faire varier et de l’exposer, qui défi­nit le ciné­ma. C’est ce qui dif­fé­ren­cie le poten­tiel voyeu­riste du ciné­ma du strip-tease, théâtre et autres spec­tacles. Allant au-delà de la simple expo­si­tion d’une belle femme, le ciné­ma construit la façon dont on elle sera regar­dée à l’intérieur du spec­tacle lui-même. Jouant de la ten­sion entre le film comme contrôle du temps (mon­tage, nar­ra­tion) et de l’espace (mon­tage, chan­ge­ment de lieux), les codes du ciné­ma créent un regard, un monde, un objet, et par là même une illu­sion propre à sus­ci­ter le désir. Ce sont pré­ci­sé­ment ces codes et leur influence sur les struc­tures for­ma­tives externes qui doivent être bri­sés avant même de vou­loir défier les films grand-public et le plai­sir qu’ils procurent.

Nous pou­vons bri­ser pour com­men­cer (et conclure notre pro­pos) le regard voyeu­riste et sco­po­phi­lique, car c’est un des points cru­ciaux du plai­sir fil­mique. Trois types de regards sont géné­ra­le­ment asso­ciés au ciné­ma : celui de la camé­ra qui enre­gistre les évé­ne­ments fil­miques, celui du public qui regarde le pro­duit fini, et ceux que se portent entre eux les per­son­nages “dans” l’écran. Les règles du film nar­ra­tif dénient les deux pre­miers et les subor­donnent au troi­sième, le but conscient étant tou­jours d’éliminer la pré­sence intru­sive de la camé­ra et d’empêcher une prise de conscience dis­tan­cia­trice de la part du public. Sans ces deux absences (l’existence maté­rielle du pro­ces­sus d’enregistrement, la lec­ture cri­tique du spec­ta­teur), la fic­tion dra­ma­tique ne peut atteindre la réa­li­té, l’évidence et la véri­té. Néan­moins, comme cet article l’a démon­tré, la struc­ture du regard dans la fic­tion nar­ra­tive contient une contra­dic­tion dans ses propres pré­misses : l’image fémi­nine comme menace de cas­tra­tion met constam­ment en dan­ger l’unité de la dié­gèse et fait écla­ter le monde de l’illusion par son aspect intru­sif, sta­tique et uni­di­men­sion­nel de fétiche. Ain­si, les deux regards maté­riel­le­ment pré­sents dans le temps et l’espace sont subor­don­nés de façon névro­tique aux besoins de l’ego mas­cu­lin. La camé­ra devient la machine à pro­duire l’illusion d’un espace pers­pec­tif, des mou­ve­ments com­pa­tibles avec l’oeil humain, une idéo­lo­gie de la repré­sen­ta­tion axée sur la per­cep­tion du sujet ; le regard de la camé­ra est dénié dans le but de créer un monde convain­cant dans lequel le sub­sti­tut du spec­ta­teur peut jouer avec vrai­sem­blance. En même temps, le regard du public est démen­ti intrin­sè­que­ment : dès que la repré­sen­ta­tion féti­chiste de la femme menace de rompre le charme de l’illusion, et que l’image éro­tique appa­raît direc­te­ment à l’écran (sans média­tion), la féti­chi­sa­tion, qui dis­si­mule en réa­li­té la peur de la cas­tra­tion, glace le regard, immo­bi­lise le spec­ta­teur et l’empêche de rompre toute dis­tance avec image qu’il a devant lui.

Cette inter­ac­tion com­plexe des regards est spé­ci­fique au film. La pre­mière attaque contre l’accumulation mono­li­thique des règles des films tra­di­tion­nels (déjà contrées par les réa­li­sa­teurs radi­caux) consiste à libé­rer le regard de la camé­ra, dans sa maté­ria­li­té tem­po­relle et spa­tiale, et celui du public dans son déta­che­ment pas­sion­nel et dia­lec­tique. Nous ne dou­tons pas que cela détrui­ra la satis­fac­tion, le plai­sir et le pri­vi­lège de « l’invité invi­sible », et que cela met­tra en lumière la façon dont le ciné­ma a tou­jours défen­du des méca­nismes voyeu­ristes actifs /passifs. Les femmes, dont l’image a constam­ment été volée et uti­li­sée dans ce but, ne peuvent pas voir le déclin des films tra­di­tion­nels sans éprou­ver autre chose que de simples regrets.

Tra­duc­tion par Gabrielle Har­dy. Relec­ture et cor­rec­tion de Serge Tur­bé & Raphaël Nieuwjaer.

Source : debor­de­ments

L’ar­ticle en ver­sion PDF : plaisir_visuel_et_cine_ma_narratif.pdf

Pour pro­lon­ger et actua­li­ser la réflexion, lire la trans­crip­tion d’une inter­ven­tion faite en 2011 à l’Université de Pro­vence en France, par Lau­ra Mul­vey, inti­tu­lée Repen­ser “Plai­sir visuel et ciné­ma nar­ra­tif” à l’ère des chan­ge­ments de technologie”