Retour sur Canal Emploi

(1977 – 1989), une télévision communautaire et engagée

Pro­pos retrans­crits et mis en forme par Auré­lie Ghalim

Source de l’ar­ticle : GSARA

Canal Emploi a été créé en 1977 par l’Université de Liège, la FGTB et la CSC. Il s’agissait avant tout d’une volon­té affir­mée de leur part de faire face à la crise en déve­lop­pant des outils pour répondre aux pro­blèmes du chô­mage et de la formation.

Zin TV est un pro­jet né il y a main­te­nant plus de 6 ans, et c’est un média en ligne qui se construit col­lec­ti­ve­ment avec la par­ti­ci­pa­tion d’un bon nombre de per­sonnes enga­gées afin de por­ter la voix des luttes ou réa­li­tés sociales qui ne sont pas assez enten­dus dans les médias actuels. Bien heu­reu­se­ment on n’a pas inven­té l’idée, l’idée d’une pla­te­forme de dif­fu­sion mais éga­le­ment de pro­duc­tion. On se nour­rit d’expériences pas­sées et exis­tantes, tant de pro­duc­tions audio­vi­suelles par­ti­ci­pa­tives que des médias com­mu­nau­taires en Bel­gique ou à l’étranger.

Pour ZIN TV c’est émou­vant d’a­voir pu ren­con­trer cer­tains des membres de Canal emploi, une télé­vi­sion com­mu­nau­taire lié­geoise née dans les années ’80. Canal emploi, est sans aucun doute une ini­tia­tive que l’on connaît trop peu puisque, c’est la pre­mière fois depuis trente ans que l’on revient sur l’expérience.

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Créée en 1977, Canal Emploi était une des pre­mières télé­vi­sions com­mu­nau­taires belges auto­ri­sées à rompre avec le mono­pole de la RTBF. Chaîne d’éducation popu­laire dont l’objectif était de rendre compte des pro­blèmes éco­no­miques et sociaux de la région lié­geoise, elle a déve­lop­pé une large réflexion et exper­tise sur l’usage édu­ca­tif de la télé­vi­sion et sur l’utilisation de la vidéo comme outil d’intervention sociale, notam­ment sur le ter­rain du travail. 

Dans le cadre du fes­ti­val Coupe Cir­cuit, le GSARA a orga­ni­sé, en col­la­bo­ra­tion avec ZIN TV, une ren­contre autour de cette expé­rience télé­vi­suelle. Agnès Lejeune, Jean-Claude Riga et Rob Rom­bout sont venus témoi­gner de leur par­cours au sein de Canal Emploi. Nous vous pro­po­sons une retrans­crip­tion des pro­pos échan­gés le 8 décembre 2016 au Pianofabriek.

« Canal Emploi a été une belle aven­ture pour nous trois mais lorsqu’elle a été liqui­dée, on a eu l’impression que cela se pas­sait dans une rela­tive indif­fé­rence. Cha­cun a repris le cours de sa route. C’est émou­vant de pou­voir en par­ler et de s’apercevoir qu’en 2016, il y a peut-être encore un inté­rêt pour l’expérience de Canal Emploi » (Agnès Lejeune).

Agnès Lejeune est réa­li­sa­trice et jour­na­liste à la RTBF. Elle était res­pon­sable du pôle audio­vi­suel de Canal Emploi. Elle a notam­ment réa­li­sé avec Wil­bur Leguèbe la série docu­men­taire sur Jacques Duez, Jour­nal de classe.

Jean-Claude Riga est for­ma­teur, réa­li­sa­teur et pro­duc­teur de docu­men­taires et de fic­tions. Membre de la Com­mis­sion de sélec­tion des films de la Fédé­ra­tion Wal­lo­nie-Bruxelles depuis 2013 et Che­va­lier de l’Ordre des Arts et des Lettres depuis 2015, il a notam­ment réa­li­sé à Canal Emploi Ronde de nuit et Eric et l’oiseau bleu.

Rob Rom­bout est cinéaste indé­pen­dant et pro­fes­seur à St.Lukas et à Doc Nomads. Il dirige des work­shops dans le monde entier : du Bré­sil au Viet­nam et en Chine, du Por­tu­gal au Liban et en France. Il a réa­li­sé de nom­breux docu­men­taires de créa­tion, dont L’Homme qui en disait trop et Pas de cadeau pour Noël pro­duits par Canal Emploi.

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Agnès Lejeune, Jean-Claude Riga et Rob Rombout

LA GENÈSE

Agnès Lejeune : Canal Emploi a été créé en 1977 par l’Université de Liège et les par­te­naires sociaux à savoir la FGTB et la CSC. Il s’agissait avant tout d’une volon­té affir­mée de leur part de faire face à la crise en déve­lop­pant des outils pour répondre aux pro­blèmes du chô­mage et de la for­ma­tion. Ils se sont dit qu’il y avait peut-être une oppor­tu­ni­té à sai­sir dans le mou­ve­ment des télé­vi­sions com­mu­nau­taires. De cette manière, un pro­jet pilote fut créé et il s’adressait aux sans emploi de la région lié­geoise. Ce pro­jet n’était pas finan­cé direc­te­ment par les par­te­naires sociaux. Les syner­gies entre l’université et les syn­di­cats ont per­mis d’aller cher­cher des finan­ce­ments auprès de la Com­mu­nau­té fran­çaise et de la Com­mis­sion euro­péenne. Petit à petit, Canal Emploi s’est déve­lop­pé au point de pro­po­ser à la fois un pôle audio­vi­suel qui était la télé­vi­sion et un pôle de for­ma­tion des­ti­né aux chô­meurs. Ces for­ma­tions duraient 6 mois et elles étaient en lien étroit avec l’activité audiovisuelle.

Jean-Claude Riga : L’expérience com­mence en 1978. Nous n’étions pas tel­le­ment loin de mai 68 et pour ces per­sonnes qui démar­raient le pro­jet, c’était sans doute leur pre­mier emploi de longue durée. Au niveau de nos ori­gines poli­tiques, j’étais à l’époque plu­tôt Mao mais il y avait aus­si des trots­kistes, des anar­chistes et des mili­tants syn­di­caux de la FGTB et de la CSC. On est aus­si à une époque où sur­git (notam­ment à Liège) ce qui consti­tuait à ce moment-là notre seul espoir au niveau de la lutte révo­lu­tion­naire. Il s’agissait du Mou­ve­ment de libé­ra­tion des femmes (MLF). Ce mou­ve­ment ame­nait une nou­velle éner­gie à un moment où les autres luttes s’essoufflaient.

Agnès Lejeune : Le recru­te­ment des équipes a été fait sur base d’un enga­ge­ment social. Mis à part Rob, nous n’étions pas des pro­fes­sion­nels de l’audiovisuel. Nous sor­tions de l’unif, avec un pas­sé mili­tant. Nous étions plu­tôt enga­gés et ani­més par le désir de par­ti­ci­per au pro­jet Canal Emploi.

Jean-Claude Riga : C’était aus­si l’époque d’un croi­se­ment entre le ciné­ma docu­men­taire et l’art contem­po­rain avec notam­ment, les fes­ti­vals vidéo où les artistes croisent des docu­men­ta­ristes et inver­se­ment. Il s’en sui­vra une fécon­da­tion du ciné­ma docu­men­taire pen­dant plu­sieurs années. Pour reve­nir à l’évolution de Canal Emploi, aucun de nous – à part Rob qui est arri­vé plus tard – a fait une école de ciné­ma. On est plu­tôt socio­logue ou autre. Par contre, on a les camé­ras, le public et une heure d’audience ! On aime tous le ciné­ma. À l’époque, je trou­vais le ciné­ma très enga­gé et nous étions très enga­gés par rap­port au ciné­ma. Nous connais­sions le ciné­ma en tant que spec­ta­teur. La seule per­sonne qui a une expé­rience dans l’audiovisuel est Pierre Javot, un gars de la CSC qui avait par­ti­ci­pé à une TV locale au Cana­da et qui a ensuite bos­sé pour une des pre­mières TV locales liégeoises.

Selon cer­tains cinéastes, c’est par­fois une chance de ne pas avoir fait d’école de ciné­ma et c’est peut-être de cette manière que le ciné­ma s’invente. Canal Emploi dans une cer­taine mesure, nous a per­mis de faire cette recherche en toute liber­té. On a sur­tout appris à faire du ciné­ma plu­tôt que de faire de la télé car on avait une liber­té en essayant de faire de la télé !

Au niveau du cane­vas de dif­fu­sion, Canal Emploi était dif­fu­sé une fois par semaine, le ven­dre­di entre midi et 14h00 et redif­fu­sé à plu­sieurs reprises pen­dant la semaine.

ÉPOUSER LE REGARD DE L’AUTRE


Dif­fu­sion d’un extrait du film Six-deux, salle dix (1985) de Jean-Claude Riga (Prod. Canal Emploi) : « L’espace d’une pause de tra­vail, la came­ra Paluche s’est glis­sée dans la salle dix de l’hôpital géria­trique. De six heures à deux heures, la salle dix bat comme un cœur, celui d’un pen­dule qui mesure le temps qui reste … à tra­vailler pour les uns, à vivre pour les autres ».

Jean-Claude Riga : Ce film est tour­né avec la camé­ra paluche. C’est une camé­ra que l’on tient dans la main. Cela se passe dans un home au centre de Liège. Il y a une lutte pour l’emploi parce que le taux d’encadrement est en train de chu­ter. L’emploi du per­son­nel soi­gnant est mena­cé ain­si que la qua­li­té des rap­ports avec les vieillards. J’ai pu aller fil­mer dans ce lieu pour réa­li­ser un docu­men­taire sur l’emploi. Un film sur l’emploi peut aus­si deve­nir un docu­men­taire sur les rap­ports inhu­mains qui existent dans les homes.

Agnès Lejeune : Lorsqu’on regarde la télé­vi­sion aujourd’hui, on ne voit plus ce type d’extrait ni de for­mat que celui que nous venons de voir à l’instant. À Canal Emploi on se posait la ques­tion de ce que nous fil­mions et sur la manière de filmer.

Jean-Claude Riga : C’était l’idée du plan sub­jec­tif. Je me mets dans l’axe du regard des vieillards, c’est-à-dire se mettre à côté de la per­sonne et être son regard, être de son côté. La camé­ra accom­pagne la vision du per­son­nage qui nous inté­resse le plus et que l’on défend d’une cer­taine manière. La camé­ra à l’épaule est une camé­ra qui prend posi­tion dans un espace. C’est une camé­ra tête. Il y a quelque chose de domi­nant dans le fait d’être debout. La paluche, on la tient comme un micro, on devient quelqu’un d’assez banal. Tous les rap­ports d’apparence au niveau du pou­voir sont remis en ques­tion. Les frères Dar­denne ont eux aus­si uti­li­sé la paluche pour l’un de leur film.

Le home me parais­sait être un pro­blème humain ter­rible et éga­le­ment un tabou dans la socié­té. Le fait de défendre des reven­di­ca­tions de type quan­ti­ta­tive comme le salaire ou l’emploi, n’empêche pas d’exprimer aus­si ses propres révoltes par rap­port à la socié­té. Cer­tains lieux comme les salles com­munes d’un home sont des lieux de ciné­ma dans les­quels évo­luent des per­son­nages et où on peut ten­ter de cap­tu­rer les vrais rap­ports qu’ils ont entre eux. C’est la ques­tion du geste et de l’héritage de l’humanité qu’il faut cap­ter et qui fait par­tie de la culture, peut-être encore plus inten­sé­ment que la parole, pro­cé­dé tout à fait eth­no­cen­trique. Je suis beau­coup plus inté­res­sé à fil­mer des per­sonnes dans leur milieu et les rap­ports qu’elles entre­tiennent entre elles que de mener des interviews.

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L’ARRIVÉE DE ROB ET LES LUTTES SOCIALES EN FLANDRE

Dif­fu­sion d’un extrait du film L’Homme qui en disait trop (1985) de Rob Rom­bout (Prod. Canal Emploi) : « Roger Van­der­mei­ren, délé­gué syn­di­cal, est licen­cié de chez Mon­san­to (une usine de la région anver­soise) pour avoir défen­du un cama­rade accu­sé de vol. Une grève éclate contre les licen­cie­ments, et, après 7 semaines de com­bat, la mise à pied de Roger Van­der­mei­ren sera confir­mée. 6 mois de pro­cé­dure juri­dique et de lutte soli­taire pen­dant les­quels Roger conti­nue­ra à faire son tra­vail de syn­di­ca­liste dans une cara­vane aux portes de l’usine, avant d’être défi­ni­ti­ve­ment ren­voyé par déci­sion du tri­bu­nal ».

Rob Rom­bout : Dès que je com­mence à par­ler vous com­pre­nez tout de suite que je suis un out­si­der. Je suis hol­lan­dais. Pour moi, Canal Emploi a été une grande aven­ture. Liège était l’endroit où tout se pas­sait du point de vue de la musique, des arts et de la vidéo. J’avais lu un article dans Le Monde à pro­pos du pro­jet Canal Emploi que je trou­vais fan­tas­tique. J’ai pris le train et lorsque je suis arri­vé à Liège, j’ai eu un sen­ti­ment de liber­té. J’ai fait une école de ciné­ma mais je me sen­tais par­fois trop conditionné.

Un ouvrier de chez Mon­san­to à Anvers avait été ren­voyé suite à un vol de docu­ment. Un délé­gué syn­di­cal fut aus­si ren­voyé. Une grève et un mou­ve­ment social s’en sui­virent durant tout l’été. C’était un été très chaud avec à la fois l’intervention de la police et aus­si l’organisation de fêtes et de bar­be­cue. Et puis l’hiver est arri­vé, l’ouvrier syn­di­cal a été tra­duit en jus­tice. J’ai été le ren­con­trer. Je sen­tais qu’il allait perdre. Ce qui m’a inté­res­sé, c’est de consta­ter le contraste entre un mou­ve­ment social très soli­daire en été et l’isolement du délé­gué en hiver. Mon back­ground est dif­fé­rent. Je suis moins exci­té par rap­port aux ques­tions idéo­lo­giques. Quand je fais des films, je suis plu­tôt quelqu’un qui voit, qui peut sym­pa­thi­ser avec un per­son­nage comme ça été le cas avec lui. Mais je ne l’accompagnais pas pour autant aux bar­ri­cades. L’histoire se ter­mine. Fina­le­ment, il perd et doit s’inscrire au chô­mage pour la pre­mière fois de sa vie. J’avais fil­mé à la fois des images dures en hiver et qui contras­taient avec celles tour­nées en été. Cette dua­li­té était inté­res­sante pour faire un film.

Avec ce film, je n’avais pas besoin d’aller lire les œuvres de Marx ou celles de Lénine pour com­prendre ce conflit social. Ça n’a rien a voir avec la poli­tique, c’est pure­ment humain ! On arrive d’abord sans camé­ra. On donne la main et la mayon­naise prend ou pas. Per­sonne ne m’a jamais deman­dé quelle était ma ten­dance poli­tique. C’est l’humanisme qui prime ; J’ai été intri­gué par le carac­tère de ce per­son­nage qui est un idéa­liste, un Don Qui­chotte moderne. J’aime bien ce genre de per­son­nage. J’ai com­pris durant mon par­cours la limite de la ques­tion poli­tique. Je me sou­viens que le direc­teur de Canal Emploi rêvait de faire d’une sorte de RTL de gauche… Je dis tou­jours que lorsqu’on a un mes­sage, il vaut mieux aller à la poste. L’audiovisuel ne se prête pas au mes­sage. Dans les tracts, c’est plus facile.

Agnès Lejeune : Ceci me fait pen­ser à l’exemple des émis­sions concé­dées, dif­fu­sées notam­ment sur la RTBF. La FGTB et la CSC ont la maî­trise totale de leur pro­gramme qui se fait sous le contrôle de l’organisation syn­di­cale. Chez Canal Emploi, il y avait un espace de liber­té qui avait été conquis et nous pou­vions relayer les luttes sociales dans leur sin­gu­la­ri­té. Rob avais repé­ré ce per­son­nage qui nous fait réflé­chir autre­ment que par un texte ou un mani­feste sur l’engagement syndical.

RONDE DE NUIT

 

Dif­fu­sion d’un extrait du film Ronde de Nuit (1984) de Jean-Claude Riga (Prod. Canal Emploi) : « Entre le cou­cher du soleil et le lever du jour, les hommes de la pause de nuit vivent au rythme lourd de la com­bus­tion du coke. Au des­sus du four, l’appel d’un machi­niste pour enga­ger la manœuvre, des sirènes lui répondent dans la nuit, les ponts rou­lants s’ébranlent dans le vacarme, le coke en fusion jaillit de mâchoires métal­liques. La sidé­rur­gie ce sont avant tout les hommes, leur fatigue, leurs rides, c’est la manière dont ils parlent entre eux au réfec­toire, une culture. Leurs gestes, leurs pos­tures, aux prises avec la machine et leurs rêves éveillés lors des accal­mies de la pause de nuit. Des images volées à l’oubli. (Seraing 1984) ».

Jean-Claude Riga : C’est l’époque des grèves de 1983 – 1984. À Canal Emploi, nous avons fil­mé de nom­breuses fer­me­tures d’entreprises et des mani­fes­ta­tions. On était enga­gé, y com­pris dans les occu­pa­tions d’entreprise. C’était une période carac­té­ri­sée par des luttes qui n’aboutissaient pas. Elles étaient plu­tôt dans la défaite. En tout cas pour ce qui concer­nait la sidé­rur­gie. C’était le début de la débâcle. Les pertes d’emploi étaient énormes. J’habitais à côté de l’usine et j’y avais aus­si tra­vaillé pen­dant mes études. Je connais­sais l’usine et sa culture.

Le four à coke est une par­tie de l’usine qui ne peut pas être arrê­tée sinon, il faut le décons­truire pour ensuite le recons­truire. Pen­dant les grèves, cer­tains ouvriers res­taient à l’usine pour à la fois entre­te­nir les feux et gar­der un moyen de pres­sion sur les patrons de Cocke­rille. De cette manière, ils conser­vaient l’outil en main. À Canal Emploi, nous avions le choix de nos émis­sions. Lors d’une réunion, j’ai évo­qué mon sou­hait d’aller dans l’usine pen­dant la grève pour aller à la ren­contre de ces gars qui conti­nuaient à entre­te­nir leur outil de tra­vail. Un de ceux que j’interviewe me dit qu’il ne pour­rait pas vivre sans feu, qu’il ne pour­rait pas être bou­cher par exemple. Ça a don­né l’idée du film. Ils vou­laient mon­trer leur rap­port à l’outil et pas seule­ment leur rap­port à des condi­tions de tra­vail dif­fi­ciles ce qui avait déjà été mon­tré dans d’autres films. Ici, il s’agissait de mon­trer le lien entre­te­nu avec l’outil et la conscience du pro­chain dés­œu­vre­ment suite à la perte d’emploi. Un outil qui leur appor­tait certes des mala­dies de tra­vail mais qui était deve­nu aus­si leur com­pa­gnon de tra­vail avec lequel ils lut­taient. Il exis­tait dans cette usine des ima­gi­naires incroyables. C’était l’époque d’Ennio Mor­ri­cone et du film Le bon, la brute et le truand. D’ailleurs, un des ouvriers porte un cha­peau de cow-boy. Cette iden­ti­fi­ca­tion per­met­tait aux ouvriers de pas mou­rir d’ennui. Ronde de nuit s’attache à mon­trer la culture dans l’usine. Une culture qui était en train de mou­rir. Je pen­sais qu’elle met­trait 15 ans à dis­pa­raître. Elle aura fina­le­ment pris 30 ans. Aujourd’hui, le moindre des hom­mages à rendre à ces ouvriers est de dif­fu­ser ce genre de film à la télévision.

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RÉFLEXIONS À PROPOS DE LA FIN DE CANAL EMPLOI

Agnès Lejeune : Ce pro­jet, por­té depuis son ori­gine par les syn­di­cats, a été pris en otage dans la rup­ture du front com­mun syn­di­cal de la région lié­geoise. Au début des années 1980 et notam­ment sur le dos­sier de la sidé­rur­gie les syn­di­cats étaient en total désac­cord. Face à cette rup­ture poli­tique, la CSC via ses relais poli­tiques a fait cou­per tous les sub­sides de Canal Emploi. L’affaire s’est ter­mi­née assez tris­te­ment et elle ne s’est pas bien sol­dée socia­le­ment pour les tra­vailleurs. Nous sommes res­tés des mois sans salaire.

Canal Emploi a été une magni­fique expé­rience. Sur le plan per­son­nel, on a beau­coup appris et je pense qu’en région lié­geoise, on avait une bonne audience. D’après la direc­tion, il fal­lait faire un RTL de gauche ce qui est un non sens abso­lu ! Évi­dem­ment qu’il fal­lait inven­ter de nou­veaux modes nar­ra­tifs, inven­ter un lan­gage. Je sup­pose que pour ceux aujourd’hui qui font ces nou­velles expé­riences audio­vi­suelles, la ques­tion de l’écriture s’impose.

Rob Rom­bout : En été, le tra­vail s’arrêtait et on rece­vait à chaque fois un invi­té spé­cial : on a eu Johan van der Keu­ken, Jean Fra­pat, Jean-Louis Comol­li, Jean-Marie Piemme. C’était incroyable d’être entre nous et de pou­voir s’enrichir avec d’autres. Quelque chose qui n’est plus pos­sible aujourd’hui. On était pauvre mais dans les fes­ti­vals on était les héros. C’était la période des fes­ti­vals de vidéo. On pou­vait voyager.

Jean-Claude Riga : Effec­ti­ve­ment, Johan van der Keu­ken, docu­men­ta­riste hol­lan­dais mon­dia­le­ment connu, nous pro­po­sait dif­fé­rentes manières de s’exprimer avec une camé­ra. Je vou­lais aus­si ajou­ter que ce n’est pas parce que ça passe à la télé que ce n’est pas du ciné­ma. Il ne faut pas oublier que la télé ne pro­duit pas de propre lan­gage. Il est clair qu’il est plus inté­res­sant de voir un film dans une salle mais la télé­vi­sion reste tout de même une pos­si­bi­li­té de diffusion.

Agnès Lejeune : On dis­cu­tait énor­mé­ment sur la ques­tion du for­mat et de l’écriture. Com­ment allier l’exigence de l’antenne heb­do­ma­daire et l’exigence d’écriture défen­due par les réa­li­sa­teurs qui par ailleurs ne s’appelaient pas encore auteurs ?

Rob Rom­bout : Après Canal Emploi, j’ai com­men­cé à réa­li­ser des docu­men­taires. Il y a encore 10 ou 15 ans, la télé­vi­sion col­la­bo­rait avec nous. On avait tou­jours une place même si c’était tard dans la nuit. De manière géné­rale, je trouve que la télé­vi­sion assoit une cer­taine légi­ti­mi­té. Si tu annonces que ton film sera dif­fu­sé dans un fes­ti­val, ça aura moins d’effet qu’un pas­sage en télé­vi­sion. Mal­heu­reu­se­ment on est en train de perdre cette case. Le drame aujourd’hui, c’est qu’il n’y a même plus de fenêtre. Il n’y a plus de ghet­to tard la nuit. C’était très agréable de tra­vailler avec la télé­vi­sion. Ce qui ne veut pas dire tra­vailler pour la télévision !

Agnès Lejeune : Je trouve que cette écri­ture se met­tait au ser­vice d’une parole rare qui n’avait pas droit de cité dans les médias. Pour moi, c’était tout l’enjeu à cette période. Cette exi­gence por­tée par les auteurs et qui don­nait ses lettres de noblesse d’une cer­taine manière à cette par­tie de la vie immer­gée et mécon­nue. C’était tout l’enjeu de ce travail.

Rob Rom­bout : Avant la vidéo, le ciné­ma était très fer­mé. C’était une caste et nous n’avions pas d’accès. Lorsque la vidéo est arri­vée, on regar­dait ça comme une sorte de liberté.

Jean-Claude Riga : Ces invités/formateurs qui venaient nous aider à décou­vrir de nou­veaux lan­gages et à trou­ver une dyna­mique de recherche ciné­ma­to­gra­phique, étaient stu­pé­faits de notre liber­té. Ils ado­raient être là. Ils se disaient « ces gens-là n’ont pas fait pour la plu­part d’école de ciné­ma et ils sont tout de même pas­sion­nés pour le truc ».