Güney, tout au long de sa carrière de cinéaste, des son premier film et dans tous les films dont il a été l’interprète, est devenu le symbole des opprimés…
Texte publié dans Positif, la revue de cinéma, février 1980 sous le titre « Visite à Yilmaz Günez ou vue d’une prison turque ». une version abrégée a été publiée en anglais dans le New York Times Magazine du 4 février 1979. Traduit de l’américain par Jeannine Ciment).
Il y a quatre ans, on m’a montré à Paris le film d’un jeune cinéaste turc, Yilmaz Güney, intitulé Umut, ce qui veut dire espoir en turc, film qui m’avait beaucoup plu. J’appris que son metteur en scène et principal acteur était en prison pour la seconde fois. Sa première incarcération avait été due à une nouvelle écrite à l’age de vingt ans et que le gouvernement turc avait alors tenue pour de la propagande communiste, la seconde faisait suite à une inculpation pour motifs politiques : Güney avait hébergé des agitateurs anti-gouvernementaux.
On parlait alors d’une amnistie générale pour les prisonniers politiques et, pour hâter celle de Yilmaz Güney, j’écrivis un texte sur Umut pour Milliyet, journal d’lstanbul [[Texte public dans Positif n° 192, p. 24.]]. Je disais que c’était un film rare et poétique, totalement authentique et non une imitation de Hollywood ou d’un quelconque maître européen, qu’il était né d’un contexte rural et qu’il représentait le genre d’effort que les organismes culturels du gouvernement devraient encourager. J’ajoutais en conclusion que je n’avais pu oublier les héros du récit de Güney. II semblait que l’espoir fut pour eux un sentiment grotesque et risible. Après avoir vu ce film, j’avais passé une journée d’anxiété. Qu’allait-il arriver a ces gens ? Voilà ce que j’avais écrit.
Dans sa prison turque, Yilmaz lut mon texte et cette dernière phrase, a‑t-il déclaré depuis a ses amis, lui donna l’idée de son film suivant. Une fois libéré, plein de la passion qu’il éprouvait pour son nouveau projet, il écrivit rapidement le scénario, rassembla ses techniciens et ses acteurs et commença à tourner sur la côte méridionale de la Turquie, dans une station nommée Yamurtaluk.
Cela ne dura pas longtemps. Quelques jours après le début du tournage, il était à nouveau en prison. On me rapporta qu’il avait tué un homme, un juge.
Je suis retourné en Turquie, il y a quelques semaines, invité cette fois par le premier ministre, M. Bulent Ecevit, que j’avais rencontré a New York. II m’avait alors demandé ce qui m’intéressait en Turquie.
« J’écris un roman, lui avais-je répondu, et j’espère que ce que je vais écrire ou, plus tard, filmer, pourra rapprocher un peu la Turquie et la Grèce. Voila mon ambition.
- C’est également la mienne », dit-il.
Et il me montra non sans fierté un joli coffret à cigarettes posé sur sa table. La signature de M. Caramanlis, premier ministre de Grèce, y était gravée. Sur une proposition de M. Ecevit, ils s’étaient rencontrés dans une station suisse, avaient parlé et avaient lié amitié.
Ce que M. Ecevit souhaite personnellement, c’est libéraliser la vie turque, et c’est de cela que j’ai bénéficié. II me fournit une voiture avec un chauffeur qui avait pour consigne de m’emmener partout ou je le désirerais, avec un professeur d’histoire, Mete Tunchay, prêt à répondre a mes questions, et une cinéaste, Canan Gerede, qui me servirait d’intermédiaire avec les paysannes à qui je pourrais vouloir parler. M. Ecevit insista aussi pour me donner un garde du corps ; il y avait déjà eu cinq cent cinquante assassinats perpétrés par des terroristes dans le pays cette année-la.
Nous parcourûmes quatre mille kilomètres dans la Turquie occidentale. Notre dernière étape était Istanbul ou des amis me pressèrent de rendre visite en prison à Yilmaz Güney. Cela compterait beaucoup pour lui, me dirent-ils, d’autant plus quo j’avais assez aimé ce qu’il faisait pour intercéder publiquement pour lui.
Je fus heureux d’y aller, non seulement parce que je désirais le rencontrer, mais aussi à cause de Midnight Express, film que j’avais vu avant mon départ de New York. J’étais d’accord avec Michel Ciment, le critique de cinéma français, pour dire que si le film est techniquement bien fait et restitue de manière vivante l’atmosphère des rues d’lstanbul, il est aussi essentiellement raciste. On a toujours bien aimé au cinéma les méchants irrécupérables et le sadisme est devenu un article de distraction. Midnight Express présentait une image du Turc assoiffé de sang qui ne m’était que trop familière.
Ma famille est grecque d’Anatolie, peuple soumis aux Turcs depuis la chute de Constantinople en 1542. Même dans les périodes les plus favorables, ils ont toujours été à la merci des Turcs et ils ont survécu, c’est inévitable, grâce à leur intelligence et a leur ruse, qui étaient célèbres. Lorsque mon oncle emmena toute ma famille en Amérique en 1913 (j’avais quatre ans), ce fut une libération aussi bien psychologique que physique.
Un de mes premiers souvenirs : j’ai six ans, je suis dans le lit tiède et odorant de ma grand-mère (ail et girofle) et elle me raconte des histoires en turc. Ce sont des histoires passionnantes et je combats le sommeil. Elle ne connaissait pas un mot de grec et lisait même la Bible en turc. C’est à elle que me confiaient mes parents lorsque le travail de mon père le conduisait hors de la ville et qu’il emmenait ma mère. La vieille femme me gavait de sucreries et de belles histoires — ce que je sais encore de la langue turque me vient de ce temps-la. Certaines histoires étaient drôles ; elles racontaient les tours que les Grecs soumis avaient joues aux Turcs, et comme il fallait que ces « giavours » (infidèles) soient ruses pour survivre. D’autres étaient terrifiantes, rapportant les épisodes d’un massacre auquel elle avait assisté.
Je me rappelle mon premier voyage en Turquie, une fois adulte. J’avais près de cinquante ans, une certaine réputation, etc., mais ma mère me supplia de ne pas y aller. « Ces gens-la vont te tuer », me dit-elle. Et, comme je me moquais de ses mises en garde, elle ajouta : « Tu ne les connais pas. »
Entre ma grand-mère et ma mère, l’enfant que j’étais avait été élevé à redouter le Terrible Turc. Ces femmes auraient vu dans Midnight Express un documentaire et non une fiction.
Bien que j’aie soutenu avec la plus totale conviction que Midnight Express était non seulement raciste, mais aussi anti-humain, quelque chose au fond de moi demandait à être rassuré. Je me disais que j’avais peut-être perdu le contact avec la vie quotidienne en Turquie ; que les gens qui ont leur nom dans les journaux n’ont le droit de voir que le bon côté de toutes choses. C’était surtout pour cette raison que j’étais impatient de visiter la prison de Toptashi.
Je pris la précaution de ne pas annoncer ma visite à l’avance pour qu’on ne puisse pas me préparer la tournée pour hôtes de marque. J’allais simplement me présenter à la porte de la prison de bonne heure le samedi matin, premier jour de Bayram, grande fête nationale à l’occasion de laquelle les épouses et les enfants des prisonniers ont le droit de leur rendre visite.
Nous partîmes donc de l’hôtel à huit heures du matin, le Professeur Tunchay, Mme Gerede, Salih, mon garde du corps (le mieux vêtu de nous tous), et moi. Nous franchîmes le grand pont sur le Bosphore pour gagner le faubourg de Uskudar. Comme nous approchions de la prison, nous retrouvions sur les murs les mêmes inscriptions que nous avions vues tout au long de notre voyage.
La plus simple disait : « Ni la Russie, ni l’Amérique ! », une autre : « Pour la Turquie : la liberté ou la mort. » II y avait aussi les slogans des anarchistes : « Vive le terrorisme révolutionnaire du prolétariat. »
Ce qu’on voit d’abord, en arrivant à Toptashi, c’est un long mur de béton jaunâtre de six ou sept mètres de haut, flanque aux coins de tours irrégulières et assez informes. De l’autre côté de la rue pavée s’élève une mosquée. Je m’attendais à voir toute une foule autour de la prison, des familles entières qui attendraient, mais la visite commençait une heure plus tard et une seule femme était là, debout au pied du long escalier métallique qui menait au parloir ou les prisonniers rencontrent leur famille.
Nous frappâmes à la porte du parloir sans obtenir de réponse et nous nous dirigeâmes donc vers un des angles de la prison ou nous trouvâmes le bureau du chef de la gendarmerie qui gardait l’extérieur du bâtiment. A ma grande surprise, on nous fit entrer immédiatement et on nous offrit des sièges — le chef n’était pas là, pour lui aussi c’était un jour férié.
Dès que nous fumes assis, un jeune soldat avec la boule à zéro, en uniforme kaki, nous offrit de l’eau de cologne. C’est le geste typique de l’hospitalité turque. L’hôte fait une coupe de ses mains où l’on verse le liquide parfumé. Il les frotte l’une contre l’autre puis les passe sur son visage et son cou. Quelques minutes plus tard, un autre soldat costaud nous apporta du thé dans des verres en forme de tulipe posés sur de petites soucoupes avec quatre morceaux de sucre sur chacune. On offre d’emblée du thé à tous les visiteurs en Turquie ; on le boit très fort et très sucré.
Puis nous nous trouvâmes seuls dans le bureau du commandant de gendarmerie et j’eus l’occasion de poser quelques questions. On me dit que ces jeunes soldats ne gardaient que l’extérieur de ce long mur jaunâtre et qu’ils ne rencontraient pas les prisonniers. Ils sont tous jeunes, viennent d’une autre région — en Turquie, plus on va vers l’est, plus les gens sont conservateurs et religieux — et ils n’ont pas de sympathie particulière pour les détenus. Ce sont de jeunes campagnards, âmes simples mais bons coeurs, éprouvant le plus grand respect pour la vieillesse. On enseigne en Turquie, aux filles et aux garçons, à respecter leur père et à vénérer leurs grands-pères. Le jour de Bayram, ils baisent les mains de leurs âmes et inclinent leur front pour les toucher. Quand un homme âgé entre dans une pièce, ils se précipitent pour lui offrir un siège, du thé et de l’eau de cologne. La vieillesse a ses privilèges dans ce pays.
Ces « gamins » avaient des instruments de mort rapide. Leurs armes automatiques semblaient avoir été fabriquées aux États-Unis. On me répondit que non, elles avaient été fabriquées en Turquie mais, en effet, d’après un modèle américain.
Rien de tel que d’avoir un garde du corps pendant vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour comprendre avec quelle facilite on peut perdre la vie. Avez-vous déjà entendu un coup de pistolet dans une grande ville ? Il retentit a peine, et il peut tuer sans faire plus de bruit qu’une amorce. Et dans une ville comme Istanbul ou Izmir, l’agresseur peut disparaître dans la foule en quelques secondes.
Salih Tekin, mon garde du corps, n’appréciait pas ma façon d’aller en roue libre. Pendant tout le voyage, il s’était tenu au même endroit, a un ou deux mètres derrière moi. Il franchissait toujours une porte avant de m’autoriser à le suivre. Le soir, quand nous arrivions dans un hôtel, il inspectait soigneusement la chambre qui m’était destinée, entrait avant moi, ouvrait les placards et les tiroirs du bureau, retournait le matelas, regardait sous le lit st sur le dessus du réservoir de chasse d’eau. Les vases de fleurs, me dit-il, sont l’endroit idéal pour placer un explosif. II ne m’autorisait pas à pénétrer dans la chambre avant qu’il ait terminé son inspection. Il prenait alors contact avec la police locale pour qu’on poste deux hommes à ma porte pendant toute la nuit. Et malgré cela, je ne devais jamais ouvrir ma porte avant d’avoir reconnu sa voix. Si l’intention des terroristes était de montrer que ce gouvernement ne pouvait pas gouverner, quelle meilleure occasion de le montrer que de tuer l’hôte du premier ministre ?
Mme Gerede, la cinéaste, est une nature impatiente et énergique ; après que nous eûmes pris le thé, elle s’installa derrière le bureau du commandant absent, prit son téléphone — je me dis qu’elle avait déjà dû venir ici -, composa un numéro, celui de la prison elle-même, et demanda Yilmaz Güney.
On lui répondit apparemment qu’il n’était pas à portée du téléphone pour le moment. Elle laissa un message disant que j’étais arrivé pour lui rendre visite — pour autant que je sache, c’était la première fois qu’on mentionnait mon nom ce matin-la. Pouvait-on le faire venir près du téléphone ? Elle rappellerait dans dix minutes. Quand elle le fit, c’est à lui-même qu’elle s’adressa. Elle raccrocha et nous dit : « Venez ! Yilmaz va nous faire entrer. »
Et c’est bien ce qui arriva. Nous redescendîmes la rue le long du mur jaune, jusqu’à l’escalier métallique que nous montâmes pour atteindre la petite porte de fer. Mme Gerede frappa sur un panneau à hauteur du visage et un petit volet de fer s’ouvrit. Elle regarda et dit : « Le voilà ».
Avec un sourire de bienvenue, il nous ouvrit la porte.
Je n’en revenais pas. N’y avait-il aucune autre formalité à remplir ? Juste mon nom et son désir de me voir ? Est-ce que dans ce pays un prisonnier pouvait ouvrir la porte à ses visiteurs ?
II me prit dans ses bras et m’embrassa sur les deux joues. C’était la première fois que je voyais cet homme.
L’apparence de Yilmaz me surprit parce qu’il était beaucoup plus mince que je ne m’y attendais. Comme il était acteur aussi bien que cinéaste, je me rappelais que dans Umut il avait une bonne carrure et qu’il marchait avec l’assurance de la vedette. Cette assurance avait un sens symbolique : Yilmaz signifie : « II ne cèdera pas. » C’était cette résolution qu’il exprimait pour son public ; et sur l’écran il marchait comme un héros de légende.
II avait maintenant quelque chose de doux et de gentil, et d’ascétique aussi. Son troisième séjour en prison lui avait fait perdre dix kilos en un mois.
Nous nous trouvions dans un vaste parloir carré aux murs de béton sale. II y avait là des bancs, quelques vieux fauteuils et un divan d’un noir de jais. Yilmaz m’entraîna vers le divan en gardant le bras sur mes épaules. Avec un débit de parole si rapide que j’eus besoin d’un interprète, il me dit comme mes films avaient compté pour lui. Il les connaissait en détail, et citait des acteurs, des scènes.
Je fus frappe de ne voir aucun garde. S’ils étaient là, alors ils portaient des vêtements civils et étaient exactement le même genre d’hommes, du même niveau de culture que les prisonniers. Lorsque Güney nous avait ouvert la porte, l’homme près de lui était peut-être un garde, mais ce n’est pas son apparence qui permettait de le penser. Il portait un complet-veston sur une chemise à col ouvert et Güney une vieille veste sport sur une chemise à col ouvert. L’un pouvait prendre la place de l’autre. Ils se conduisaient en vieux amis, et je suppose qu’ils avaient eu tout le temps de le devenir.
Je restai avec Yilmaz dans cette prison de dix heures du matin à trois heures de l’après-midi et pendant tout ce temps je ne vis pas un homme en uniforme.
Je demandai a Yilmaz si je pouvais visiter la prison. II répondit que oui, bien sur, mais qu’il fallait passer par la formalité de demander l’autorisation du gouverneur de la prison, le Mudur. II montra une porte qui donnait dans cette pièce même.
Le Mudur était tout seul dans son bureau et il avait l’air solitaire. Sur sa table, une grande boîte bleue contenait des chocolats ; elle était nouée de rubans de fête : c’était un cadeau de Bayram. II pouvait être âgé de quarante-cinq ans, il avait des boucles noires que nos publicités pour shampooings qualifient de cheveux gras, il portait un costume bleu fonce avec gilet et sa veste ouverte révélait une cravate aux teintes assez vives. Il nous souhaita la bienvenue avec exubérance. On nous offrit encore de l’eau de cologne et on nous servit du thé dans des tasses en forme de tulipes. La chaleur de son accueil me surprit mais il faut bien dire que dans le monde entier les cinéastes semblent avoir la clé de l’amitié rapide. Il était visible aussi que Yilmaz et lui étaient de bons amis, sur un pied d’égalité — ce n’était pas exactement le genre de rapports qu’on attendrait de la part d’un gardien et de son prisonnier. En fait, le Mudur traitait Yilmaz comme une célébrité, comme une vedette. Et ce fut Yilmaz qui le mit a l’aise en face de moi.
Bien sûr, nous pouvions visiter la prison, dit le Mudur. Yilmaz serait notre guide. Pour ce qui était de prendre des photos, cependant, il hésitait un peu. II me demanda de laisser mon appareil sur son bureau jusqu’à ce qu’il ait donné un coup de téléphone parce qu’il ne voulait pas prendre la responsabilité des photos que je pourrais prendre et faire publier. Si l’autorisation était donnée, il me ferait porter l’appareil là ou je serais.
Salih, mon garde du corps, proposa de laisser aussi son pistolet 45 de fabrication américaine. Le Mudur acquiesça, sourit puis nous offrit des chocolats qui étaient délicieux mais, comme toute la confiserie de ce pays, trop sucrés à mon goût. Nous fîmes passer les chocolats avec le thé et nous levâmes pour partir. Le Mudur me prit dans ses bras et me mit un baiser sur chaque joue. Je compris que c’était une marque d’amitié courante entre hommes en Turquie. Je n’avais jamais été embrassé si souvent par tant d’hommes.
Yilmaz nous fit descendre un escalier, marches métalliques dans une cage de béton, et nous arrivâmes au rez-de-chaussée. Il y avait une grande benne rectangulaire, qui nous arrivait à la taille, et qui était pleine de croûtons d’un pain noir de paysan, les restes des prisonniers qui devaient servir de nourriture au bétail. Une autre porte nous conduisit à une étroite cour avec un petit arbre rabougri au tronc sans écorce et trois moutons sans attache.
Bayram est la grande fête traditionnelle dans cette partie du monde et son rituel est le plus ancien de la terre : c’est le sacrifice d’une vie pour obtenir la faveur du Dieu. Pour cette occasion chaque chef de famille amène un mouton à la maison dans le même esprit que nous, nous apportons un arbre de Noël. L’égorgement est généralement pratiqué dans le cercle de famille, sous les yeux des enfants et de tous les autres. (« Dieu a fait l’agneau pour qu’il soit égorgé », m’a dit un petit garçon).
Le chef de famille pratique une seule entaille profonde en travers de la gorge, le sang se vide par la blessure, les naseaux et la bouche, puis l’animal se couche et sa vie s’en va dans un soubresaut. On dépouille le corps encore tiède, les boyaux comestibles, encore fumants, sent mis de côté et la carcasse est dépecée. Un tiers de la viande, par tradition, va aux pauvres en général, un tiers aux voisins nécessiteux, et la famille garde le dernier tiers. On célèbre Bayram en prison comme partout ailleurs et les animaux qui étaient la attendaient.
Mme Gerede trouvait cette tradition barbare et horrible ; elle caressa l’une des bêtes. Je pensais à une question : était-ce pire que d’élever nos enfants dans l’idée que la viande est un produit ordinaire que l’on trouve tout enveloppé de papier transparent dans les congélateurs de nos supermarchés ?
Yilmaz avait une clé qui lui permit d’ouvrir une porte peinte en vert clair de l’autre côte de la cour. Elle menait à une petite pièce carrée qui était son bureau, endroit dont les autorités de la prison lui avaient donné la disposition pour écrire. II y avait là une table, deux chaises et deux étagères chargées de livres et de piles de magazines.
J’ai remarqué que dans tous les pays les prisonniers politiques étudient avec soin les lois qui les ont condamnés. Sur les étagères de Yilmaz se trouvaient trois épais volumes de droit turc, reliés en cuir. A notre question sur la durée de détention qu’il lui restait à accomplir, il répondit en nous lisant un passage d’un de ces livres concernant son cas. Il nous dit aussi que pendant la durée même de sa peine, il devait être jugé pour trois autres chefs d’accusation, de caractère politique. Reconnu coupable, il risquerait la mort.
II ne me semblait pas prendre cette menace très au sérieux. Pourquoi cela ? Avait-il été si souvent emprisonné que cela faisait partie de sa vie ? Mais alors, c’était toute l’atmosphère de la prison qui m’étonnait : le bureau de Yilmaz, l’aisance de ce détenu, l’insouciance des gardiens — si du moins c’étaient des gardiens — l’attitude amicale du Mudur, et je ne savais plus que penser.
Je découvris plus tard qu’en Turquie tout intellectuel qui se respecte à purgé une peine de prison. Le professeur Mete Tunchay, l’historien et philosophe que m’avait attaché M. Ecevit, avait eu quatre mois. Mon ami le romancier Yashar Kemal, que l’on cite souvent comme candidat au Nobel et qui, dit-on, l’a manqué de peu l’année de l’invasion de Chypre, et pour cette raison même, a lui aussi été écroué. Son épouse et traductrice, Thilda, a pris quatre mois. C’est devenu une espèce de distinction.
Comme l’aurait fait tout écrivain, Yilmaz prit des exemplaires de quatre de ses livres et me les dédicaça. II trouva aussi des affiches de films où il jouait le rôle principal et me les dédicaça également. C’était la répétition d’une scène que j’avais jouée avec d’autres écrivains dans d’autres circonstances, une réunion du P.E.N. club.
Je me mis à craindre que notre visite ne se terminât dans ce bureau et je demandai encore une fois a Yilmaz si je pouvais voir le reste de la prison. Bien entendu, me dit-il, et il nous demanda de le suivre, se comportant en homme aux privilèges illimités. Il nous fit traverser la cour, franchir une autre porte, monter un escalier. Toujours ni gardiens ni contrôles. Les prisonniers montaient et descendaient librement.
Nous pénétrâmes dans une pièce très longue qui ne ressemblait à rien de ce que j’avais imaginé. Je me trouvais dans un dortoir qui recevait a première vue une centaine d’hommes. Il était assez haut pour contenir deux étages de couchettes qui étaient presque toutes occupées par des prisonniers détendus, qui parlaient, lisaient ou jouaient aux cartes et dont certains même dormaient encore. Ils avaient toute liberté de se déplacer à leur guise. Yilmaz nous fit marcher lentement dans l’allée centrale. La plupart des prisonniers ne levèrent pas les yeux sur nous. Nous étions au coeur de la prison.
Tout au bout du local se trouvaient les hommes incarcérés pour les crimes les plus graves, dont de nombreux meurtriers, ainsi que des prisonniers politiques a qui avaient été infligées des sentences également lourdes. S’il se trouvait des gardiens dans cette longue salle très peuplée, je ne les remarquai pas. Il semblait que dans cette prison ce fut les prisonniers qui fissent la loi, et non les gardiens.
Je n’ai vu personne en cellule ni isolé, mais il devait évidemment y avoir d’autres quartiers pour résidents plus violents, quartiers que je n’ai pas pu voir.
Tout au bout de ce long alignement, à l’étage supérieur, se trouvait la chambre de Yilmaz. Nous gravîmes une échelle étroite. L’ouverture était masquée par des rideaux d’un tissu rouge, de fabrication artisanale. Nous avions vu au passage d’autres couchettes isolées par des rideaux, mais la plupart étaient offertes aux regards. Le voisin de Yilmaz nous souhaita la bienvenue ; c’était un homme d’environ quarante-cinq ans qui avait tué un policier et un gardien. Il avait passé dix-sept ans en prison. (Au moment de publier ce texte dans le Times, j’ai appris qu’il venait de s’échapper).
On nous invita à nous asseoir sur les deux matelas entre lesquels une caisse servait de table. Les deux hommes avaient utilisé cet espace pour en faire leur demeure. On voyait même du papier peint bleu ciel avec un motif floral sur la séparation entre leur espace et celui des voisins. Cette décoration se prolongeait sur les deux autres cloisons. « Oui, nous avons posé ce papier, nous dit Yilmaz. II faut essayer d’améliorer l’endroit où l’on vit. Un proverbe turc dit qu’on reconnaît un lion a sa tanière. »
Il s’assura de notre confort. Alors, assis près de moi, le bras autour de mes épaules, il nous demanda de rester déjeuner. Il avait passionnément besoin de prolonger notre visite. Nous acceptâmes bien évidemment.
Les deux matelas sur lesquels nous étions assis étaient couverts de dessus de lit. Des vêtements étaient pendus a des clous au mur, des vêtements civils. Tous ici étaient habillés comme ils auraient été, libres, dans la ville. Yilmaz avait une radio qui recevait toutes les stations et grâce a laquelle il restait en contact avec les événements du monde. Son compagnon avait une télé japonaise.
Du côté de Yilmaz, je vis une seule photographie, un groupe d’hommes, sans doute des camarades. Je lui demandai où se trouvait la photo de sa femme.
« Un homme n’affiche pas ici la photo de sa femme », me répondit-il.
Un jeune prisonnier crispé et déférent entra avec de l’eau de cologne que nous primes dans nos mains réunies en forme de coupe.
J’interrogeai Yilmaz sur sa femme. II avait passé la plus grande partie de sa vie d’adulte en prison — la nouvelle qui lui avait valu sa première peine, il l’avait écrite a vingt ans — et pour le moment le terme de sa peine n’était pas en vue. Comment supportait-elle cette situation ?
« Nous sommes mariés depuis huit ans, me répondit-il. Fatash à appris à considérer mon emprisonnement comme naturel. Si je sortais, je pourrais me retrouver ici une semaine plus tard. »
Je n’avais pas remarqué qu’il avait envoyé chercher à manger dans une boutique. Le prisonnier à l’air déférent écarta les grossiers rideaux rouges qu’il attacha avec art, puis il étala un journal propre sur la caisse de bois entre les couchettes. Il disparut pour revenir un instant plus tard avec des couteaux et des fourchettes qu’il disposa devant nous. II s’acquitta de tout cela aussi discrètement que possible.
« Je n’ai vu aucun gardien ici, dis-je.
- II y en a, répondit Yilmaz, mais ils sont habillés comme nous et la plupart d’entre eux sont nos amis.
- Frappent-ils les prisonniers ?
- Cela pourrait arriver, mais le gardien qui ferait cela serait en danger. Il n’aurait peut-être jamais plus l’occasion de battre un homme.
- La surveillance n’a pas l’air très étroite. Ne pourrais-tu pas t’échapper ?
- Oui, n’importe quand. Comme de toutes les prisons que j’ai connues.
- Pourquoi ne le fais-tu pas ?
- Je suis plus en sûreté ici.
- Mais tu risques la peine capitale. N’est-ce pas ce que tu m’as dit ?
- C’est vrai, dit-il.
- Libre, ne pourrais-tu pas quitter le pays ?
- La classe au pouvoir aimerait bien que je parte. mais je ne le ferai jamais. Je combattrai pour notre cause jusqu’à la fin, et sur notre terre.
- Crains-tu pour ta vie, ici ?
- On pourrait me faire tuer par quelqu’un, en effet. Je suis donc prudent, mais sans angoisse. J’ai des amis qui me protègent. II faudrait être fou pour essayer de me tuer. Cet homme-là ne survivrait pas cinq minutes. Au contraire, à l’extérieur, un assassin pourrait me tuer puis s’enfuir aisément. »
Les rideaux rouges s’écartèrent et le jeune criminel cérémonieux nous servit le premier de trois grands plats de nourriture, apportés d’une boutique, un ragoût de tomates que l’on mangeait en y trempant du pain, suivi d’un plat de riz parsemé d’abattis de volaille et de raisins de Corinthe, puis d’un kebab d’agneau. Yilmaz disposa le tout sur le journal qui recouvrait la caisse et nous pria à déjeuner. Nous mangeâmes directement dans les plats.
Je décrivis les scènes que j’avais vues à Chypre deux ans plus tôt, les camps de réfugies et leur misère épouvantable. Et leur courage aussi.
« Penses-tu que l’invasion de Chypre par les Turcs était juste ? demandai-je. Cette guerre était-elle nécessaire ?
- Ce n’était pas une guerre, répondit-il avec quelque dégoût, la guerre, c’est quand deux forces armées se rencontrent sur un terrain d’égalité. Là, c’était une agression contre un peuple désarmé.
- Mais la plupart des Turcs justifient cette invasion, même les libéraux.
- Je suis pour que Chypre soit non-alignée, dit-il, et ne soit contrôlée ni par les Grecs, ni par nous.
- Et les Kurdes ? » ajoutai-je.
Les Kurdes sont une minorité qui vit dans l’est de la Turquie près du Lac Van et le long de la frontière iranienne. Ce sont d’excellents cavaliers, connus pour leur esprit de rébellion explosif et leur farouche indépendance. Ils ont longtemps eu un mouvement séparatiste que le gouvernement turc a réprimé. L’un des chefs d’inculpation de Güney dans le procès qui lui était fait pendant son séjour en prison était d’avoir ouvertement épousé leur cause. Et c’était le motif pour lequel il risquait la peine capitale.
« Si nous défendons les droits de la minorité turque a Chypre, dit Yilmaz, nous devons aussi prendre en compte les droits des minorités dans notre propre pays. »
Le professeur Tunchay était impatient de me poser une question qui me mettait au défi en tant que Grec :
« Pendant l’invasion de Chypre, il y avait des slogans peints sur nos murs : Bas les pattes de Chypre ! par exemple, et j’ai aussi vu celui-là : Rappelez l’armée d’invasion turque fasciste ! Pouvez-vous imaginer les slogans correspondants sur les murs grecs ? »
Je restai court.
Nous mangeâmes en silence. Yilmaz, en hôte attentif, s’assurait que nous avions tous assez, mais mangea lui-même très peu.
« Pendant mon périple en Turquie, dis-je, il m’a semblé que le pays s’était beaucoup développé industriellement depuis mon dernier voyage.
- C’est vrai, dit-il. Et cela veut dire que le potentiel révolutionnaire de la paysannerie anatolienne a considérablement augmenté. En même temps, la crise mondiale a laquelle le capitalisme se trouve confronté me remplit d’espoir pour l’avenir de la Turquie. »
Il parlait d’un air de pédagogue et il me rappelait les instructeurs que j’avais connus, insensibles au doute, dans les Écoles des Travailleurs a New York, dans les années trente.
Tandis que nous mangions le riz et l’agneau, je lui demandai comment il voyait l’influence de l’Amérique dans cette région. Il me répondit qu’elle était énorme, les investissements directs en dollars dans les entreprises comme l’Hôtel Intercontinental d’Istanbul (ou j’étais descendu), la participation de capitaux américains dans d’importantes compagnies industrielles et commerciales (j’avais vu une usine de tracteurs Ford au fond de l’Anatolie), l’accord entre les États-Unis et la Turquie ou une clause stipulait que les armes fournies ne pouvaient être utilisées sans l’autorisation de Washington.
« Mais cela n’a pas été respecte à Chypre, lui dis-je.
— Nous ne pouvons pas devenir colonie américaine, répondit-il. La Turquie a ses propres besoins. Elle doit être libre et non-alignée. »
Le jeune prisonnier écarta encore les lourds rideaux rouges et nous lui tendîmes les plats a moitié vides ; il revint avec de l’Ekmek Kadayifi, une sorte de biscuit imbibé de sirop, si sucre que c’en était amer. Nous mangeâmes encore tous dans le même plat.
Je parlai a Yilmaz de la suggestion que j’avais faite à M. Ecevit de l’autoriser, au cours des années qu’il lui restait à purger, à faire un film, ici, dans sa prison. Je pensais que ce serait la meilleure réponse possible à Midnight Express, qui donnerait une vue documentaire d’au moins une des prisons du pays et montrerait qu’un homme, pourtant considéré comme ennemi de l’État, est autorisé dans certaines limites à continuer à vivre sa propre vie.
Je me suis souvent demandé dans quelle mesure les Turcs se préoccupent de leur image dans le reste du monde. J’ai dit au premier ministre la piètre estime où je tenais ses relations publiques et le sens que pourrait avoir pour la communauté intellectuelle du monde entier la permission donnée a cet artiste incarcéré de faire un film en prison. Je lui ai dit aussi que Midnight Express avait confirmé le stéréotype du Turc sadique aux yeux du monde entier et que la seule réponse convaincante serait un film tourné par Güney dans la prison de Toptashi.
M. Ecevit avait demandé à un secrétaire de noter ma suggestion. Il me semblait séduit par mon idée. Au moment de publier cet article aux États-Unis, six semaines plus tard, j’ai appris que Güney venait de terminer un court-métrage a Toptashi — de quatre minutes.
Il fallait partir. Nous parcourûmes encore une fois la longue allée entre les deux étages de couchettes. Cette fois de nombreux prisonniers descendirent dans le passage pour me serrer la main. Le bruit avait couru que j’avais tourné Viva Zapata, qu’ils avaient vu a la télévision quelques jours plus tôt. Ils avaient sympathisé avec le thème, tierra y libertad, qui a toujours concerné la paysannerie turque.
Le Mudur m’avait fait renvoyer mon appareil photo pendant le déjeuner et je pouvais faire des photos. Mais il faisait sombre dans la longue salle et les clichés que j’y ai faits ne remporteront aucun prix.
Nous trouvâmes le parloir plein de groupes de prisonniers avec leur famille. Des hommes ne cessaient d’embrasser leurs enfants, tout en posant des questions a leur femme d’une voix rapide et anxieuse. Ils savaient que le temps passait et qu’un nouveau contingent de visiteurs attendait à l’extérieur. Les sentiments dévoilés dans cette pièce étaient si intimes que moi, qui a filmé les émotions les plus intenses des acteurs pendant plus de trente ans, je n’ai pu me résoudre à prendre des photos. Tandis que les hommes étaient transportés de joie et les femmes saisies d’émotion, les enfants avaient souvent l’air effrayés par l’intensité des sentiments adultes. Je suis sûr que nombre d’entre eux ne pouvaient se rappeler avoir vu leur père ailleurs que dans cette triste salle grise aux parois de béton. Je restai figé contre le mur, à regarder les différentes familles tout a leur joie et leur angoisse.
C’est alors qu’on me dit que le Mudur voulait me voir dans son bureau et que c’était urgent.
Il se trouvait là un homme que l’on me présenta avec le titre d’Avocat — c’était peut-être un général inspecteur dans une traduction approximative — et il était dans tous ses états parce qu’on m’avait autorisé à prendre des photos. Il me tint un discours de plus d’une demi-heure, mais si rapide et si passionné que, mon turc étant ce qu’il est, j’en perdis la plus grande partie. Il donnait l’impression de répéter toujours la même chose, que Toptashi n’était pas représentatif, qu’il y avait dans le pays des prisons beaucoup plus modernes. Pourquoi n’avais-je pas visité l’une de celles-la ?
« Mais j’aime bien celle-ci », lui répondis-je.
Je vis bien qu’il trouvait ma réponse idiote et mensongère.
Il s’échauffait de plus en plus et se faisait très éloquent. Yilmaz, assis a l’écart, restait sans réaction, si ce n’est un léger sourire que j’estimai être gentiment moqueur. Je n’avais aucune idée de ce qu’il pensait du représentant du gouvernement qui l’avait mis en prison, parce qu’ils se conduisaient comme de vieux amis.
Durant la harangue de l’Avocat (« Pourquoi venir dans cette vieille prison ? Nous en avons de beaucoup plus modernes, propres, à la page ! ») le Mudur, avec une attitude particulièrement cordiale, sortit de derrière son bureau, tenant une bouteille d’eau de cologne. Nous mimes nos mains en forme de coupe. L’Avocat continua à parler tout en répandant le liquide parfumé sur son visage et son cou.
Je m’attendais à ce qu’il me demande de lui remettre la pellicule de mon appareil, mais il ne le fit pas. Il donna une conclusion abrupte à son discours, épongea son front moite et se leva. Puis il m’embrassa sur les deux joues, en disant quelque chose sur ma célébrité de metteur en scène, et quitta la pièce.
Je ne comprenais pas exactement ce qu’il pensait avoir gagné à m’invectiver ainsi. Je suppose qu’il voulait simplement se mettre à l’abri pour le cas où l’on reprocherait plus tard aux autorités de la prison de m’avoir autorisé à la visiter. On pouvait déclarer devant témoins qu’il avait parlé énergiquement et qu’il m’avait averti que je portais un jugement faux, L’Avocat avait pris une assurance.
Yilmaz n’avait pas proféré une parole. L’Avocat l’embrassa lui aussi sur les deux joues avant de s’en aller.
Je remerciai le Mudur pour m’avoir laissé libre de mes mouvements dans le bâtiment. Il me donna sa carte et je partis.
Dans le parloir, un gardien en vêtements civils, jeune, épais, avec des cheveux roux et un col ouvert, donna un coup de sifflet. Il était temps, pour ce contingent de visiteurs, de s’en aller.
Lorsque je dis adieu a Yilmaz, il m’étreignit avec force. Je sentais bien qu’il attendait de moi plus que je n’avais pu lui donner. Et je me demandais si ses certitudes absolues sur tous les sujets, typiques des gens du Tiers Monde, étaient préférables à mon ambivalence. Mon expérience de cinéaste m’a entraîné à voir les deux parties dans tous les conflits. Ma citation favorite est une phrase de Jean Renoir : « Tout le monde a ses raisons ». La pensée de Güney est programmée et se préoccupe des choix et des actions corrects.
Dehors, le long escalier étroit, désert a notre arrivée, était couvert du contingent suivant de visiteurs, femmes et enfants, les pauvres et les abandonnés. Nous eûmes du mal à descendre.
« Qui êtes-vous venue voir ? demanda une femme à Mme Gerede.
Yilmaz Güney, répondit-elle.
- Propagande communiste, rétorqua la femme, dédaigneusement.
Sur le chemin du retour, nous étions tous tristes. Le professeur Tunchay était particulièrement troublé.
« Les positions politiques de Güney détruisent son talent, dit-il. Que va devenir le cinéaste dans cet homme ? » Mete Tunchay, en homme bon et sensible, avait vécu cette rencontre comme la tragédie d’un talent gâché.
Un peu plus tard, je dis :
« II y a une chose que j’ai oublié de lui demander, c’est s’il a tué le juge ou non.
- Évidemment non, répondit Mme Gerede. II a été accusé a tort.
- J’aurais dû lui poser la question, ajoutai-je.
- De toute façon, ajouta-t-elle, c’était un juge fasciste.
- Et si vous étiez la fille de ce juge mort, dis-je, que diriez-vous ?
- Si tel était le cas, répondit-elle, j’espère que je ne permettrais pas à mes sentiments d’interférer avec mon intelligence. »
Un peu plus tard, elle ajouta :
« II y a un homme qui peut vous dire exactement ce qui est arrivé le soir ou ce juge a été tué. »
Cet homme, c’était Onat Kutlar, directeur de l’Institut du Cinéma, et je le rencontrai par hasard à une soirée en mon honneur le dernier jour de mon voyage en Turquie. Je lui demandai de raconter exactement à Mme Gerede ce qui s’était passe pour qu’elle puisse l’écrire pour moi. Il proposa de le faire sur le champ, ici même, pendant cette réception. Mme Gerede s’empara de la machine à écrire de notre note dans une pièce voisine et ils se mirent au travail.
Voici la déclaration d’Onat Kutlar :
« Un jour d’août 1974, je me rendis chez Yilmaz Güney. Comme nous étions de vieux amis, nous étions accoutumés de discuter de ses projets de films. Il venait alors de terminer le montage de Arkadas (« Le Copain »). C’est alors qu’il se mit à me parler avec émotion de son prochain film qui devait s’intituler Endise (« L’Inquiétude »).
Le personnage principal de ce film serait un ouvrier agricole de Churikova, près d’Adana. Cet étrange travailleur, à mi-chemin du fou et du saint, interrogerait l’horizon d’un regard fixe, accroupi devant sa tente. Et il penserait : « Il va arriver quelque chose, c’est sûr, quelque chose de terrible et d’effrayant ! Il faut qu’il arrive quelque chose ! » Cette idée le remplissait d’angoisse. Et le film serait l’histoire de cet homme.
Ce même soir, Güney partit pour Adana. Quelques jours plus tard, nous apprîmes la nouvelle du meurtre. Je n’en ai pas été témoin, mais… »
Et je me dis qu’en fin de compte Onat Kutlar n’était pas du tout témoin oculaire des faits !
Mais sa déclaration se poursuivait ainsi :
« Néanmoins, connaissant Yilmaz, ayant entendu les déclarations des témoins oculaires, et lu tous les comptes-rendus de cet événement, je peux reconstituer ce qui s’est passé. »
J’avais quelques doutes sur la capacité de quiconque à se livrer à ce genre d’activité.
Voici la suite de sa déclaration :
« Yilmaz Güney, tout au long de sa carrière de cinéaste, des son premier film et dans tous les films dont il a été l’interprète, est devenu le symbole des opprimés, combinant dans son travail les qualités d’un derviche, d’un Don Quichotte et d’un vagabond. Aux yeux des pauvres surtout, il était un héros populaire, mélange du saint homme et du valeureux. »
Cela, je voulais bien le croire, j’avais vu comment les autres prisonniers le regardaient.
Onat Kutlar poursuivait : « Au bout de quelques jours du tournage de Endise, il filmait une scène dans un restaurant bondé, au cours de laquelle on tire un coup de feu ; et c’est alors que se produisit l’incident suivant. Un juge de tendance fasciste, hostile à l’atmosphère qui entourait Yilmaz, l’insulta. Très pris de boisson, il calomnia aussi la femme de Güney. Le propriétaire du restaurant essaya de ramener le juge à la table où se trouvait sa propre femme, mais il continua à hurler ses insultes. Tout l’entourage de Yilmaz observait la scène avec calme. Yilmaz lui-même garda le silence. Cela augmenta la colère du juge qui commentait à se sentir ridicule. Il revint à la charge avec des jurons. Ses amis se levèrent. Güney et ses amis firent de même. Le juge attrapa une chaise et la lança sur Yilmaz qui tomba. C’est à ce moment qu’on entendit un coup de feu. Et le juge mourut. »
Mais qui avait tiré le coup de feu ?
La déclaration continue ainsi : « La radio, porte-parole du parti au pouvoir a ce moment, annonça aussitôt que Yilmaz était l’assassin. Ce même soir, on remplaça le procureur de Yumurtalik. Son successeur déclara Yilmaz coupable. II fut jugé, reconnu coupable et il se trouve aujourd’hui dans la prison de Toptashi. »
Cette déclaration ne me satisfaisait évidemment pas. Onat Kutlar n’était pas témoin oculaire. Il rapportait des on-dit et, j’en ai peur, racontait les événements comme il aurait souhaité qu’ils se produisent. On réécrit toujours l’histoire, parfois même quand elle est encore chaude.
Quelques jours plus tard, à Paris, je passai un moment avec des Turcs exilés volontaires, un peintre et sa femme, un romancier et sa femme, un documentariste et sa femme suédoise. Je parlai de Güney et de mon impression de la prison de Toptashi.
La Suédoise me paria d’un de ses amis qui avait été incarcéré en Turquie puis, à la suite d’un échange de prisonniers, dans une prison suédoise moderne. Il avait déclaré que la prison turque était plus sale et la nourriture moins bonne mais que le traitement inflige en Suède était peut-être plus cruel : l’isolement total. Dans la prison turque, il appartenait à une communauté, jour et nuit, et cela avait fait pour lui une grande différence.
« Mais vous savez, dit le documentariste, que toutes les prisons turques ne sont pas comme celle que vous décrivez. (Et il parlait d’expérience).
— Je sais bien, mais celle que je décris, je l’ai vue. »
Puis je posai la question : « Je n’ai pas demandé à Yilmaz s’il a tué le juge ou non. Et il ne m’en a pas parlé non plus. »
Le peintre exilé volontaire me raconta alors quelque chose qu’on ne m’avait pas dit à Istanbul. Au cours de l’enquête, des hommes avaient déclaré que c’étaient eux, et non Güney, qui avaient tué le juge. « De tous les côtés, dit-il, des hommes se levaient pour proclamer qu’ils étaient coupables de ce meurtre.
- Pour moi, dit le romancier, je crois à la culpabilité de Yilmaz. Il avait été victime de la plus grande provocation possible. Le juge l’avait humilié d’une façon qu’aucun homme ne saurait supporter, l’insultant de façon répétée, lui et sa femme, et cela publiquement. Il a finalement contraint Yilmaz à le tuer pour sauver la face, par amour-propre.
- Et les déclarations, au cours de l’enquête ? demandai-je. Ceux qui se sont levés pour déclarer qu’ils avaient tué le juge ?
- C’est bien cela qui me fait croire que Yilmaz était coupable, ajouta le romancier. Cela plus que toute autre chose. »
Mes amis me déposèrent à mon hôtel. Nous nous souhaitâmes une bonne nuit. C’était ma dernière soirée à Paris et je ne voulais pas encore dormir. Il me fallait mettre mes idées au clair. Je descendis la rue de l’Odéon et j’arrivai sur le boulevard St-Germain qui, malgré l’heure tardive, était encore très animé.
Tout au long de mon voyage, j’avais eu le sentiment que les forces moderées — par exemple M. Ecevit – tenaient en lisière des tensions et des conflits qui auraient pu se résoudre en une explosion d’une extrême violence. Un matin, les journaux d’Izmir avaient raconté que le premier ministre avait été attaqué dans son bureau par les membres de sa garde — pas physiquement, précisait-on, mais verbalement, avec véhémence et avec haine. On rapportait que la réaction de M. Ecevit avait été : « N’en faisons pas toute une histoire ».
Je me rappelais avoir été réveillé, dans la petite capitale provinciale d’lsparta, par le bruit d’une explosion. Quelqu’un avait lancé une bombe dans une maison proche de notre hôtel. Un homme était mort, un autre avait eu la jambe emportée. Le lendemain matin, deux jeunes hommes d’une famille de droite avaient été écroués, Ils se refusaient à expliquer les motifs de leur action.
Je me rappelais la prison de Toptashi comme l’un des lieux les plus paisibles que j’aie visités, ou j’avais eu des conversations les plus sensées. « Je suis plus en sécurité ici », avait dit Yilmaz.
Évidemment, toute cette violence n’était pas l’apanage de ce seul pays. Ma maison a New York a été cambriolée trois fois. Toutes les fenêtres au rez-de-chaussée sont barricadées dans notre rue. Encore tout récemment mon beau-fils, qui a quinze ans, a été attaque avec un camarade au coin de l’avenue Columbus et de la Soixante-dixième rue par une douzaine d’adolescents a peine plus âgés que lui. Ces jeunes brigands ne demandèrent pas d’argent, ils ne voulaient aucun des objets appartenant aux deux garçons. Tout ce qu’ils voulaient, c’était faire peur à nos deux gamins, qui se précipitèrent dans un drugstore. Un peu plus tard le propriétaire, en vrai garde du corps, les raccompagna chez eux.
Et c’est alors, tandis que je descendais la rue de Rennes, que je vis une énorme bataille de rue, impliquant au moins une vingtaine de jeunes gens. Le tourbillon des poings et des pieds allait d’un trottoir à l’autre et arrêtait la circulation. Je pris place à côté d’autres spectateurs, adossé à un mur.
Nos sympathies n’allaient évidemment ni d’un bord ni de l’autre, puisque nous ne connaissions pas l’enjeu. Une pensée me frappa soudain : les participants eux-mêmes ne savaient peut-être pas pourquoi la bagarre était si rude. Quelle serait la victoire ? Quel en était le prix ? Qui devait être battu et pourquoi ? Que pouvait-on y gagner ? Et y perdre ?
Je retrouvais une impression que j’avais souvent eue durant mon voyage : non seulement des hommes jeunes et bons avaient perdu confiance dans les programmes de leur gouvernement et dans les critères moraux de leurs aînés, mais de plus ils ne croyaient plus, ou ne connaissaient plus leurs propres valeurs. Ils ne prônaient aucune solution. Ils ne proposaient pas d’alternative.
Je me dis que nous étions tous assis sur un volcan.
C’est alors que je me rappelai le héros de Yilmaz, l’ouvrier agricole dans le film qu’il n’avait pas pu tourner, le type bizarre, à moitié saint, à moitié fou, accroupi devant sa tente et qui disait : « II va se passer quelque chose, c’est sûr, quelque chose de terrible et d’effrayant. Oui, il faut qu’il arrive quelque chose. »
Note de la Rédaction : Depuis que les textes d'Elia Kazan et d'Adrian Turner ont été écrits, Yilmaz Güney a été transféré dans une prison au régime très sévère. Ce changement est consécutif à la chute du gouvernement Ecevit.
Les deux hommes en images en 1982 sur le tournage du Mur, dernier film de Güney, deux ans avant sa mort.