Rencontre avec Ronnie Ramirez & Maxime Kouvaras de Zin TV

Les mouvements sociaux semblent être devenus muets et invisibles parce qu'ils délèguent leur communication aux professionnels de l’audiovisuel dont la plupart sont prisonniers du système audimat et du langage qui en découle. Comment trouver une alternative à cette dictature esthétique hégémonique ?

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Ren­contre avec Ron­nie Rami­rez et Maxime Kou­va­ras, membres de Zin TV

Le constat de départ

Les mou­ve­ments sociaux semblent être deve­nus muets et invi­sibles parce qu’ils délèguent leur com­mu­ni­ca­tion aux pro­fes­sion­nels de l’audiovisuel dont la plu­part sont pri­son­niers du sys­tème audi­mat et du lan­gage qui en découle. Com­ment trou­ver une alter­na­tive à cette dic­ta­ture esthé­tique hégé­mo­nique ? Chez Zin TV on ouvre un espace de résis­tance, de liber­té et de créa­tion, on y explore des pistes notam­ment à tra­vers les ate­lier vidéo, nos pra­tiques et aus­si à l’étranger avec d’autres struc­tures qui comme Zin TV tentent de construire un modèle de com­mu­ni­ca­tion basé sur des valeurs non-com­mer­ciales, notam­ment les télé­vi­sions par­ti­ci­pa­tives véné­zué­liennes. Mais une de nos carac­té­ris­tiques prin­ci­pales est de mettre en lien des asso­cia­tions, des orga­ni­sa­tions et des mou­ve­ments sociaux entre eux. Nous sommes un trait d’union dans le monde citoyen.

Après des années d’expérience d’ateliers vidéo dans les quar­tiers popu­laires à Bruxelles, un ter­rible constat de sté­ri­li­té nous appe­lait à chan­ger de voie. C’est l’im­pos­si­bi­li­té de sus­ci­ter des voca­tions de cinéastes au-delà du mur qui pro­tège le monde pro­fes­sion­nel des gens issus des quar­tiers popu­laires. Entrer dans le monde pro­té­gé des pro­fes­sions de l’audiovisuel sans se tra­ves­tir semble impos­sible. Même si à la télé­vi­sion de ser­vice publique il y a plus de femmes de ménage d’origine immi­gré que de jour­na­listes ou de cinéastes, l’impression est de deve­nir un sol­dat du sys­tème pour s’y expri­mer. Le pro­blème vient aus­si de la voca­tion stric­te­ment socio-cultu­relle de ces ate­liers, com­man­di­tés par les pou­voirs publics sans qu’il soit réel­le­ment ques­tion d’of­frir des débou­chés concrets pour les par­ti­ci­pants. Il s’a­git plus de les occu­per voire de faire là encore de la com­mu­ni­ca­tion ins­ti­tu­tion­nelle. Un ate­lier à Ander­lecht où les par­ti­ci­pants ont vou­lu expri­mer le fait que leur école était une école pou­belle et où la direc­tion empê­cha le film de dif­fu­sion lors de ses jour­nées portes ouvertes nous a défi­ni­ti­ve­ment convain­cu que nous devions offrir autre chose à notre public… 

Nous nous sommes donc pen­chés à pen­ser à trou­ver la suite de cette impasse en offrant accès non seule­ment à une for­ma­tion et à des moyens de pro­duc­tion mais aus­si à une pla­te­forme de dif­fu­sion. Nous sommes bien conscients que nous avons démar­ré un mou­ve­ment struc­tu­ré depuis 2009, année que nous exis­tons offi­ciel­le­ment, dou­ce­ment, pru­dem­ment et bien-sûr sans être sub­si­dié. Donc modes­te­ment, sans pour l’ins­tant pou­voir pro­duire des long-métrages de fic­tion, mais on y arri­ve­ra. Notre voca­tion n’est pas mar­gi­nale, elle est appe­lé à évo­luer et à gran­dir, jusqu’à deve­nir une vraie télé­vi­sion de ser­vice au public. Le che­min est semé d’embûches que nous assu­mons avec déter­mi­na­tion, il est logique qu’un ciné­ma ‑le ciné­ma du réel- qui nous nour­rit phi­lo­so­phi­que­ment a tou­jours pro­cé­dé à la cri­tique des sys­tèmes de pro­duc­tion. Zin TV n’est donc pas un pro­jet de boy-scouts ou de bons sama­ri­tains qui défen­draient un sys­tème contre un autre. Il s’a­git d’a­bord sim­ple­ment de reve­nir aux réa­li­tés et de maté­ria­li­ser col­lec­ti­ve­ment un cer­tain nombre d’i­dées par le ciné­ma en vue de la construc­tion d’autre chose.

Le pro­jet

La créa­tion de Zin TV date de sep­tembre 2009. Zin vient de Zinneke[[Zinneke désigne en bruxel­lois à la fois la petite Senne, la rivière qui contour­nait Bruxelles pour évi­ter des inon­da­tions et un chien, résul­tat du mélange de toutes sortes de races. Zin­neke veut dire aus­si le cham­pion de la race pas pure. Le Zin­neke bruxel­lois est quelqu’un qui a des ori­gines mélan­gées, fla­mande, wal­lonne, ita­lienne, espa­gnole, arabe, anglaise, alle­mande,. etc.]] per­son­nage popu­laire bruxel­lois choi­si sur les conseils de Fran­çois Ruf­fin, che­ville ouvrière entre autres du jour­nal Fakir. Noyau d’une dizaine de per­sonnes aujourd’­hui, une ving­taine de membres offi­ciels et un réseau allant s’é­lar­gis­sant. La struc­ture s’a­li­mente avec la loca­tion ponc­tuelle de son maté­riel auprès du monde pro­fes­sion­nel et des films de com­mande venant du sec­teur asso­cia­tif. Zin TV est une expé­rience, une télé­vi­sion asso­cia­tive d’ac­tion col­lec­tive et par­ti­ci­pa­tive qui se veut proche des citoyens. Soit un col­lec­tif de pro­fes­sion­nels de l’au­dio­vi­suel, de citoyens enga­gés et d’ar­tistes se don­nant pour but de dépas­ser le modèle de com­mu­ni­ca­tion domi­nant. Le ciné­ma est un outil qui per­met d’ex­pri­mer un point de vue sur le monde et de par­ta­ger ce point de vue. L’i­dée fon­da­men­tale est d’ai­der par ce biais les mou­ve­ments sociaux, les orga­ni­sa­tions citoyennes, les syn­di­cats, toutes les forces actives de la socié­té à sor­tir du modèle pro­pa­gan­diste. La démarche vient du docu­men­taire dans le sens où il s’a­git d’être direc­te­ment en contact et de vivre avec ceux qui sont direc­te­ment concer­nés par les réa­li­tés dont on parle. Ceci en pre­nant le temps de l’im­pré­gna­tion. Il ne s’a­git pas de venir de manière oppor­tu­niste for­mer les gens au lan­gage ciné­ma­to­gra­phique. La démarche doit venir des gens eux-mêmes qui vont s’approprier ces outils pour faire part de cette armée de com­mu­ni­ca­teurs qui vont construire ce modèle de com­mu­ni­ca­tion de par­ti­ci­pa­tion citoyenne.

On prend appui sur un patri­moine poli­tique, cultu­rel et intel­lec­tuel des popu­la­tions exclues. Il s’a­git de le déve­lop­per, de le mettre en valeur en s’in­té­res­sant plu­tôt à l’in­tel­li­gence des gens qu’à leur aspect folk­lo­rique qui est sou­vent le seul aspect mon­tré par la télé­vi­sion. On n’a pas peur des contra­dic­tions que la réa­li­té des mou­ve­ments sociaux implique. L’i­dée n’est pas de gom­mer les pro­ces­sus, les expé­riences dont découlent les évè­ne­ments et les idées. Tou­jours dans une démarche docu­men­taire et cri­tique, il s’a­git de mettre en place une culture du dia­logue qui aille au-delà des seuls porte-paroles de mou­ve­ments. Il s’a­git aus­si par là de sti­mu­ler la notion de démo­cra­tie par­ti­ci­pa­tive car, ain­si on contri­bue au dépas­se­ment de vieux sché­mas dans les­quels la gauche s’est embourbée.
Zin TV se donne pour objec­tif de pou­voir pro­duire et dif­fu­ser trois choses : des films édu­ca­tifs (cap­ta­tion de confé­rence, de débats, des inter­views, etc.), des films de mobi­li­sa­tion (repor­tages sur des actions), des créa­tions (qui peuvent aller du vidéo-clip au docu­men­taire, en pas­sant par la fic­tion ou l’animation). Ces trois axes peuvent évi­dem­ment se croiser.

Evo­lu­tion du réseau ?

Par exemple Les Comi­tés Action Europe[[http://www.comitesactioneurope.net/]] qui regroupent des syn­di­ca­listes, des mili­tants alter­mon­dia­listes et des Indi­gnés. Nous les sui­vons dans l’i­dée de faire un docu­men­taire sur le long terme qui par­le­rait de la genèse et de l’é­vo­lu­tion de leur mou­ve­ment tout en leur four­nis­sant des cap­sules vidéo au fur et à mesure. Au départ, il n’a pas été facile de faire com­prendre que le rôle de Zin TV n’é­tait pas uni­que­ment de pro­sé­ly­tisme. Petit à petit, nous avons été inté­grés et aujourd’­hui on peut dire que nous géné­rons quelque chose de l’in­té­rieur du mou­ve­ment, une réflexion constante sur com­ment appa­raître, com­ment expri­mer la lutte par les sons et les images. Par exemple, lors de la grosse manif syn­di­cale contre l’aus­té­ri­té du 14 novembre 2012 à Bruxelles, il y avait des points de vue contra­dic­toires sur l’or­ga­ni­sa­tion. Nous avons pro­po­sé de fil­mer les dis­cus­sions en fai­sant valoir qu’il était inté­res­sant de mon­trer ces débats. Cer­taines per­sonnes étaient évi­dem­ment très réti­centes et on a été sou­te­nu par les Comi­tés Action Europe face aux autres mou­ve­ments. Ils ont sou­te­nu l’i­dée qu’il était impor­tant de fixer le pro­ces­sus et pas seule­ment le résul­tat des luttes. C’est une forme de recon­nais­sance du tra­vail de fond que nous fai­sons avec eux non pas en débar­quant une heure de temps à autre mais en leur disant : « votre agen­da est le notre ». Nous aime­rions à terme pou­voir reflé­ter de cette façon la diver­si­té des mou­ve­ments sociaux et du milieu asso­cia­tif. Il faut que ce monde-là puisse pro­duire de lui-même sa propre image et ne pas attendre qu’on le fasse pour lui. On voit ain­si les per­sonnes évo­luer, deve­nir des per­son­nages de nos films et tra­vailler leur expres­sion non pas dans le sens de la com­mu­ni­ca­tion et de la confor­ma­tion mais d’une plus grande fidé­li­té à ce qu’ils sont réel­le­ment. Cela néces­site d’ailleurs de faire admettre que l’on a sur la réa­li­té une approche sub­jec­tive, enga­gée et pas pla­te­ment informative.

Les formes

Sou­vent, l’a­ma­teu­risme consiste à repro­duire des modèles télé­vi­suels domi­nants. Il est donc sou­vent trop facile de cri­ti­quer les mili­tants qui prennent une camé­ra et partent dénon­cer une situa­tion et n’en rele­ver que les erreurs. L’exemple des images qui ont cir­cu­lé sur la répres­sion de la mani­fes­ta­tion autour du Ban­quet des riches[[Le 11 octobre 2012 un dîner pres­ti­gieux était orga­ni­sé au Palais d’Eg­mont à Bruxelles. Il sui­vait une jour­née d’é­tude orga­ni­sée par le lob­by patro­nal les Amis de l’Eu­rope à laquelle était invi­tée l’é­lite poli­tique et finan­cière. Les Comi­tés Action contre l’Aus­té­ri­té en Europe (CAE) orga­nisent une mani­fes­ta­tion devant le Ban­quet des riches au terme de laquelle la police pro­cèdent à cent arres­ta­tions.]] est typique. On se concentre seule­ment sur le spec­ta­cu­laire. On musi­ca­lise la répres­sion poli­cière sans s’in­té­res­ser à qui mani­feste et pour quoi. Nous nous méfions de ces pièges de l’hys­té­rie de l’instantané et de la pré­ci­pi­ta­tion. Mais bien sûr on fait plus d’au­dience avec du spec­tacle qu’a­vec un outil d’a­na­lyse. D’au­tant que la répres­sion légi­time et fait exis­ter média­ti­que­ment une action politique.

Pour ce qui est de la pos­si­bi­li­té d’être vu par les gens qu’on filme, c’est vrai qu’on doit aus­si faire avec une cer­taine colo­ni­sa­tion des ima­gi­naires par le modèle cultu­rel domi­nant. Pour­tant l’histoire du ciné­ma d’é­man­ci­pa­tion est riche. Il a une his­toire que les mili­tants doivent se réap­pro­prier. D’un autre côté, nous défen­dons notre esthé­tique et sur­tout une cer­taine diver­si­té lin­guis­tique au sein même de Zin TV. C’est celle-ci qui nous dif­fé­ren­cie de la mono-forme[cf. Peter Wat­kins Media Cri­sis]] dont on trouve les modèles par­tout dans le monde à l’i­den­tique. Le mar­ché télé­vi­suel ne pro­duit de diver­si­té que dans [la tête des idéo­logues néo-libé­raux. Ce que nous voyons, c’est un appau­vris­se­ment et un nivel­le­ment des formes d’ex­pres­sion par le bas. 

Peut-il y avoir une exploi­ta­tion esthé­tique des luttes ? Peut-être. C’est pour­quoi l’i­déal est de défendre la dimen­sion par­ti­ci­pa­tive d’une œuvre rare­ment indi­vi­duelle, tou­jours pou­voir lais­ser à ceux qu’on filme un accès à l’ob­jet qu’on fabrique. L’i­dée est de mettre en place un échange qui donne des réfé­rences aux gens ‑puisque quoi qu’il en soit le ciné­ma est un lan­gage- pour qu’ils puissent inter­ve­nir sur l’i­mage qu’on fabrique d’eux et idéa­le­ment se l’ap­pro­prier com­plè­te­ment. Mais le pro­blème n’est pas de savoir qui filme en fait. Aujourd’­hui les pin­gouins peuvent faire les films sur les pin­gouins sans pro­blème pour reprendre le pro­pos de Chris Marker[[Au cours du débat qui le confronte aux ouvriers après la pre­mière pro­jec­tion de A bien­tôt j’es­père tel que res­ti­tué dans La Char­nière, Chris Mar­ker constate : « qu’on aille chez les pin­gouins ou chez les ouvriers (…) évi­dem­ment on ne peut expri­mer réel­le­ment que ce qu’on vit. » allu­sion à un film sur les pin­gouins que Mario Mar­ret avait réa­li­sé en 1951.]]. Les outils tech­niques le per­mettent. Mais la ques­tion est sur­tout : dans quel langage ?

Bien sûr, un siècle de ciné­ma a été domi­né par la petite bour­geoi­sie. Aujourd’­hui on assiste peut-être, grâce à la tech­nique à une forme de démo­cra­ti­sa­tion mais aus­si de géné­ra­li­sa­tion des formes hégé­mo­niques. Et c’est en cela que l’ex­pé­rience véné­zué­lienne nous inté­resse aus­si. L’é­mer­gence de médias sous contrôle des mou­ve­ments sociaux nous enseigne qu’il y a moyen de résis­ter à ces formes domi­nantes et de lais­ser la place à une autre forme d’ex­pres­sion. Cela passe par un aspect tac­tique qui est un tra­vail de démen­ti et de cri­tique des médias exis­tants. Et par un autre aspect plus stra­té­gique qui est de construire une iden­ti­té collective. 

C’est ce qui nous semble éga­le­ment inté­res­sant lorsque la pré­si­dente argen­tine Cris­ti­na Kirch­ner divise le spectre hert­zien en trois, une par­tie pour le pri­vé, une par­tie pour le public et une pour le milieu asso­cia­tif, de telle manière à créer une chaîne de télé qui ne dif­fuse que du ciné­ma natio­nal et de déve­lop­per le sec­teur asso­cia­tif qui garan­tit la par­ti­ci­pa­tion citoyenne à la vie active du pays. Cela indique que l’on peut défendre des formes domi­nées à l’é­chelle d’un pays face aux empires culturels. 

Pour ce qui est de faire émer­ger des formes libé­rées des sché­mas domi­nants à l’é­chelle des milieux popu­laires de chaque pays, nous croyons à une forme d’é­du­ca­tion, à des écoles de ciné­ma popu­laires où la liber­té s’ap­pren­drait en l’exer­çant. La pre­mière chose qui se joue dans ce type de lieux où les pro­fes­sion­nels ont la res­pon­sa­bi­li­té de trans­mettre plus qu’un savoir tech­nique, un point de vue sur les formes, c’est pré­ci­sé­ment de don­ner accès à autre chose, de mon­trer des films qui ne sont vus nulle part ailleurs. Don­ner des réfé­rences d’autres expé­riences et pra­tiques du ciné­ma du réel. Il ne faut pré­ju­ger de rien. Mais, le plus sou­vent, c’est vrai qu’il s’a­git d’a­bord de décons­truire avant de recons­truire lors­qu’on tra­vaille en ate­lier. Une des clés pour démon­ter la réfé­rence domi­nante, c’est la constante d’une néces­si­té de se posi­tion­ner lors­qu’on décide de fil­mer quelque chose ou quel­qu’un. C’est par­tir de la néces­si­té d’une démarche per­son­nelle. Le choix des formes en découle. Pour l’ins­tant, nous sommes dans l’ef­fon­dre­ment d’un sys­tème dont on ne sait pas à quoi il va lais­ser place. Tout ce que nous pou­vons faire, c’est de conti­nuer à mettre en place nos pro­jets péda­go­giques et nos pro­duc­tions, conti­nuer à poser chaque jour une brique sup­plé­men­taire à l’édifice et conti­nuer à nous inté­res­ser à ceux qui cherchent des solu­tions sans nous tenir sous la tutelle d’un par­ti poli­tique ou d’une église ou d’un quel­conque par­ti idéo­lo­gique… et de nous tenir prêt à gagner les batailles à venir.

Pro­pos recueillis par Patrick Taliercio

SMALA CINEMA (Revue), N°1, juin 2013

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