Dans le documentaire Rêver sous le capitalisme, 12 personnes racontent un rêve et son interprétation en lien avec leur boulot. Un film saisissant, tant sur la forme que sur le fond.
Un malaise, des crispations, un cadavre, des zombies… Des voix racontent des rêves, matières intimes sans filtre, directement en lien avec le travail, sur d’impressionnants plans fixes où passent surtout le temps et des silhouettes de travailleurs et travailleuses anonymes, quelques reflets mouvants au son d’une ville dont on sent l’exigence. Neuf anonymes et trois personnes à visage découvert aux inflexions parfois fragiles, parfois hachées, dans des fins de nuit, des crépuscules ou des levers du jour. Une responsable de magasin rêve du bip du scanning : beaucoup de bips, c’est que les caissières travaillent vite. Un homme témoigne : « Chaque soir, on se dit au revoir, à demain. Peut-être… »
Des rêves émerge une réalité faite de peur de perdre son travail et de ne pas bien faire, de patrons caractériels, d’enfermement administratif, de déshumanisation, de séquençage du travail, d’intensification des cadences, d’infantilisation, de mise en concurrence, de perte de sens… C’est l’institutionnalisation d’un climat culpabilisant, aliénant, et ses ravages qui se dévoile dans une montée en puissance. Inspirée par le livre Rêver sous le troisième Reich de Charlotte Beradt – compilation de 300 rêves de citoyennes allemandes recueillis en 1933 décrivant, déjà, ce qui deviendra l’horreur nazie –, Sophie Bruneau, anthropologue de formation, nous parle de l’évolution des pratiques dans le monde du travail.
En 2004, dans votre documentaire Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés, vous abordiez déjà cette question de la souffrance au travail. Pourquoi y revenir ?
C’est un sujet inépuisable, du fait de son importance dans nos vies, de sa complexité, de son évolution. Il raconte tellement du vivre-ensemble : c’est un révélateur énorme. Ils ne mouraient pas tous… témoigne du début du débat public sur la souffrance au travail, le burn-out, et déjà sur la disparition de la frontière entre vie professionnelle et vie privée. Il fait le lien entre les nouvelles formes d’organisation du travail et les souffrances individuelles, induites notamment par l’utilisation managériale de la peur.
Dans ce film-ci, pour la gérante de la grande surface, c’est l’intensification. Le syndicaliste, lui, est marqué physiquement par la peur, dont il garde des stigmates cinq ou six ans après avoir quitté son travail. Pour moi, il existe un basculement à partir de son témoignage. On ne sait plus si on est dans son rêve ou la réalité.
Malgré la diversité professionnelle ou des parcours singuliers, les rêveurs parlent tous d’une même voix. On se rend compte que ça fait système, avec une grande violence sous-jacente. Toutes ces personnes, âgées de 40 à environ 60 ans, ont aussi été heureuses au travail. Mais elles se rendent compte qu’elles ne peuvent plus travailler comme avant, en termes de valeurs, d’éthique, de rapport à l’autre… J’aurais voulu recueillir un récit d’une personne plus jeune, parce qu’il y a actuellement une telle libéralisation, et une telle ubérisation de la société [du nom de l’entreprise Uber, ndlr], mais ça ne s’est pas présenté.
Depuis votre premier film, les pratiques générant de la souffrance au travail se sont intensifiées. Avec quels effets ?
Prenez par exemple les mesures prises début de cette année par la ministre de la Santé Maggie De Block. Sous couvert de parcours de réintégration, le licenciement des travailleurs malades de longue durée se trouve facilité. Alors que le congé maladie, c’est le bouclier pour pouvoir tenir, se reconstruire. Avant, moins de gens y avaient recours, puisque le travail se passait mieux, mais aujourd’hui, ils utilisent ce garde-fou.
Parmi les rêveurs, quatre travaillent dans le soin aux autres ; la ligne de front a reculé. Les chiffres du burn-out sont en augmentation exponentielle, ce qui montre une généralisation de la dégradation des conditions de travail et une augmentation de la violence retournée contre soi. Pour que le système néolibéral continue à engranger des résultats – – en réalité jamais atteints –, le gouvernement veut supprimer les garde-fous en culpabilisant les bénéficiaires des solidarités sociales. C’est le discours sur les « profiteurs ».
Qu’est-ce qui vous a inspirée dans le livre de Charlotte Beradt ?
J’ai toujours relégué le rêve au rang de la psychologie, mais Charlotte Beradt – oubliée de l’histoire – le prend comme matériau racontant une époque, le lie à une dimension politique et sociale. Elle a fait elle-même un cauchemar et en a tiré l’idée lumineuse qu’elle ne doit pas être la seule. Elle émet l’hypothèse puissante que l’on doit rêver différemment suivant le régime politique sous lequel on vit. Elle commence à collecter des rêves avec l’aide d’un ami médecin. On est en 1933, mais il y a des rêves prémonitoires des camps. Tout s’y retrouve déjà, la logique concentrationnaire, les interdits…
Vous assumez le parallèle entre l’époque actuelle et le nazisme ?
Dans son livre de référence, Souffrances en France. La banalisation de l’injustice sociale, le psychiatre Christophe Dejours expose la banalisation de la souffrance sociale. Il se réfère au concept de la « banalité du mal » de la philosophe allemande Hannah Arendt, qui a tenté d’analyser pourquoi autant de gens ont pu adhérer à l’idéologie nazie. Christophe Dejours évoque une notion qu’Arendt utilise pour comprendre ce phénomène : la peur.
Et si le rêve a valeur de message, que nous réserve l’avenir ?
Aujourd’hui, le système managérial recourt à la menace de la précarisation – le fait que si on n’est pas content, on peut partir, il y en a dix qui attendent à la porte – pour obtenir de la part des gens ce qu’il n’aurait jamais obtenu auparavant. Cette utilisation managériale de la peur, notamment au travers de la menace de précarisation, fait que tant de gens participent à une machine que, par ailleurs, ils réprouvent moralement, et fait qu’on obtient obéissance, voire soumission, à un système injuste, irrationnel, absurde… Et si le rêve a valeur de message, que nous réserve l’avenir ?
Comment un film devient-il un levier militant ?
J’ai pensé ce film comme un film outil, dont les gens peuvent s’emparer pour créer des échanges ou, simplement, se dire qu’ils ne sont pas seuls à vivre cette réalité. La parole est une arme puissante. Le film recrée une communauté invisible, une communauté des rêves.
Dans votre documentaire, avez-vous constaté des différences entre femmes et hommes ?
Quand j’ai co-réalisé Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés, j’ai eu du mal à trouver un homme qui témoigne. Les hommes sont moins dans un rapport à la parole, à la confidence. Parler de soi, de l’intime, du soin de soi, aller chez un.e psy : de par leur éducation, les femmes font ces démarches plus facilement. Aujourd’hui, ça a changé. C’est un très petit échantillon, mais je remarque, à mon échelle, que j’ai quasiment la parité alors que j’avais peur de n’avoir que des témoignages de femmes.
Au-delà de cette question, je suis toujours étonnée que des gens acceptent de témoigner, d’être filmés et confient leur rêve, particulier, intime, secret, dans cette envie de partage. Autre constat : aujourd’hui, ces personnes sont tout à fait capables de faire le lien entre leur souffrance, leur malaise et les pratiques à l’intérieur de leur cadre d’activité.
Pourquoi est-ce que les personnes préfèrent ne pas témoigner à visage découvert ?
Qu’il n’y ait pas de nom, c’était évident dès le départ. Mais la plupart préfèrent ne pas se montrer, notamment par peur des représailles. Les personnes que j’ai pu filmer sont celles qui ont quitté leur travail précédent. Cette doctoresse, par exemple, qui fait ce rêve incroyable dans lequel ses patients mangent son cerveau à la petite cuillère… Pour moi, c’est la métaphore parfaite du capitalisme qui nous cannibalise !
J’ai tiré parti de la contrainte de ne pas pouvoir filmer les visages en direct : elle m’a donné la possibilité d’inventer une autre mise en scène de la parole, de synthétiser les témoignages (parfois jusqu’à 1h30 d’entretien !), de réfléchir plus loin au visuel, à ces plans de présence/absence inscrits dans une durée, travaillés comme des tableaux, que j’ai d’ailleurs pris beaucoup de temps à repérer.
Tout ce temps donné au film relève d’un processus inverse à la mécanique dénoncée…
Je me suis donné ce temps et les moyens d’une approche qualitative. Le tournage du film court sur trois années. Ça a été hyper long et pourtant, je n’ai même pas vingt rêves, malgré toutes les personnes qui m’ont aidée dans ma récolte. Je ne pouvais pas avoir accès directement aux rêves, c’est à plus d’un titre une matière indirecte : j’ai donc tissé une toile de coopération avec les passeuses et les passeurs de rêves. C’est un film basé sur la coopération.
Dans l’exercice de votre métier, est-ce que l’empathie est importante ?
Oui. Dans ma vie, au moment du film, les rêves se sont invités. J’ai entamé une psychothérapie pendant la même période, ce qui m’y a rendue moi-même plus attentive au champ de l’inconscient. Je pense que j’ai pu avoir une relation d’empathie d’autant plus grande que je faisais moi-même cette expérience intime, qui relève à sa façon d’un travail de recherche intérieur et qui passe aussi par la parole. Et puis je suis très consciente de ce que ces rêveurs me donnent, de la beauté du geste. Ce qui me touche, c’est l’idée qu’ils soient portés par le fait que leur témoignage puisse être utile, et par le fait qu’ils se soient reconnus dans le film, qu’ils le trouvent juste, qu’ils soient contents du résultat.
D’une certaine façon, que ces gens soient en souffrance est plutôt rassurant : s’ils souffrent, c’est qu’ils sont en rejet, qu’ils ont conscience de l’injustice qu’ils vivent. Quand je vois les jeunes au travail, la flexibilité qu’on leur demande, dormir sur place (c’est l’exemple d’une start-up à Berlin, qui rejoint en vrai l’un des rêves du film !), boire des pots comme si on formait une grande famille et en même temps être payés des clopinettes, faire marcher à la carotte dans un cadre d’extrême précarisation et faire croire par ailleurs qu’on forme une grande famille, je vois le nouveau visage d’un monde du travail, tout aussi terriblement destructeur.
Dans ce monde néolibéral qui n’avance pas à visage découvert, il faut mettre en place des stratégies ?
Rêver sous le capitalisme porte un coup de projecteur à un système qui ne veut pas qu’on le voie et qu’on le nomme… Comme Voldemort dans Harry Potter – celui qui est partout, celui-dont-on-ne-peut-prononcer-le-nom. Le film part des faits, du terrain, et fait remonter du sens à la surface. Le film est militant sans en avoir l’étiquette. Je milite pour la vérité des faits et des mots ! J’ai même hésité à mettre le mot « capitalisme » dans le titre, car je craignais que cela freine les spectateurs et spectatrices. Je me suis dit, finalement, que je ne faisais que nommer le système qui est malheureusement le nôtre. Mais le capitalisme n’a pas toujours existé et il n’existera pas toujours.
En ce qui concerne mon engagement féministe, j’ai franchi le pas, mais je ne l’aurais pas dit aussi franchement il y a quelques années. Je pensais que ce que j’allais dire aurait plus de force si je n’avais pas cette étiquette-là. Je ne voulais pas qu’on me réduise à une appartenance, à un parti.
Et en effet, aujourd’hui, vous êtes engagée dans le collectif de femmes réalisatrices Elles font des films. Où en est-il ?
Ça fait un an que le collectif existe. En réaction à une photo officielle triste et pompeuse, reprenant les « 50 réalisateurs belges importants » sur laquelle ne figuraient que trois femmes, il y a eu très vite cette contre-photo, joyeuse, d’une cinquantaine de réalisatrices. C’est intéressant de voir comment, tout d’un coup, l’injustice fait lever les gens pour dire stop. Ça crée un déclic. On s’est très vite mobilisées, puis réunies en assemblée, on a produit un communiqué de presse… Récemment, après débat entre nous, nous avons boycotté le Brussels International Film Festival qui, en marge de sa programmation, proposait une table ronde sur la place des femmes dans le cinéma mais ne présentait que 4 films de femmes sur 32.
Dans la durée, même si toute lutte est difficile, il faut s’inspirer de ce qui se passe de positif à l’étranger, faire pression sur les politiques pour une vraie parité… et se fédérer. Nous l’avons fait avec les femmes des arts de la scène, par exemple. Les choses sont en train de bouger. Une de nos membres le disait lors de notre dernière assemblée : on ne retournera pas en arrière.
Source : magazine axelle, mensuel féministe belge
Interview de Sophie Bruneau réalisée par Véronique Laurent