Robert Fisk : à Afrin, les victimes sont les réfugiés, les bébés, les femmes et les enfants

Premier reportage médiatique occidental à Afrin depuis le début de l’offensive turque, Robert Fisk montre à quel point l’opération « anti-terroriste » Rameau d’olivier est purement « chirurgicale ».

Lorsque Taha Mus­ta­fa al-Kha­tr, son épouse Ami­na, ses deux filles Zakia et Safa et son fils Sulie­man se cou­chèrent dans le petit vil­lage de Maa­bat­li, ils posèrent leurs chaus­sures devant la porte. La plu­part des familles du Moyen-Orient font ainsi.

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C’est une tra­di­tion et un signe de pro­pre­té à la mai­son. Les pan­toufles en plas­tique bon mar­ché étaient tou­jours là, bien sûr, quand l’obus turc frap­pa leur mai­son à une heure du matin – et quand je suis arri­vé quelques heures plus tard, j’ai trou­vé les mêmes chaus­sures, quelques-unes pro­je­tées au bas des esca­liers, mais la plu­part encore soi­gneu­se­ment ali­gnées les unes à côté des autres. Les pan­toufles avec les boucles en plas­tique avaient-elles été choi­sies par l’une des filles ? Même les sau­ve­teurs – tels qu’ils sont dans la pro­vince kurde d’Afrin – ne tou­chèrent pas les chaus­sures. Ils lais­sèrent l’un des couvre-lits imbi­bés de sang là où il était sous la pluie, sous le toit effon­dré de la mai­son bon mar­ché. Les corps, bien sûr, avaient été enlevés.

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Les chaus­sures en plas­tique de la famille al-Kha­tr après que quatre de ses membres aient été tués par un obus turc dans leur mai­son de Maa­bat­li, en Syrie (pho­to : Robert Fisk)

Puisque les iden­ti­tés des vic­times sont connues – contrai­re­ment à celle, bien sûr, du tireur turc qui mas­sa­cra cette famille – nous devrions peut-être mieux les connaître. Taha avait 40 ans, sa femme Ami­na avait le même âge, Zakia avait 17 ans et son frère Sulie­mann n’avait que 14 ans. Safa, 19 ans, sur­vé­cut – par miracle, avec juste des bles­sures aux mains – mais elle est désor­mais orpheline.

Iro­ni­que­ment, puisque les Turcs visent pré­ten­du­ment les com­bat­tants kurdes de l’YPG, le nom même de leur assaut mili­taire sur la Syrie kurde, l’opération Rameau d’olivier, sou­lève le cœur dans le vil­lage en pierre de Maa­bat­li, entou­ré par des ver­gers d’oliviers – et la famille al-Kha­tr n’était pas kurde mais arabe, des réfu­giés venus du vil­lage de Tel-Krah plus au nord.

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Les décombres de la mai­son tou­chée par un obus turc qui a tué quatre membres d’une même famille arabe réfu­giée dans le vil­lage syrien kurde de Maa­bat­li ven­dre­di (pho­to : Yara Ismail )

Ils étaient si nou­veaux à Maa­bat­li que les voi­sins kurdes aux­quels j’ai par­lé ne connais­saient même pas leur nom, mais dans la pro­vince kurde – le vil­lage se trouve à envi­ron 16 km de la ville d’Afrin – les popu­la­tions sont mélan­gées (il y a aus­si des alaouites) et per­sonne ne fut sur­pris quand les al-Kha­tr arri­vèrent jeu­di soir.

L’oncle de Taha vivait déjà dans ce vil­lage vil­lage per­ché en haut d’une col­line et il semble avoir mis ses parents réfu­giés dans son cel­lier – il était rem­pli de sacs de grains, avec un fri­go plein de légumes sur­ge­lés. Les corps devaient êtres méconnaissables.

« Vous venez à notre hôpi­tal ici à Afrin pour savoir ce qui s’est pas­sé », me lan­ça avec cynisme le Dr Jawan Palot, direc­teur de l’hôpital d’Afrin, bien conscient que The Inde­pendent était la pre­mière entre­prise de presse occi­den­tale à visi­ter Afrin depuis l’attaque turque. « Vous devriez voir les morts quand ils arrivent – et l’état des bles­sés cou­verts de sang. » Et il sor­tit les pho­to­gra­phies habi­tuelles de cadavres féro­ce­ment brisés.

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À l’hôpital d’Afrin, Danan­da Sido, 15 ans, bles­sé aux jambes et à la poi­trine dans la rue lors d’une attaque aérienne turque sur le vil­lage kurde d’Adamo (pho­to : Yara Ismail )

S’ensuivit aus­si une tour­née éplo­rée des ser­vices de l’hôpital où les sur­vi­vants de l’assaut de la Tur­quie contre les “ter­ro­ristes” d’Afrin, com­men­cé le 20 jan­vier, étaient allon­gés dans leurs lits. Il y avait Moha­med Hus­sein [pho­to du haut : Yara Ismail], un fer­mier de Jen­deeres âgé de 58 ans, avec des bles­sures à la tête et un œil fer­mé, presque tué quand le toit de sa mai­son céda sous une attaque aérienne le 22 jan­vier. Et Ahmad Kin­dy, huit ans plus jeune, qui emme­na sa famille à l’extérieur du vil­lage lorsque le Rameau d’olivier turque jeta son ombre sur la terre au 21 jan­vier, mais qui y revint impru­dem­ment et fut bles­sé dans le dos par des éclats d’obus. « Il n’y avait aucun com­bat­tant YPG là-bas », dit-il.

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Ahmad Kin­dy, 50 ans, bles­sé chez lui à Jen­deeres la pre­mière nuit de l’attaque (pho­to : Yara Ismail)

Mais même s’il y en avait ? Est-ce que cela jus­ti­fie la dou­leur de Danan­da Sido, 15 ans, du vil­lage d’Adamo, ter­ri­ble­ment bles­sée à la poi­trine et aux jambes, qui se détourne de nous en pleurs quand nous essayons de lui par­ler à l’hôpital d’Afrin ? Ou celle de Kifah Mous­sa, 20 ans, qui tra­vaillait dans la ferme de pou­lets de sa famille à Marya­meen quand des avions turcs lar­guèrent une bombe sur le bâti­ment à midi, tuant une famille entière de huit per­sonnes à ses côtés ? Elle a été atteinte à la poi­trine. Elle sou­rit cou­ra­geu­se­ment au Dr Palot et à moi-même, sans que l’on devine si elle sait que son frère est par­mi les morts.

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Kifah al-Mous­sa, une femme arabe syrienne vivant par­mi les Kurdes de la pro­vince d’Afrin, tra­vaillait sur un éle­vage de pou­lets dans le vil­lage de Marya­meen lorsqu’un avion turc a bom­bar­dé le bâti­ment (pho­to : Yara Ismail)

Il y a aus­si le col­lé­gien kurd, Mus­ta­fa Kha­luf, éga­le­ment ori­gi­naire de Jen­deeres, qui a enten­du les avions turcs arri­ver au-des­sus de sa mai­son et a subi de lourdes bles­sures aux jambes lors de la frappe aérienne. Près de lui se trouve Aya Nabo, sept ans, avec de graves bles­sures à la poi­trine, et qui se tourne vers le mur à côté de son lit plu­tôt que de par­ler à son méde­cin. Sa sœur dit qu’elle a été frap­pée dans la rue le 22 jan­vier. Au bout d’un moment, il devient presque obs­cène de deman­der, constam­ment, les cir­cons­tances de ces souf­frances. Nous savons tous qui a fait ça.

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Mus­ta­fa Kha­luf, col­lé­gien, a enten­du l’avion turc qui, quelques ins­tants plus tard, a bom­bar­dé sa mai­son et l’a bles­sé à la jambe, bles­sant gra­ve­ment sa sœur (pho­to : Yara Ismail)

Et il est tout aus­si obs­cène de rap­pe­ler la ver­sion offi­cielle turque de ce petit mas­sacre – car c’est bien ce dont il s’agit avec ces 34 cadavres de civils ame­nés dans le seul hôpi­tal d’Afrin. Celle-ci affirme que plus de 70 avions turcs ont bom­bar­dé les milices kurdes YPG en Syrie le 21 jan­vier. L’agence de presse turque Ana­do­lu a décla­ré que les avions turcs avaient bom­bar­dé plus de 100 « cibles » – dont un « aéro­drome » (mys­té­rieu­se­ment non nom­mé) le pre­mier jour des atten­tats. Les opé­ra­tions auraient visé les casernes, les abris, les posi­tions, les armes, les véhi­cules et l’équipement des YPG.

Où, me deman­dais-je en déam­bu­lant dans les salles de l’hôpital d’Afrin, avais-je déjà enten­du tout cela ? N’était-ce pas exac­te­ment la même ver­sion pour toutes les attaques aériennes israé­liennes contre des « ter­ro­ristes » au Sud-Liban, pour toutes les frappes aériennes des « forces serbes » en ex-You­go­sla­vie, pour toutes les attaques amé­ri­caines contre les « forces » ira­kiennes en 1991 et 2003 ? Sur Mos­soul l’année der­nière ? Toutes étaient des opé­ra­tions « chi­rur­gi­cales » – effec­tuées avec une pré­ci­sion abso­lue pour évi­ter les « dom­mages col­la­té­raux », bien sûr – et toutes ont fait de dizaines, voire des cen­taines ou des mil­liers de morts et de bles­sés. Nos assauts aériens – israé­lien, Otan, amé­ri­cain, turc – se nour­rissent de men­songes et de victimes.

Pour argu­men­ter son point de vue, le Dr Polat, qui étu­diait, dit-il, la méde­cine dans la ville russe de Kras­noyarsk quand il déci­da de retour­ner à Afrin en 2014 « pour aider mon peuple en guerre », imprime tous ses rap­ports d’hôpital du 21 jan­vier à midi au 26 jan­vier et les donne à The Inde­pendent. Selon le Dr Polat, seuls quatre com­bat­tants morts et deux bles­sés de l’YPG sont pas­sés par son hôpi­tal le pre­mier jour des assauts turcs, plus sept autres com­bat­tants morts et neuf bles­sés dans la semaine qui sui­vit. Parce que ce sont de vraies per­sonnes, pas seule­ment des sta­tis­tiques, c’est le devoir d’un jour­na­liste d’enregistrer au moins une par­tie de la vie – et de la mort – de ces mal­heu­reux civils.

Exa­mi­nant les rap­ports de l’hôpital – et notant des noms au hasard – je constate que par­mi les 49 bles­sés civils ame­nés ici, figurent Hami­da Bra­him al-Hus­sein, 3 ans, de Marya­meen, bles­sé à la tête dans l’attaque de la ferme de pou­lets où Kifah Mous­sa fut lui aus­si atteint ; et puis Has­san al-Has­san, 2 ans (bles­sé à la tête) ; et encore Asia Cheikh Murad, 70 ans, de Shiya – avec des bles­sures à la tête le 23 jan­vier ; et Kha­led Moha­med Ali Abdul Qadr, 46 ans, bles­sé à la tête – encore une fois, parce que des mai­sons se sont effon­drées sur leurs pro­prié­taires – à Marya­meen ; et Hamid Bat­tal, 30 ans, Fkei­ro et Ghen­gis Ahmad Kha­lil, 20 ans, que son nom de guer­rier n’a pas pro­té­gé de bles­sures à l’estomac reçues à Midan Ekbes ; Sud­qi Abdul Rah­man, 47 ans, bles­sé à la jambe par des éclats d’obus à Ruzio-Jen­deeres le 25 jan­vier ; une femme de 75 ans, Sham­sa Mous­sa, réper­to­riée comme ayant subi plu­sieurs « frac­tures » dans le vil­lage de Rajow le 23 janvier.

Robert Fisk, The Inde­pendent (tra­duc­tion : Pier­rick Tillet)
Source FR : blog du yeti