Lorsque Taha Mustafa al-Khatr, son épouse Amina, ses deux filles Zakia et Safa et son fils Sulieman se couchèrent dans le petit village de Maabatli, ils posèrent leurs chaussures devant la porte. La plupart des familles du Moyen-Orient font ainsi.
C’est une tradition et un signe de propreté à la maison. Les pantoufles en plastique bon marché étaient toujours là, bien sûr, quand l’obus turc frappa leur maison à une heure du matin – et quand je suis arrivé quelques heures plus tard, j’ai trouvé les mêmes chaussures, quelques-unes projetées au bas des escaliers, mais la plupart encore soigneusement alignées les unes à côté des autres. Les pantoufles avec les boucles en plastique avaient-elles été choisies par l’une des filles ? Même les sauveteurs – tels qu’ils sont dans la province kurde d’Afrin – ne touchèrent pas les chaussures. Ils laissèrent l’un des couvre-lits imbibés de sang là où il était sous la pluie, sous le toit effondré de la maison bon marché. Les corps, bien sûr, avaient été enlevés.
Les chaussures en plastique de la famille al-Khatr après que quatre de ses membres aient été tués par un obus turc dans leur maison de Maabatli, en Syrie (photo : Robert Fisk)
Puisque les identités des victimes sont connues – contrairement à celle, bien sûr, du tireur turc qui massacra cette famille – nous devrions peut-être mieux les connaître. Taha avait 40 ans, sa femme Amina avait le même âge, Zakia avait 17 ans et son frère Suliemann n’avait que 14 ans. Safa, 19 ans, survécut – par miracle, avec juste des blessures aux mains – mais elle est désormais orpheline.
Ironiquement, puisque les Turcs visent prétendument les combattants kurdes de l’YPG, le nom même de leur assaut militaire sur la Syrie kurde, l’opération Rameau d’olivier, soulève le cœur dans le village en pierre de Maabatli, entouré par des vergers d’oliviers – et la famille al-Khatr n’était pas kurde mais arabe, des réfugiés venus du village de Tel-Krah plus au nord.
Les décombres de la maison touchée par un obus turc qui a tué quatre membres d’une même famille arabe réfugiée dans le village syrien kurde de Maabatli vendredi (photo : Yara Ismail )
Ils étaient si nouveaux à Maabatli que les voisins kurdes auxquels j’ai parlé ne connaissaient même pas leur nom, mais dans la province kurde – le village se trouve à environ 16 km de la ville d’Afrin – les populations sont mélangées (il y a aussi des alaouites) et personne ne fut surpris quand les al-Khatr arrivèrent jeudi soir.
L’oncle de Taha vivait déjà dans ce village village perché en haut d’une colline et il semble avoir mis ses parents réfugiés dans son cellier – il était rempli de sacs de grains, avec un frigo plein de légumes surgelés. Les corps devaient êtres méconnaissables.
« Vous venez à notre hôpital ici à Afrin pour savoir ce qui s’est passé », me lança avec cynisme le Dr Jawan Palot, directeur de l’hôpital d’Afrin, bien conscient que The Independent était la première entreprise de presse occidentale à visiter Afrin depuis l’attaque turque. « Vous devriez voir les morts quand ils arrivent – et l’état des blessés couverts de sang. » Et il sortit les photographies habituelles de cadavres férocement brisés.
À l’hôpital d’Afrin, Dananda Sido, 15 ans, blessé aux jambes et à la poitrine dans la rue lors d’une attaque aérienne turque sur le village kurde d’Adamo (photo : Yara Ismail )
S’ensuivit aussi une tournée éplorée des services de l’hôpital où les survivants de l’assaut de la Turquie contre les “terroristes” d’Afrin, commencé le 20 janvier, étaient allongés dans leurs lits. Il y avait Mohamed Hussein [photo du haut : Yara Ismail], un fermier de Jendeeres âgé de 58 ans, avec des blessures à la tête et un œil fermé, presque tué quand le toit de sa maison céda sous une attaque aérienne le 22 janvier. Et Ahmad Kindy, huit ans plus jeune, qui emmena sa famille à l’extérieur du village lorsque le Rameau d’olivier turque jeta son ombre sur la terre au 21 janvier, mais qui y revint imprudemment et fut blessé dans le dos par des éclats d’obus. « Il n’y avait aucun combattant YPG là-bas », dit-il.
Ahmad Kindy, 50 ans, blessé chez lui à Jendeeres la première nuit de l’attaque (photo : Yara Ismail)
Mais même s’il y en avait ? Est-ce que cela justifie la douleur de Dananda Sido, 15 ans, du village d’Adamo, terriblement blessée à la poitrine et aux jambes, qui se détourne de nous en pleurs quand nous essayons de lui parler à l’hôpital d’Afrin ? Ou celle de Kifah Moussa, 20 ans, qui travaillait dans la ferme de poulets de sa famille à Maryameen quand des avions turcs larguèrent une bombe sur le bâtiment à midi, tuant une famille entière de huit personnes à ses côtés ? Elle a été atteinte à la poitrine. Elle sourit courageusement au Dr Palot et à moi-même, sans que l’on devine si elle sait que son frère est parmi les morts.
Kifah al-Moussa, une femme arabe syrienne vivant parmi les Kurdes de la province d’Afrin, travaillait sur un élevage de poulets dans le village de Maryameen lorsqu’un avion turc a bombardé le bâtiment (photo : Yara Ismail)
Il y a aussi le collégien kurd, Mustafa Khaluf, également originaire de Jendeeres, qui a entendu les avions turcs arriver au-dessus de sa maison et a subi de lourdes blessures aux jambes lors de la frappe aérienne. Près de lui se trouve Aya Nabo, sept ans, avec de graves blessures à la poitrine, et qui se tourne vers le mur à côté de son lit plutôt que de parler à son médecin. Sa sœur dit qu’elle a été frappée dans la rue le 22 janvier. Au bout d’un moment, il devient presque obscène de demander, constamment, les circonstances de ces souffrances. Nous savons tous qui a fait ça.
Mustafa Khaluf, collégien, a entendu l’avion turc qui, quelques instants plus tard, a bombardé sa maison et l’a blessé à la jambe, blessant gravement sa sœur (photo : Yara Ismail)
Et il est tout aussi obscène de rappeler la version officielle turque de ce petit massacre – car c’est bien ce dont il s’agit avec ces 34 cadavres de civils amenés dans le seul hôpital d’Afrin. Celle-ci affirme que plus de 70 avions turcs ont bombardé les milices kurdes YPG en Syrie le 21 janvier. L’agence de presse turque Anadolu a déclaré que les avions turcs avaient bombardé plus de 100 « cibles » – dont un « aérodrome » (mystérieusement non nommé) le premier jour des attentats. Les opérations auraient visé les casernes, les abris, les positions, les armes, les véhicules et l’équipement des YPG.
Où, me demandais-je en déambulant dans les salles de l’hôpital d’Afrin, avais-je déjà entendu tout cela ? N’était-ce pas exactement la même version pour toutes les attaques aériennes israéliennes contre des « terroristes » au Sud-Liban, pour toutes les frappes aériennes des « forces serbes » en ex-Yougoslavie, pour toutes les attaques américaines contre les « forces » irakiennes en 1991 et 2003 ? Sur Mossoul l’année dernière ? Toutes étaient des opérations « chirurgicales » – effectuées avec une précision absolue pour éviter les « dommages collatéraux », bien sûr – et toutes ont fait de dizaines, voire des centaines ou des milliers de morts et de blessés. Nos assauts aériens – israélien, Otan, américain, turc – se nourrissent de mensonges et de victimes.
Pour argumenter son point de vue, le Dr Polat, qui étudiait, dit-il, la médecine dans la ville russe de Krasnoyarsk quand il décida de retourner à Afrin en 2014 « pour aider mon peuple en guerre », imprime tous ses rapports d’hôpital du 21 janvier à midi au 26 janvier et les donne à The Independent. Selon le Dr Polat, seuls quatre combattants morts et deux blessés de l’YPG sont passés par son hôpital le premier jour des assauts turcs, plus sept autres combattants morts et neuf blessés dans la semaine qui suivit. Parce que ce sont de vraies personnes, pas seulement des statistiques, c’est le devoir d’un journaliste d’enregistrer au moins une partie de la vie – et de la mort – de ces malheureux civils.
Examinant les rapports de l’hôpital – et notant des noms au hasard – je constate que parmi les 49 blessés civils amenés ici, figurent Hamida Brahim al-Hussein, 3 ans, de Maryameen, blessé à la tête dans l’attaque de la ferme de poulets où Kifah Moussa fut lui aussi atteint ; et puis Hassan al-Hassan, 2 ans (blessé à la tête) ; et encore Asia Cheikh Murad, 70 ans, de Shiya – avec des blessures à la tête le 23 janvier ; et Khaled Mohamed Ali Abdul Qadr, 46 ans, blessé à la tête – encore une fois, parce que des maisons se sont effondrées sur leurs propriétaires – à Maryameen ; et Hamid Battal, 30 ans, Fkeiro et Ghengis Ahmad Khalil, 20 ans, que son nom de guerrier n’a pas protégé de blessures à l’estomac reçues à Midan Ekbes ; Sudqi Abdul Rahman, 47 ans, blessé à la jambe par des éclats d’obus à Ruzio-Jendeeres le 25 janvier ; une femme de 75 ans, Shamsa Moussa, répertoriée comme ayant subi plusieurs « fractures » dans le village de Rajow le 23 janvier.
Robert Fisk, The Independent (traduction : Pierrick Tillet)
Source FR : blog du yeti