Samuel Pinheiro Guimarães* : États-Unis, Venezuela, Paraguay et médias mondiaux : 26 notes pour comprendre la bataille actuelle.

Par Samuel Pinheiro Guimarães :

Samuel Pin­hei­ro Gui­marães est diplo­mate bré­si­lien et pro­fes­seur à l’Institut Rio Bran­co. Ex- coor­di­na­teur du Mer­co­sur. Mas­ter en Éco­no­mie de la Bos­ton Uni­ver­si­ty, Secré­taire Géné­ral des Rela­tions Exté­rieures du Bré­sil (2003 – 2009). Auteur de nom­breux ouvrages tels que “Stra­té­gies : l’Inde et le Bré­sil » (org.), Bra­si­lia, IPRI (Ins­ti­tut de Recherches sur les Rela­tions extérieures),1998, ou “Regards bré­si­liens sur la poli­tique exté­rieure de l’Afrique du Sud », Bra­si­lia, (IPRI),2000.

1. On ne peut com­prendre les péri­pé­ties de la poli­tique sud-amé­ri­caine sans prendre en compte la poli­tique des États-Unis envers l’Amérique du Sud. Les États-Unis res­tent l’acteur poli­tique prin­ci­pal en Amé­rique du Sud et nous devons com­men­cer par la des­crip­tion de ses objectifs.

2. En Amé­rique du Sud, l’objectif stra­té­gique cen­tral des États-Unis – qui mal­gré leur affai­blis­se­ment res­tent la plus grande puis­sance poli­tique, mili­taire, éco­no­mique et cultu­relle du monde – est d’incorporer tous les pays de la région à son éco­no­mie. Cette incor­po­ra­tion éco­no­mique mène néces­sai­re­ment à un ali­gne­ment poli­tique des pays les plus pauvres sur les États-Unis dans les négo­cia­tions et dans les crises internationales.

3. L’instrument tac­tique nord-amé­ri­cain pour atteindre cet objec­tif consiste à pro­mou­voir l’adoption légale, par les pays d’Amérique du Sud, de normes de libé­ra­li­sa­tion la plus large pos­sible du com­merce, des finances et des inves­tis­se­ments, des ser­vices et de “pro­tec­tion” de la pro­prié­té intel­lec­tuelle à tra­vers la négo­cia­tion d’accords sur les plans régio­nal et bilatéral.

4. Il s’agit d’un objec­tif stra­té­gique his­to­rique et per­ma­nent. Une de ses pre­mières mani­fes­ta­tions a eu lieu en 1889 lors de la 1ère Confé­rence Inter­na­tio­nale Amé­ri­caine orga­ni­sée à Washing­ton, lorsque les États-Unis, qui étaient la pre­mière puis­sance indus­trielle du monde, pro­po­sèrent la négo­cia­tion d’un accord de libre com­merce pour les Amé­riques et l’adoption, par tous les pays de la région, d’une seule et même mon­naie : le dolllar.

5. D’autres moments-clefs de cette stra­té­gie furent l’accord de libre com­merce entre États-Unis et Cana­da ; le NAFTA (Zone de Libre Com­merce de l’Amérique du Nord, incluant en plus du Cana­da, le Mexique); la pro­po­si­tion de créa­tion d’une Zone de Libre Com­merce des Amé­riques –l’ALCA ; et fina­le­ment les accords bila­té­raux avec le Chi­li, le Pérou, la Colom­bie et les pays d’Amérique Centrale.

6. Dans ce contexte hémi­sphé­rique, le prin­ci­pal objec­tif nord-amé­ri­cain est d’incorporer le Bré­sil et l’Argentine, qui sont les deux prin­ci­pales éco­no­mies indus­trielles de l’Amérique du Sud, à ce grand “ensemble” de zones de libre com­merce bila­té­rales, où les règles rela­tives au mou­ve­ment de capi­taux, aux inves­tis­se­ments étran­gers, à la défense com­mer­ciale, aux rela­tions entre inves­tis­seurs étran­gers et États seraient non seule­ment iden­tiques mais auto­ri­se­raient la pleine liber­té d’action pour les méga-entre­prises mul­ti­na­tio­nales, rédui­sant au mini­mum la capa­ci­té des états natio­naux à pro­mou­voir le déve­lop­pe­ment, même capi­ta­liste, de leurs socié­tés et de pro­té­ger et de déve­lop­per leurs entre­prises (et leurs capi­taux natio­naux) et leur force de travail.

7. L’existence du Mer­co­sur, dont la pré­misse consiste à don­ner la pré­fé­rence au sein de son mar­ché aux entre­prises (natio­nales ou étran­gères) ins­tal­lées dans les ter­ri­toires de l’Argentine, du Bré­sil, du Para­guay et de l’Uruguay par rap­port aux entre­prises situées hors de ce ter­ri­toire, et qui veut s’étendre dans le but de construire une zone éco­no­mique com­mune, est incom­pa­tible avec l’objectif nord-amé­ri­cain de libé­ra­li­sa­tion géné­rale du com­merce des biens, des ser­vices, des capi­taux, etc., qui béné­fi­cie à ses méga-entre­prises, natu­rel­le­ment beau­coup plus puis­santes que les entre­prises nord-américaines.

8. D’autre part, un objec­tif (poli­tique et éco­no­mique) vital pour les États-Unis est d’assurer l’approvisionnement éner­gé­tique de son éco­no­mie, qui importe 11 mil­lions de barils de pétrole par jour dont 20% en pro­ve­nance du Golfe Per­sique – zone d’instabilité extra­or­di­naire, de tur­bu­lences et de conflit.

9. Les entre­prises nord-amé­ri­caines ont été res­pon­sables du déve­lop­pe­ment du sec­teur pétro­li­fère au Vene­zue­la à par­tir de la décen­nie de 1920. D’un côté le Vene­zue­la appro­vi­sion­nait tra­di­tion­nel­le­ment les États-Unis en pétrole, de l’autre il impor­tait les équi­pe­ments pour l’industrie pétro­lière et les biens de consom­ma­tion pour sa popu­la­tion, ali­ments y compris.

10. L’élection de Hugo Chá­vez en 1998 et ses déci­sions de réorien­ter la poli­tique exté­rieure (éco­no­mique et poli­tique) du Vene­zue­la en direc­tion de l’Amérique du Sud (prin­ci­pa­le­ment mais non exclu­si­ve­ment en direc­tion du Bré­sil) ain­si que de construire l’infrastructure et de diver­si­fier l’économie agri­cole indus­trielle du pays ont bri­sé la pro­fonde dépen­dance du Vene­zue­la vis-à-vis des États-Unis.

11. Cette déci­sion véné­zué­lienne, qui affecte fron­ta­le­ment l’objectif stra­té­gique de la poli­tique exté­rieure nord-amé­ri­caine de garan­tir l’accès aux sources d’énergie proches et sûres, est deve­nue encore plus impor­tante à par­tir du moment où le Vene­zue­la est deve­nu le pays doté des plus impor­tantes réserves de pétrole et au moment où la situa­tion au Proche-Orient est deve­nue de plus en plus volatile.

12. Dès lors s’est déclen­chée une cam­pagne mon­diale et régio­nale des médias contre le pré­sident Chá­vez et le Vene­zue­la, cher­chant à le sata­ni­ser et à le carac­té­ri­ser comme dic­ta­teur, auto­ri­taire, enne­mi de la liber­té de la presse, popu­liste, déma­gogue, etc… Le Vene­zue­la, selon les médias, ne serait pas une démo­cra­tie. Les médias ont créé une “théo­rie” selon laquelle bien qu’un pré­sident soit élu démo­cra­ti­que­ment, le fait qu’il ne “gou­verne pas démo­cra­ti­que­ment” en ferait un dic­ta­teur et que par consé­quent on peut le ren­ver­ser. De fait il y a déjà eu un coup d’État au Vene­zue­la en 2002 et les pre­miers diri­geants à recon­naître le “gou­ver­ne­ment” sur­gi de ce coup d’État furent George Wal­ker Bush et José María Aznar.

13. À mesure que le Pré­sident Chá­vez a com­men­cé à diver­si­fier ses expor­ta­tions de pétrole, notam­ment vers la Chine, a sub­sti­tué la Rus­sie dans l’approvisionnement éner­gé­tique de Cuba et a com­men­cé à appuyer les gou­ver­ne­ments pro­gres­sistes élus démo­cra­ti­que­ment tels que ceux de la Boli­vie et de l’Équateur, déci­dés à affron­ter les oli­gar­chies de la richesse et du pou­voir, les attaques ont redou­blé, orches­trées par les médias de la région (et du monde entier).

14. Cela a eu lieu mal­gré le fait qu’il n’y avait aucun doute sur la légi­ti­mi­té démo­cra­tique du Pré­sident Chá­vez, qui à par­tir de 1998 s’est sou­mis à douze élec­tions, toutes libres et légi­ti­mées par les obser­va­teurs inter­na­tio­naux, par­mi les­quels le Centre Car­ter, l’ONU et l’OEA.

15. En 2001, le Vene­zue­la a pré­sen­té pour la pre­mière fois sa can­di­da­ture au Mer­co­sur. En 2006, au terme des négo­cia­tions tech­niques, le pro­to­cole d’adhésion du Vene­zue­la fut signé par les Pré­sident Chá­vez, Lula, Kirch­ner, Taba­ré et Nica­nor Duarte du Para­guay – membre du Par­ti Colo­ra­do. Débu­ta alors le pro­ces­sus d’approbation de l’entrée du Vene­zue­la par les congrès des quatre pays, sous le feu nour­ri de la presse conser­va­trice, pré­oc­cu­pée par le “futur” du Mer­co­sur qui, sous l’influence de Chá­vez, pour­rait, selon elle, “nuire” aux négo­cia­tions inter­na­tio­nales du bloc, etc. Cette même presse qui habi­tuel­le­ment cri­ti­quait le Mer­co­sur et qui défen­dait la signa­ture d’accords de libre com­merce avec les États-Unis, avec l’Union Euro­péenne, etc… si pos­sible de manière bila­té­rale et qui consi­dé­rait l’existence du Mer­co­sur comme un obs­tacle à la pleine inser­tion des pays du bloc dans l’économie mon­diale, com­men­ça à se pré­oc­cu­per pour la “sur­vie” du bloc.

16. Approu­vée par les Congrès de l’Argentine, du Bré­sil et de l’Uruguay, l’entrée du Vene­zue­la com­men­ça à dépendre du Sénat para­guayen domi­né par les par­tis conser­va­teurs repré­sen­tants des oli­gar­chies rurales et du “com­merce infor­mel”, qui com­men­ça à exer­cer un pou­voir de veto, influen­cé en par­tie par son oppo­si­tion per­ma­nente au Pré­sident Fer­nan­do Lugo, contre lequel ces par­tis ont lan­cé 23 pro­cé­dures d’ « impeach­ment » à par­tir de sa prise de fonc­tions en 2008.

17. L’entrée du Vene­zue­la dans le Mer­co­sur avait quatre conséquences :

- rendre dif­fi­cile l’“éjection” du Pré­sident Cha­vez à tra­vers un coup d’État ;

- empê­cher l’éventuelle réin­cor­po­ra­tion du Vene­zue­la et de son énorme poten­tiel éco­no­mique et éner­gé­tique à l’économie nord-américaine ;

- for­ti­fier le Mer­co­sur et le rendre encore plus attrac­tif pour d’autres can­di­dats à l’adhésion par­mi les pays de l’Amérique du Sud ;

- rendre plus dif­fi­cile le pro­jet per­ma­nent des États-Unis de créer une zone de libre com­merce en Amé­rique Latine, qu’ils mettent actuel­le­ment en oeuvre à tra­vers la pos­sible “fusion” d’accords bila­té­raux de com­merce, dont l’accord de « l’Alliance du Paci­fique » est un exemple.

18. Dès lors, le refus du Sénat para­guayen et l’approbation de l’entrée du Vene­zue­la au Mer­co­sur deve­naient une ques­tion stra­té­gique fon­da­men­tale pour la poli­tique nord-amé­ri­caine en Amé­rique du Sud.

19. Les diri­geants du Par­ti Colo­ra­do, au pou­voir au Para­guay depuis soixante ans et jusqu’à l’élection de Lugo, et ceux du Par­ti Libé­ral qui par­ti­ci­pait au gou­ver­ne­ment de Lugo, avaient sans doute ima­gi­né que les sanc­tions contre le Para­guay à la suite de l’“impeachment” de Lugo seraient prin­ci­pa­le­ment poli­tiques et non éco­no­miques, se limi­tant à sus­pendre la par­ti­ci­pa­tion du Para­guay aux réunions des pré­si­dents et des ministres du bloc régional.

Sur la base de cette éva­lua­tion, ils ont mené le coup d’État. D’abord le Par­ti Libé­ral a quit­té le gou­ver­ne­ment et s’est ral­lié au Par­ti Colo­ra­do et à l’Union Natio­nale des Citoyens Éthiques – UNACE. Fut ensuite approu­vée, lors d’une ses­sion par­le­men­taire, une réso­lu­tion consa­crant un rite super-som­maire d’“impeachment”.

De cette manière, ils ont pas­sé outre à l’article 17 de la Consti­tu­tion para­guayenne qui déter­mine que “dans le pro­ces­sus pénal ou dans tout autre pou­vant entraî­ner une peine ou une sanc­tion, toute per­sonne a le droit de dis­po­ser des copies, des moyens et des délais indis­pen­sables à la pré­sen­ta­tion de sa défense, et de pou­voir offrir, pra­ti­quer, contrô­ler et contes­ter des preuves”, ain­si qu’à l’article 16 qui affirme que le droit des per­sonnes à la défense est inviolable.

20. En 2003, le pro­ces­sus d’“impeachment” contre le Pré­sident Mac­chi, qui ne fut pas approu­vé, dura près de 3 mois. Le pro­ces­sus contre Fer­nan­do Lugo fut enta­mé et conclu en près de 36 heures. Le recours consti­tu­tion­nel pré­sen­té par le Pré­si­dente Lugo devant la Cour Suprême de Jus­tice du Para­guay ne fut même pas exa­mi­né et fut reje­té in limine.

21. Le pro­ces­sus d’“impeachment” du Pré­sident Fer­nan­do Lugo fut consi­dé­ré comme un coup d’État par tous les États d’Amérique du Sud et, en accord avec la Charte Démo­cra­tique du Mer­co­sur, le Para­guay fut sus­pen­du de l’UNASUR et du Mer­co­sur, sans que les néo-gol­pistes ne mani­festent la moindre consi­dé­ra­tion pour les démarches des chan­ce­liers de l’UNASUR, qu’ils ont même reçus avec arrogance.

22. Comme consé­quence de la sus­pen­sion para­guayenne, il fut posible léga­le­ment pour les gou­ver­ne­ments de l’Argentine, du Bré­sil et de l’Uruguay, d’approuver l’adhésion du Vene­zue­la au Mer­co­sur, qui sera effec­tive au 31 juillet 2012. Évé­ne­ment que ni les néo-put­schistes, ni leurs admi­ra­teurs les plus fer­vents – les États-Unis, l’Espagne, le Vati­can, l’Allemagne, pre­miers à recon­naître le gou­ver­ne­ment illé­gal du para­guayen Fran­co – ne sem­blaient avoir prévu.

23. Face à cette évo­lu­tion inat­ten­due, toute la presse conser­va­trice des trois pays et celle du Para­guay, et les diri­geants et par­tis conser­va­teurs de la région, ont volé au secours des néo-put­schistes avec toute sortes d’arguments, pro­cla­mant l’illégalité de la sus­pen­sion du Para­guay (et par consé­quent, affir­mant la léga­li­té du coup d’État) et de l’inclusion du Vene­zue­la, puisque la sus­pen­sion du Para­guay aurait été illégale.

24. A pré­sent le Para­guay veut obte­nir une déci­sion du Tri­bu­nal Per­ma­nent de Révi­sion du Mer­co­sur sur la léga­li­té de sa sus­pen­sion du Mer­co­sur, tan­dis qu’au Bré­sil, le diri­geant du PSDB annonce qu’il sai­si­ra la jus­tice bré­si­lienne au sujet de la léga­li­té de la sus­pen­sion du Para­guay et de l’entrée du Venezuela.

25. La poli­tique exté­rieure nord-amé­ri­caine en Amé­rique du Sud a subi les consé­quences tota­le­ment inat­ten­dues de l’empressement des néo-put­schistes para­guayens à prendre le pou­voir, avec un appé­tit si violent qu’ils n’ont pu attendre les élec­tions qui seront orga­ni­sées en avril 2013. Les États-Unis arti­culent à pré­sent tous leurs alliés pour ren­ver­ser la déci­sion de l’adhésion du Venezuela.

26. En réa­li­té la ques­tion du Para­guay est la ques­tion du Vene­zue­la : celle de la bataille pour l’influence éco­no­mique et poli­tique en Amé­rique du Sud et de son ave­nir comme région sou­ve­raine et développée.

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Tra­duc­tion du por­tu­gais : Thier­ry Deronne

Source : http://venezuelainfos.wordpress.com/2012/07/17/samuel-pinheiro-guimaraes-etats-unis-venezuela-paraguay-et-medias-mondiaux-26-notes-pour-comprendre-la-bataille-actuelle/